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Courant Alternatif 282 été 2018

Tempête sur le Mexique

mercredi 18 juillet 2018, par OCL Reims


Au Mexique, la domination tyrannique et l’exploitation brutale coexistent depuis toujours avec une énorme richesse de luttes sociales, d’utopies et de grands mouvements d’innovation culturelle. On peut citer, parmi de nombreux exemples, les multiples rébellions indigènes qui marquent son histoire et la création du mouvement ouvrier, impulsée par des socialistes qui, comme Victor Considérant, Albert Owen et Plotino Rhodakanaty, arrivèrent au Mexique avec l’idée de créer un monde nouveau. Le XXe siècle, un siècle de révolutions trahies, commença avec les épopées paysannes de Villa et Zapata et l’utopie transnationale de Ricardo Flores Magón pour se terminer en 1994 avec la rébellion indigène du Chiapas. Tout au long de cette période, le pays fut le berceau de mouvements culturels d’une grande profondeur et portée universelle, comme le muralisme et le normalismo (autour des écoles rurales). Il fut, de même, le dernier refuge de dissidents qui fuyaient les dictatures totalitaires : Otto Rühle, Alice Gerstel, Léon Trotski, Victor Serge, Vlady, Traven... Mais il fut aussi celui de rêveurs et de poètes maudits qui, comme Malcolm Lowry, D. H. Lawrence, Artaud et Jack Kerouac, parmi de nombreux autres, cherchèrent là le paradis, même si parfois ils y rencontrèrent l’enfer. A partir des années 70, le Mexique s’enrichit avec l’arrivée des exilés des dictatures latino-américaines : Uruguayens, Chiliens, Brésiliens, Colombiens, Argentins, Guatémaltèques et Salvadoriens apportèrent avec eux de nouveaux savoirs et l’intuition de ces peuples martyrisés.
Dévastation sociale

Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Pas grand-chose. Je vis au Mexique depuis la fin des années 70, et au cours de ces quatre décennies je n’ai pas connu de pire moment. En 1935, Rosa E. King, une femme d’affaires d’origine anglaise, publia aux États-Unis le récit de son expérience en tant que témoin occasionnelle de la révolution mexicaine dans l’État de Morelos. Son titre, Tempête sur le Mexique, évoque d’une certaine manière la réalité actuelle. Mais il y a une énorme différence : la tempête que décrit King est celle d’une révolution sociale qui approche, pour laquelle – soit dit en passant – l’auteure ressent rien moins que de la sympathie, malgré sa condition bourgeoise. Actuellement, aucune révolution n’est à l’horizon, et si sur le pays arrive une tempête, sinon plusieurs, aucune d’entre elles n’apporte un vent de régénération.
Voyons les choses de plus près. Le Mexique a toujours été un pays de forts contrastes, avec quelques millionnaires et beaucoup de pauvres ; cependant, aujourd’hui, cette polarisation atteint des niveaux insupportables. Intégrée par les propriétaires et les gérants du capital transnational, la très petite classe capitaliste – à peine 1,1 % de la population ! – accumule une richesse équivalente à celle de 95 % des Mexicains. Les deux tiers des biens et propriétés du pays se trouvent aux mains de 10 % de ses habitants. N’oublions pas que c’est ici que Carlos Slim, le magnat des télécommunications, a établi sa fortune, qui s’élève à environ 52 milliards d’euros, et qu’il figure souvent comme l’homme le plus riche du monde dans la liste Forbes.
Quinze autres Mexicains en font partie. L’un d’eux est Germán Larrea, le roi du cuivre, propriétaire de Grupo México, la compagnie minière responsable du plus grand désastre environnemental dans l’histoire du pays : le déversement de 40 000 mètres cubes d’acide sulfurique dans le fleuve Sonora, en 2014, qui y entraîna la fin de toute forme de vie, en plus du fait que sept villes de la région sont maintenant privées d’eau. Pour quelle raison ? Le manque d’entretien d’une machine. Et Larrea est aussi propriétaire de la mine de charbon Pasta de Conchos dans laquelle, le 19 février 2006, 65 travailleurs trouvèrent la mort du fait d’une négligence de l’entreprise.
