Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2011 > 212 été 2011 > Libye : les victimes invisibles

Libye : les victimes invisibles

mercredi 28 septembre 2011, par Courant Alternatif

Invisibles, indésirables en temps de guerre et pourtant si utiles et nécessaires en temps de paix, les immigrés n’ont aucun droit, ni à la parole, ni à une quelconque revendication ; ils doivent disparaître tout simplement pour soit retourner d’où ils viennent soit se fondre dans le système qui les exploite, pour le servir sans rien exiger en échange si ce n’est le minimum vital, ni plus ni moins, sans aucun égard pour leur situation d’isolement et de vulnérabilité. Leurs histoires singulières sont niées pour ne constituer qu’une statistique fluctuante au service des démagogies politiciennes.


Les travailleurs immigrés sont la plupart du temps les premières victimes des bouleversements politiques et sociaux à caractère réactionnaire, ce sont toujours eux qui paient les pots cassés. Cela s’est passé ainsi en Irak où des centaines de milliers de travailleurs venant de pays arabes pauvres, notamment d’Egypte, ont été les premières victimes de la guerre contre l’Iran puis de l’invasion américaine. Victimes anonymes, non répertoriées, ni comptabilisées, qui n’intéressent personne, mises à part quelques ONG humanitaires qui leur fournissent des tentes, des couvertures et des bouteilles d’eau avant de les renvoyer « chez eux ».
Les travailleurs immigrés, en Europe, dans les pays arabes riches et aux USA, cristallisent d’une manière éclatante la lutte de classe. Ils sont des millions à travers le monde à être exploités, pressés comme des citrons, avec des salaires de misère, sans aucune structure de lutte possible ; ils subissent la répression policière et la xénophobie au quotidien.
Ils représentent aujourd’hui 3,1% de la population mondiale, ce qui est peu statistiquement parlant, mais ce chiffre est en constante augmentation en raison de l’appauvrissement de millions de personnes dans le tiers-monde. Ils étaient 214 millions en 2010 contre 150 millions en 2000, dont 49% de femmes et 15 millions de réfugiés (ce sont les chiffres officiels de l’organisation mondiale de l’immigration. Antonio Guterres, chef du HCR à l’ONU, avance le chiffre de 43,7 millions de personnes déracinées à travers le monde, et que 80% des réfugiés sont dans les pays en voie de développement). Cette population d’immigration est répartie dans le monde entier mais il est des pays où le pourcentage d’immigrés dépasse parfois le chiffre de la population locale, comme au Qatar (87%), dans les Emirats Arabes Unis (70%) et à Singapour
(41%) ou en Arabie Saoudite (28%) ; concernant les grands pays européens les chiffres sont insignifiants. En Libye, si officiellement on annonce 10 à 15%, la réalité de 2,5 millions de travailleurs immigrés change considérablement le rapport. Sa situation géographique, au centre de l’Afrique du Nord, fait de la Libye un passage central entre l’Afrique et la Méditerranée. Située entre l’Egypte à l’Ouest et la Tunisie à l’Est, avec 2000 kms de côtes, et une frontière au Sud encore plus longue avec l’Algérie, le Niger, le Tchad et le Soudan, la Libye est une porte de 2000 km de large sur la Méditerranée, juste en face de la Grèce, de l’Italie et de Malte. C’est un pays peu peuplé où six millions et demi d’habitants se répartissent un territoire de 1 700 000 km2 (deux fois et demi la superficie de la France).

L’immigration en Libye

Au début de l’immigration en Libye, ce sont les travailleurs arabes qui arrivent en premier, notamment d’Egypte dans les années 50/60, essentiellement des enseignants, des médecins, des techniciens ; à partir des années 70/80, après le boom pétrolier, se sont ajoutés des travailleurs moins qualifiés venant d’Egypte, de Tunisie et du Maroc mais aussi du Tchad et du Soudan.
Kadhafi a toujours utilisé les travailleurs immigrés comme monnaie d’échange et de chantage dans ses relations diplomatiques avec les pays voisins. Il est coutumier du fait d’expulser par milliers dans des camions des Egyptiens, des Tunisiens, des Palestiniens ou Tchadiens, dès qu’il a un conflit avec ces pays. En 2007 il expulse près de 60 000 travailleurs africains. Les travailleurs africains sont les plus fragiles, les plus exploités car la plupart sont sans papiers, très peu qualifiés ; ne parlant pas l’arabe, ni le berbère, ils subissent le racisme au quotidien, sans parler des salaires de misère et des conditions de vie déplorables leur interdisant toute vie sociale ; ils vivent dans des logements précaires, le plus souvent dans des camps ou sur les chantiers.
En 2000 se sont déroulées des émeutes xénophobes contre des travailleurs africains, une chasse à l’homme menée par des jeunes excités dans les rues de Zaouïa et de Tripoli, et dans d’autres villes de l’Ouest. Des dizaines de travailleurs sont morts, le pouvoir n’a pas bougé le petit doigt, il a laissé faire. Les travailleurs chinois, indiens ou turcs arrivent en Libye le plus souvent munis de contrats signés avec des entreprises de leur pays réciproques, entreprises installées en Libye ce qui fait que, même si leurs conditions de vie ne sont pas meilleures, ils bénéficient au moins de certaines garanties.
Pour beaucoup d’Africains, la Libye n’est qu’un passage, ils viennent y travailler quelques mois ou quelques années pour avoir assez d’argent et payer le passeur pour l’Europe.
Kadhafi a su utiliser cet argument dans les négociations avec l’Europe pour normaliser sa situation et devenir un interlocuteur valable et même un partenaire pour stopper l’immigration clandestine.