Un autre multimillionnaire, Alberto Baillères – qui détient Industrias Peñoles, la deuxième entreprise minière du Mexique –, est responsable de l’empoisonnement aux plomb, cadmium et arsenic des habitants de la Comarca Lagunera, région de Coahuila, dans le Nord. La femme la plus riche, María Asunción Aramburuzabala, héritière de la légendaire brasserie Modelo et la première dame à occuper un siège au conseil d’administration de la Bourse mexicaine des valeurs, a un patrimoine qui s’élève « seulement » à 5 milliards d’euros, et qu’elle investit dans diverses activités économiques : télécommunications, biotechnologie, immobilier, éducation…
Face à cette richesse obscène se dresse une pauvreté scandaleuse qui n’a pas cessé de croître depuis 1994, quand est entré en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) avec les États-Unis et le Canada. Il a été dit, alors, que le Mexique intégrerait rapidement le club sélect des pays développés. Le gouvernement privatisa tout ce qu’il put : le pétrole, l’industrie électrique et maintenant aussi l’eau, au moment précis où l’équipe mexicaine gagnait contre l’Allemagne dans la Coupe du monde de football. Il réalisa de même une réforme de la législation du travail qui rongea les quelques droits que les travailleurs avaient conquis en des décennies de lutte, une réforme éducative qui rend les enseignants responsables de l’échec scolaire et, plus récemment, il établit une loi sur la sécurité intérieure dont l’unique objet est de réprimer la contestation sociale.
Dans le but de favoriser les entreprises agro-exportatrices, le gouvernement renonça à mettre en œuvre des politiques environnementales, avec pour résultat que le Mexique se trouve maintenant parmi les pires pays en matière de déforestation et de destruction de la biodiversité dans le monde ; il sème, avec très peu de restrictions, tout type d’organismes transgéniques, en particulier, quoique non exclusivement, du soja, du coton et surtout du maïs, dont il est – il faut le souligner – le pays d’origine. La pollution pétrolière a toujours été très forte, mais le récent abandon de l’industrie d’extraction au secteur privé menace d’implanter là les pires pratiques polluantes et destructrices des entreprises transnationales de cette branche.
Le Mexique appartient aujourd’hui à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; néanmoins le salaire minimal actuel, de 88,36 pesos par jour (moins de 4 euros, selon un change à 24 pesos), est l’un des plus bas du monde, équivalant en réalité au tiers de ce qu’il valait en 1994. Dans un pays de 132 millions d’habitants, où un litre de lait coûte en moyenne 18 pesos et un kilo de viande (de mauvaise qualité) 150 pesos, 61,3 millions de personnes vivent ou, plus exactement, survivent avec moins de 95 pesos par jour, et les plus pauvres d’entre elles avec à peine 24,5 pesos.
Le paradoxe est que la virtuelle dissolution de l’OCDE du fait des États-Unis, loin d’améliorer ce terrible scénario, l’empire. L’économie mexicaine dépend en grande partie du voisin du Nord et, en développant sa guerre tarifaire ainsi qu’une plus grande protection du marché interne nord-américain, Donald Trump provoque une crise de l’industrie maquiladora (les entreprises franchisées) au Mexique. Le résultat est que, après le désastre de la globalisation, vient le cataclysme de la déglobalisation qui menace, entre autres, des centaines de milliers de travailleurs employés dans les secteurs de l’exportation.

Hécatombes

La crise n’est pas seulement économique : elle est aussi politique, sociale et environnementale. La situation en matière de droits humains est catastrophique. Le nombre de journalistes assassinés, sans précédent : 133 en dix-huit ans (dont 50 sous l’actuel gouvernement d’Enrique Peña Nieto), ce qui fait du Mexique le pays le plus dangereux pour exercer cette profession sur le continent américain, et le second dans le monde après la Syrie. « Combien de féminicides de plus peut supporter le Mexique ? », a titré le journal espagnol El País le 17 mars dernier. Les chiffres sont terrifiants, et pas seulement dans la tristement célèbre Ciudad Juárez. Chaque jour, plus de sept femmes sont victimes de la violence machiste sur le plan national, et 23 800 l’ont été au cours des dix dernières années, dans la majorité des cas sans qu’il leur soit rendu justice.
Il est indubitable que la politique de Donald Trump envers les migrants, baptisée « tolérance zéro » – séparer les enfants de leurs parents et criminaliser quiconque traverse la frontière de manière illégale –, a un caractère xénophobe et fasciste. Mais il n’y a pas trop à s’interroger ici sur ce qui se passe de l’autre côté. Alors que, dans le passé, le Mexique a ouvert ses portes à des milliers de réfugiés, les Latino-Américains, Caribéens, Asiatiques et Africains déplacés qui traversent le pays avec l’espoir d’atteindre les États-Unis y subissent aujourd’hui le tir croisé de la délinquance organisée et des agents de l’émigration.
Chaque année, plus de 800 000 personnes traversent le rio Suchiate pour prendre le risque de ce voyage vers le Nord. En gros, 600 000 atteignent leur objectif, 50 000 sont expulsées et 150 000 enlevées en chemin. Parmi ces dernières, une partie est sauvée par ses proches ; mais 5 000, peut-être 10 000, sont victimes de mort violente. Personne ne connaît les chiffres précis, car les parents ne se risquent pas à des dénonciations par peur des représailles. Vous voulez plus de données ? Une femme migrante sur six est prostituée par les cartels du crime, et en un seul lieu, San Fernando, dans le Tamaulipas, 72 personnes ont été massacrées en 2010 et 193 en 2011.
Les violations des droits humains et les morts violentes augmentent jour après jour dans tout le pays. La torture, les détentions arbitraires et les exécutions extrajudiciaires sont des pratiques courantes pour les prétendues forces de l’ordre, souvent en complicité avec les cartels du crime. 25 339 personnes ont été assassinées rien que dans l’année 2017 (le chiffre le plus élevé depuis deux décennies) et 104 064 depuis 2007. Selon Amnesty International, il y a plus de 34 000 disparus ; d’autres avancent des chiffres supérieurs à 50 000. On appelle cela les « dommages collatéraux » de la guerre contre le narcotrafic, mais cela reflète une terrible réalité si l’on pense que tout au long des années 70 du siècle passé, en pleine guerre sale, le total des personnes disparues n’arrivait pas à 1 000.
Ces meurtres, enlèvements et disparitions forcées manquent de motifs apparents, car dans de nombreux cas les victimes sont des citoyens innocents. Cependant, les criminels et policiers qui en sont responsables sont souvent le fer de lance d’entreprises cherchant à s’approprier matières premières, forêts, eau et terres. Le Mexique a la malchance de posséder d’énormes richesses naturelles. Non seulement il dispose de grands gisements de pétrole et de gaz naturel, mais c’est aussi le premier producteur mondial d’argent, le onzième d’or et le douzième de cuivre ; on y extrait également d’importantes quantités de fluorite, carbone, bismuth, fer, arsenic, étain, plomb, mercure, manganèse, cadmium, antimoine…
L’industrie extractive est une affaire extrêmement juteuse qui mobilise un capital énorme et dégage des bénéfices annuels de l’ordre de 170 milliards d’euros. Rien ou presque de cette richesse revient aux Mexicains ordinaires ; en revanche, ils souffrent des conséquences de la dévastation environnementale. Une de ses formes particulièrement toxique est l’extraction minière à ciel ouvert, qui est interdite en Europe mais se pratique très fréquemment au Mexique. Les entreprises remuent la surface de la terre en utilisant de grandes quantités d’explosifs et extraient le minerai avec une technologie à base de cyanure, une substance chimique létale qui a de gros impacts écologiques. Elles emploient également d’énormes quantités d’électricité et d’eau qu’elles stockent dans des lagunes qui resteront contaminées pendant des siècles, et qui infectent déjà les nappes phréatiques, détruisant la biodiversité et causant des maladies incurables dans la population avoisinante.