Le sort des immigrés

La Libye a signé un traité avec l’Italie en 2008 pour arrêter l’immigration : 5 milliards de dollars octroyés sur 20 ans et le résultat est impressionnant si on en croit les statistiques : entre 2009 et 2010, les débarquements de travailleurs immigrés sur les côtes italiennes ont diminué de 90% !
Bien entendu, l’Europe ne s’inquiète pas de la manière dont Kadhafi a pu faire cela, ni des camps où les immigrés sont entassés comme du bétail, ni des expulsions massives, non … l’Europe, notamment la France et l’Italie, redoute et s’inquiète de cette arrivée importante d’immigrés suite aux révoltes des Libyens contre le régime. Avant le 15 février 2011, on estimait à 2,5 millions le nombre de travailleurs étrangers, dont plus d’un million d’Egyptiens et près de 50 000 Tunisiens, 30 000 Chinois, 25 000 Turcs, 20 000 Indiens, plus les Africains, les Thaïlandais, Sri-Lankais, etc. La plupart d’entre eux a réussi à rejoindre la frontière tunisienne ou égyptienne dès les premiers jours du soulèvement mais il reste quelques dizaines de milliers de personnes coincées dans des zones, comme à Tripoli et Misrata, où ils n’ont aucun moyen de sortie, où ils sont pris au piège.
D’un bateau parti de Tripoli le 25 mars avec 72 réfugié-es à son bord pour rejoindre Lampedusa, après un trajet qui a duré 16 jours sans eau ni nourriture, seuls onze de ses occupants ont survécu. Il était composé d’immigrés venus d’Afrique : 47 Ethiopiens, 7 Nigérians, 7 Erythréens, 6 Ghanéens, 5 Soudanais, dont 20 femmes et deux enfants. Lampedusa est à 290 km au nord-ouest de Tripoli ; après 18 heures de voyage le bateau commence à avoir une fuite de fuel. Le capitaine du bateau appelle sur son portable satellitaire Mr Zeraï à Rome (pasteur érythréen) qui informe des difficultés du bateau les garde-côtes italiens. Le bateau est alors à 100 km de Tripoli. Les autorités italiennes assurent Mr Zeraï que l’alerte a été donnée. Un hélicoptère de l’armée fait son apparition, le pilote vêtu d’un uniforme militaire fait descendre de l’eau et des biscuits et garantissent aux réfugiés que les secours vont arriver. Mais les heures passent et il n’y a pas de bateau de secours en vue, il ne reste plus que 20 litres de fuel, le capitaine décide alors de continuer vers Lampedusa pensant qu’il n’en est pas loin.

Le 17 mars le bateau est perdu, il n’y a plus de fuel, ni de nourriture, ni d’eau ; entre le 29 et le 30 mars, le bateau à la dérive passe près d’un porte-avion de l’OTAN, deux avions décollent de ce porte –avion ; les migrants sont debout sur le bateau, faisant des signes désespérés pour attirer l’attention ; les dix jours suivants, pratiquement tout le monde est mort et le bateau échoue le 10 avril sur les côtes libyennes à Zlitan, près de Misrata, avec à son bord seulement 11 survivants ; l’un d’eux décèdera dès l’arrivée, un autre quelques jours plus tard dans une prison libyenne.
On estime à 30 000 le nombre de travailleurs immigrés ayant tenté d’arriver jusqu’en Europe début juin ; des centaines de morts en cours de route ; pour le seul mois d’avril, 800 ne sont jamais parvenus à destination. Des bateaux arrivent tous les jours à Lampedusa, venant de Libye.