Rien de tout cela ne préoccupe le gouvernement mexicain, qui a offert aux industriels miniers nationaux et étrangers des lois à leur convenance, des privilèges fiscaux et d’immenses extensions de terres : plus de 50 millions d’hectares en concession, l’équivalent d’un quart du territoire national. Et au moins 70 % de ces terres sont pour des exploitations à ciel ouvert, ce qui a provoqué l’apparition de mouvements de résistance, en particulier dans les régions indigènes. La répression ne s’est pas fait attendre : dans la seule année 2016 ont été assassinés 47 opposants aux projets miniers – surtout dans les États d’Oaxaca, du Guerrero, de Veracruz et de Chihuahua.

Économie criminelle

Les organisations criminelles ne se livrent plus seulement au narcotrafic, elles ont diversifié leurs activités et font à présent partie d’un vaste réseau d’entreprises légales et illégales dans lequel sont impliqués tant des fonctionnaires gouvernementaux que des dirigeants d’entreprise.
Au Michoacán, un des États les plus ravagés par la criminalité, les groupes criminels obtiennent leurs gains en rançonnant les producteurs d’avocats et de citrons et en vendant leur protection à des entreprises telles que la multinationale Ternium – filiale de la société italo-argentine Techint –, qui exploite la mine de fer la plus importante du Mexique. Iguala, dans le Guerrero, cette cité où ont disparu les 43 étudiants d’Ayotzinapa, se trouve dans ce qu’on appelle la « ceinture d’or », un authentique eldorado enclavé dans une région d’une extrême pauvreté. Avec la complicité des Guerreros Unidos et des Rojos – les groupes criminels qui ont été impliqués dans la disparition des normalistas (étudiants de l’école normale rurale) –, les sociétés canadiennes Goldcorp et Torex Gold extraient là des quantités fabuleuses du métal : on dit qu’en vingt ans elles se sont approprié plus d’or que les Espagnols durant leurs trois cents ans de colonisation.
La conclusion est évidente : la violence qui règne dans le pays n’est pas uniquement due au narcotrafic – s’il constitue un grave problème, ce n’est pas le seul. La violence a aussi un rapport avec la voracité du grand capital, une version nouvelle et sinistre de ce que Marx appelait l’accumulation primitive : la dépossession des producteurs et l’expropriation des biens communs.
Il faudrait ajouter que ce type d’économie fonctionne parce que la corruption est endémique et commence dans la présidence de la République pour se dilater dans tous les pores de la société. 24 ex-gouverneurs sont impliqués dans différents scandales ; huit d’entre eux sont emprisonnés et deux en fuite. Le Mexique se trouve à proximité de la Russie, le pays le plus mal classé par l’OCDE ; en 2017, concernant l’indice de perception de la corruption, il se situait à 29 points sur une échelle allant de 0 à 100, et sur laquelle 0 est le pire pays en matière de corruption et 100 le mieux évalué. Le groupe profondément corrompu qui gouverne, avec Enrique Peña Nieto à sa tête, s’est rendu impopulaire et est discrédité à un point qu’on a peu connu dans l’histoire politique mexicaine.
L’exemple le plus emblématique est celui de la « Maison-Blanche ». En novembre 2014, la journaliste Carmen Aristegui révéla que la première dame, Angélica Rivera, avait acheté une maison de 5,5 millions d’euros à Juan Armando Hinojosa Cantú, du groupe Higa, un entrepreneur travaillant pour le gouvernement et proche de Peña. Peu après, on apprit que Luis Videgaray Caso, ministre des Finances et de la Dette publique de l’époque et aujourd’hui des Relations extérieures, avait lui aussi acheté à cette personne une résidence valant des millions. Peña Nieto et Videgarary durent présenter des excuses, mais en sortirent indemnes, alors qu’Aristegui fit ses adieux à la chaîne télévisée pour laquelle elle travaillait. En 2016, la même journaliste – qui dirige maintenant un journal d’information en ligne – révéla que Peña avait commis un plagiat pour écrire au moins les deux tiers de sa thèse de DESS, ce que cet ineffable Président contesta en disant qu’il s’agissait là uniquement d’« erreurs de style ».
Bien qu’ils soient symptomatiques de l’impunité dont jouissent les puissants, les exemples cités sont peu de chose comparés à ladite « escroquerie principale », qui s’élève à quelque 170 000 millions d’euros et dans laquelle sont impliquées onze agences gouvernementales : elles ont détourné l’argent public par le biais de 186 entreprises (parmi lesquelles 128 sont fictives) en leur attribuant des contrats irréguliers. Et il y a bien sûr le plus gros scandale de corruption globale de l’histoire contemporaine, celui de la société de construction brésilienne Odebrecht, qui a admis avoir payé des millions en pots-de-vin à des fonctionnaires de douze pays pour emporter des marchés de travaux publics. Plusieurs chefs d’État tremblèrent, et Pedro Pablo Kuczynski, au Pérou, dut démissionner avant d’être destitué par un vote du Congrès. Au Mexique, en revanche, en dépit du fait que l’entreprise de construction avait reconnu avoir versé 10,5 millions de dollars pour acheter des fonctionnaires gouvernementaux, l’administration de Peña s’en sortit intacte.

Une alternative ?

Le Mexique est aujourd’hui un concentré des malheurs qui accablent l’humanité au XXIe siècle : la dévastation sociale et environnementale, le racisme, la corruption, la guerre permanente, l’arbitraire, la violence structurelle… Face à cet horizon orageux, certains parient sur l’élection présidentielle qui aura lieu le dimanche 1er juillet. Mais il faut d’abord souligner que sa campagne électorale a été la plus violente de l’histoire mexicaine : 112 candidats de toutes les couleurs ont été assassinés en quelques mois du fait de la présence du crime organisé. Des dizaines d’autres ont préféré renoncer à se présenter. María de Jesús Patricio Martínez, alias Marichuy, la candidate indépendante représentant le Congrès national indigène (CNI) et l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), a parcouru 30 États pour porter la parole des communautés en résistance aux quatre coins du pays. Elle a recueilli 281 955 signatures, un chiffre pas insignifiant compte tenu de la période politique. Elle n’a cependant pas atteint les 800 000 requises pour figurer sur les bulletins de vote et n’aura pas le droit d’être candidate à la présidentielle. Quel bilan peut-on en tirer ? S’il est certain que Marichuy a mené une campagne pleine de dignité en la réalisant sur des contenus et non sur des insultes, il ne faut pas oublier qu’en 2001 l’EZLN avait mobilisé un million de personnes rien que sur la place principale de la capitale.
Son échec actuel tient à différentes raisons. En premier lieu, l’usure naturelle d’un mouvement qui a occupé la scène médiatique durant presque un quart de siècle et qui, à présent, se trouve en grande partie réduit à être une expression locale dans l’État du Chiapas. Mais aussi la politique erratique de l’EZLN en ce qui concerne les élections présidentielles : en 1994, elle a appelé à voter pour Cuauhtémoc Cárdenas ; en 2001, elle a laissé le bénéfice du doute à Vicente Fox (candidat du PAN, Parti action nationale, conservateur) ; en 2006 et 2012, elle a stigmatisé les personnes qui voulaient voter et s’est associée à la campagne contre Andrés Manuel López Obrador (dit AMLO, dirigeant de Morena, le Mouvement de régénération nationale). D’un point de vue libertaire, on aura toujours des raisons pour ne pas voter et on peut à certaines occasions en avoir aussi pour voter, mais il est certain que l’EZLN n’a pas su expliquer la signification de telles pirouettes. L’absence notoire de Marichuy, du CNI et de l’EZLN elle-même dans le débat national, depuis qu’ils n’ont pas obtenu les signatures nécessaires, ne les aide pas à sortir de leur isolement.
AMLO, le candidat de Morena et d’autres partis minuscules (dont l’un, Encuentro social, est ouvertement homophobe et de droite), a de bonnes chances de gagner maintenant qu’une grande partie des sondages le placent une vingtaine de points au-dessus de ses adversaires : José Antonio Meade, du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), au pouvoir et discrédité, et qui s’est allié avec le Parti vert écologiste (PVEM) – une formation qui indigne les véritables écologistes depuis son apparition en 1986 –, et Ricardo Anaya, porte-drapeau du PAN, mais aussi du PRD (Parti de la révolution démocratique), qui est agonisant.
Comment définir López Obrador ? L’étiquette « populiste » que lui décerne la droite n’explique rien, mais on peut difficilement le présenter comme anticapitaliste. Pragmatique lui conviendrait mieux, même s’il est vrai qu’une fraction de la classe dominante le qualifie de « danger pour le Mexique ». Ancien membre du PRI et du PRD, ex-maire de la capitale (2000-2005), deux fois candidat à la présidentielle (celle-ci est la troisième), AMLO a gagné cette élection en 2006, mais l’écharpe présidentielle est restée à Felipe Calderón, du PAN, grâce à une fraude éhontée – et il en est allé de même en 2012 avec Peña Nieto, grâce à un achat massif de voix.
A l’heure actuelle, AMLO a adouci son discours en déclarant qu’il désirait seulement limer les arêtes les plus pointues du néolibéralisme et réimplanter une forme d’État social. Il a promis de balayer le système mexicain de haut en bas, comme un escalier ; il assure ne pas être un corrompu, et que le problème de la corruption sera résolu, ce qui est franchement peu crédible. Il affirme aussi que tous les bourgeois ne sont pas malhonnêtes, et qu’un capitaliste corrompu n’est pas la même chose qu’un capitaliste « honnête » (mais cela existe-t-il ?). Il envisage donc une alliance avec les secteurs progressistes de la bourgeoisie.
Certains de ces bourgeois progressistes sont connus comme étant d’anciens membres de la « mafia du pouvoir », expression par laquelle AMLO désigne le groupe d’entrepreneurs, de banquiers et de politiciens qui lui ont fermé la route menant au « siège de l’aigle » (en référence à un ouvrage de Carlos Fuente sur l’État mexicain). Alfonso Romo, présentement coordinateur du « Projet de nation » de Morena, est président du groupe Pulsar, un des principaux centres d’affaires (moyens de communication, téléphonie, biens fonciers et immobiliers, agro-industrie et produits transgéniques) et a un passé de militant de l’Opus Dei. Esteban Moctezuma, proposé comme ministre de l’Éducation publique, est président de la Fundación Azteca et fut ministre de l’Intérieur en 1995, quand la répression se déchaîna contre les néozapatistes. Víctor Manuel Villalobos, annoncé comme ministre de l’Agriculture, est un universitaire qui, en 2004, fut le maître d’œuvre du traité de libre-échange (TLC) du transgénique avec les États-Unis et le Canada. On pourrait continuer cette liste des convertis, mais je me limiterai à en mentionner trois autres : l’ancien PANiste Gabriel Cuevas, ainsi que Germán Martínez et Manuel Espino, qui ont tous deux été des militants d’extrême droite.
Il est incontestable que le candidat Morena a réussi à inverser son image médiatique. Televisa et TV Azteca, les entreprises multimédias qui, en 2006 et 2012, ont instrumentalisé les campagnes anti-AMLO, ont radicalement changé de position. La première est beaucoup plus neutre, et la seconde indirectement associée à Morena, de par le rôle que joue dans l’équipe de ce dernier un de ses principaux gestionnaires : Esteban Moctezuma, déjà cité. Antonio Solá, le stratège des médias qui, en 2006, lança la campagne « López Obrador est un danger pour le Mexique » affirme maintenant que celui-ci n’est pas dangereux et qu’il sera le prochain Président du Mexique.
Si, de toute évidence, AMLO représente pour une partie de l’oligarchie une garantie contre la menace, toujours présente, d’une explosion sociale, ce ne sera pas si facile pour lui. En mai, le Conseil mexicain des affaires (CMN) – qui regroupe des hommes d’affaires très puissants – a publié dans plusieurs journaux d’obédience nationale « Así no » (« Pas comme ça »), un argumentaire en réponse aux déclarations du candidat moreniste, qui avait parlé de « lâcher le tigre » (autrement dit, de mener la contestation sociale) s’il y avait une fois encore de la fraude électorale. Certaines organisations patronales, comme la Confédération patronale de la République mexicaine (Coparmex) et le Conseil coordinateur des entreprises (CCE), se sont alliées au CMN, tout en admettant à contrecœur que leur candidat, Meade, n’a aucune chance de l’emporter. Carlos Slim, qui est critique par rapport à Peña Nieto et qui auparavant aimait flirter avec López Obrador, a pris ses distances avec ce dernier parce qu’il a des intérêts dans les travaux de construction du nouvel aéroport international de la ville de Mexico. C’est un des mégaprojets contestés de Peña Nieto, auquel AMLO s’est opposé dans un premier temps avant de faire marche arrière.
En résumé, même si le candidat de Morena a pactisé avec divers secteurs de la classe dominante, il est évident que le PRI et ses alliés ont déjà activé la machine de la fraude électorale. N’oublions pas que c’est un trait caractéristique du système politique mexicain. En 1988, il y eut de la fraude contre le candidat d’alors, Cuauhtémoc Cárdenas, tandis qu’en 2006 et en 2012 elle fut utilisée contre AMLO, on l’a vu. Étant donné que, à l’heure actuelle, la manipulation électorale peut difficilement dépasser 5 ou 6 %, tout va dépendre de l’écart de voix. Quoi qu’il en soit, et quel que soit le vainqueur, le prochain Président du Mexique devra prendre en charge une économie semi-détruite et un État en décomposition, contrôlé par le grand capital étranger et, à l’échelle de nombreux États, par la délinquance organisée qui fait partie intégrante du capital financier international (selon Guillermo Almeyra, dans La Jornada du 24 juin).
Mais je ne veux pas conclure ces réflexions trop schématiques sur une note décourageante. Si le Mexique est l’un des principaux laboratoires du capitalisme le plus sauvage, c’est aussi celui de courageuses résistances. Les zapatistes continuent d’être un pôle de référence et le mouvement organisé le plus puissant du pays ; la Coordination nationale des travailleurs de l’éducation – qui regroupe plusieurs centaines de milliers d’instituteurs, en particulier dans les régions indigènes – demeure forte, en dépit des multiples tentatives visant à la détruire. Quoique dispersés par une géographie mexicaine contrastée, une multitude de mouvements locaux, communautés, collectifs et fronts luttent pour la reconstruction contre les compagnies minières et les maquiladoras, contre la dévastation environnementale, la privatisation de l’éducation…
Il est vrai que la conjoncture est défavorable, et pas seulement au Mexique, mais il est également vrai que cela peut changer à tout moment. Je citerai l’exemple éclairant des enfants migrants mis en cage, qui a porté un gros coup à la politique xénophobe de Donald Trump. En quelques jours, ils ont obtenu ce que ne parvient pas à avoir le G7 sur la question des tarifs : ils ont obligé le Président des États-Unis à ravaler ses paroles et à signer un ordre de non-séparation des familles ; et, même si Trump n’abandonne pas ses désirs de persécution, ils ont atteint l’objectif limité, mais pour eux crucial, d’être avec leurs parents (comme le souligne Hugo Aboites dans La Jornada du 23 juin). Ces enfants et leurs petits amis de l’autre côté de la frontière seront les protagonistes de la prochaine révolution qui, comme l’a prédit le poète Antonin Artaud voici plus de quatre-vingts ans, présentera sans doute un caractère exceptionnel, parce que cette fois elle devra résoudre des questions fondamentales.

Tlalpan, 24 juin 2018.
(Traduction de Vanina.)

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