Après les révoltes arabes

Depuis la révolution tunisienne, Lampedusa a reçu entre 20 et 25 000 travailleurs tunisiens, la plupart veulent travailler en Europe, en France. Il faut rappeler que Lampedusa est une petite île sicilienne de 20 km2, avec 6000 habitants. Début mai, la situation a changé et les travailleurs qui arrivent ne sont plus les mêmes, ils sont d’origines diverses. Des centaines commencent à arriver des côtes libyennes, il y a parmi eux des Africains et des Asiatiques du Sud qui travaillaient en Libye avant le 15 février. 10 000 à la mi-mai, selon les autorités italiennes qui affirment que le régime de Kadhafi ferme les yeux sur le départ de ces bateaux et va même jusqu’à aider cet exode vers l’Italie, une manière de « punir » l’Europe pour son intervention militaire et le bombardement de Tripoli. Pour se débarrasser du problème, Berlusconi a octroyé des visas de 6 mois à ces réfugiés, leur permettant de circuler en Europe. La France considère ce geste contraire à la convention de Schengen de 1985 et menace de rétablir les frontières intérieures au sein de l’Union européenne. Au terme d’un sommet franco-italien à Rome, mardi 26 avril, la France et l’Italie se mettent d’accord pour travailler sur la modification des accords de Schengen afin de rétablir le contrôle aux frontières dans des cas exceptionnels.
Il ne faut pas, non plus, oublier les 70 000 réfugiés libyens, chiffre qui augmente régulièrement car la situation de guerre s’aggrave de jour en jour. Depuis le 21 avril, les rebelles de Naffussa, à l’Ouest de Tripoli, occupent le poste frontière Bawwaba de Dhiba et des milliers de personnes fuient vers la Tunisie par ce passage. Un comité de liaison s’est constitué avec le représentant du CNT à Tunis pour organiser le ravitaillement et la résistance ainsi que des aides aux familles, notamment à Tatawine.


L’immigration, un problème pour qui ?

Le capitalisme a besoin de ces travailleurs qui n’ont rien que leur force de travail et cette volonté de survivre coûte que coûte ; parfois c’est un village entier qui se cotise pour envoyer l’un d’entre eux travailler n’importe où en Europe. Le capitalisme a besoin de ces travailleurs vulnérables, sans droit, sans moyen pour s’organiser et aussi de la plus value qu’ils génèrent. Mais les politiciens ont besoin aussi de la carte joker de l’immigration pour ajuster l’opinion publique et les sondages ; cela vient de se produire en Italie avec Berlusconi, sans parler bien sûr du gouvernement français. Le cynisme dans cette affaire c’est que les gouvernements européens considèrent l’immigration comme un problème pour l’Europe mais jamais comme un problème pour les immigrés eux-mêmes. Celui ou celle qui, pour gagner sa vie, a besoin de traverser des continents sans rien dans les poches et souvent endetté-e, pour mourir parfois dans le désert ou se noyer en mer et qui une fois arrivé-e risque de se faire expulser aussitôt, c’est bien pour lui-elle un problème.
Quand on se soucie de la démocratie dans les pays autoritaires, on s’occupe des droits de l’homme, jamais du droit des travailleurs, immigrés ou non d’ailleurs. On s’inquiète du sort des journalistes muselés, des intellectuels emprisonnés, des artistes manquant d’espace pour étaler leur ego sur la place publique, des bourgeois empêchés de consommer à leur guise, … Et si l’Otan bombarde la Libye, c’est en partie pour ces raisons-là, en tout cas ce n’est pas pour défendre les droits élémentaires des travailleurs immigrés qui subissent depuis 40 ans ce qu’aucun Libyen n’a subi. Le Conseil National de Transition (CNT) n’a jamais évoqué cette question dans ses différentes déclarations, ni dans la feuille de route qu’il a établie. Mais entre temps il négocie avec le gouvernement italien la reconduite et le renforcement des accords signés par Kadhafi avec l’Italie concernant l’expulsion des immigrés, arrivant de Libye en Italie, vers la Libye avec ouverture d’un camp de rétention à Benghazi.
Après quatre mois de guerre, c’est au minimum un million de personnes qui ont fui l’enfer vers la Tunisie ou l’Egypte ; c’est un million de drames humains, tous laissant derrière eux leur travail, leurs salaires, et le peu de bien qu’ils avaient amassé au fil des années d’esclavage. Mais cela ne rentre pas en ligne de compte des réflexions des gérants de cette guerre, ce ne sont que les dégâts collatéraux de cette arme de destruction massive qu’est la « démocratie ».

Saoud, 26 juin 2011

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette