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courant alternatif 307 février 2021

Couvre-feu

derrière la lumière de la protection, l’ombre de l’oppression

lundi 22 février 2021, par admi2

C’est une très vieille histoire : pour assurer leur impérative survie, les classes dominantes ont besoin de tout un système de contrôle des classes dominées. Contrôle et découpage du temps, de l’espace, des activités quotidiennes, basés sur la peur, que ce soit de l’enfer ou du glaive ou, le plus souvent des deux, alliés pour l’occasion. Survoler l’histoire du couvre-feu, c’est visiter une panoplie de moyens de surveillance à la disposition des classes dominantes.


Le sanitaire est autant social que médical

Ces dernières semaines, on a pu lire ou entendre nombre d’affirmations selon lesquelles le couvre-feu mis en place pour lutter contre la Covid-19 était le premier de l’histoire du monde occidental ayant des motivations sanitaires.
Et pourtant... Lorsqu’en 1516 à Venise un décret édicté par les autorités de la cité stipule que « les Juifs habiteront tous regroupés dans l’ensemble des maisons situées au Ghetto, près de San Girolamo ; et, afin qu’ils ne circulent pas toute la nuit, nous décrétons que du côté du vieux Ghetto où se trouve un petit pont, et pareillement de l’autre côté du pont, seront mises en place deux portes, lesquelles seront ouvertes à l’aube et fermées à minuit par quatre gardiens engagés à cet effet et appointés par les Juifs eux-mêmes au prix que notre collège estimera convenable », nous ne sommes pas loin d’une mesure sanitaire… du moins aux yeux des autorités ducales. Depuis longtemps, en Europe, les juifs étaient regroupés, par force ou volontairement, dans certains quartiers des villes. Mais ils pouvaient en sortir, de jour comme de nuit, car ils étaient largement intégrés à la vie économique de la cité. Alors pourquoi cette mesure en 1516 ? Pour éviter qu’ils ne fréquentent des lieux interdits comme les bordels et que des relations sexuelles, voire ensuite familiales, se nouent entre chrétiens et juifs.

Contamination par un peuple et une religion impies menaçant la pureté vénitienne, de ce point de vue nous avons bien là affaire à une peur de la contagion et donc à une mesure prophylactique ! Mais, soyez rassurés, il y a cinq cents ans à Venise comme en 2021 ici, de nombreuses mesures dérogatoires spécifiques avaient été prises pour que la vie économique (c’est-à-dire les profits générés par le commerce dont Venise tirait sa raison d’être et dont les juifs étaient un élément décisif) puisse se poursuivre. La cité des Doges veillait constamment à ce que la lutte contre les contaminations ne vienne pas troubler le bon déroulement de l’économie marchande : un siècle avant les décrets sur les juifs, la cité fut à l’origine du premier lazaret, un lieu spécialement conçu pour mettre en quarantaine les voyageurs suspectés de peste, sur l’île de Santa Maria di Nazareth.
Si on remonte aux confins des XIIe et XIIIe siècles, moment de la naissance institutionnelle du couvre-feu, on peut également considérer qu’il s’agit là d’une mesure sanitaire : on appelait les gens à éteindre les feux qui chauffaient et éclairaient un peu les demeures, afin qu’ils ne redémarrent pas la nuit à l’insu des dormeurs et ne déclenchent des incendies comme le Moyen Age en a connu des milliers, terriblement destructeurs de quartiers aux ruelles étroites, aux maisons de bois et de chaume. Beffrois et clochers furent alors érigés spécialement sur ou à côté des églises pour multiplier les lieux où sonner le couvre-feu.

Les cloches, c’est l’ordre

Le médiéviste Jean-Claude Schmitt nous dit que le couvre-feu n’est, à cette époque, qu’une « mesure de bon sens  ». Certes, mais on se demande alors pourquoi il a été nécessaire de rappeler chaque soir, au son des cloches ou par la voix d’un crieur des rues, la nécessité d’une mesure de simple bon sens. Le peuple en serait-il à ce point dépourvu  ? Du moins celui des villes, puisque ce rappel est beaucoup plus insistant en ville que dans les campagnes [1], où le soir aussi on couvre le feu de cendres ou d’une sorte de couvercle en terre sans qu’il y ait besoin d’un rappel quotidien aussi fort. Serait-ce une conséquence de la tarte à la crème du fameux « bon sens paysan  » ou simplement que les incendies domestiques n’ont pas de conséquences aussi tragiques et destructrices dans les campagnes que dans les villes  ? Ou simplement encore que la France rurale, avec un angélus omniprésent qui signale la fin de la journée, est déjà pourvue en signaux pour rythmer la vie et délimiter le temps de travail ? Et que, de toutes les manières, la nuit venue, il n’est guère possible de travailler aux champs et les sorties nocturnes ne sont guère de mise dans les villages, sauf à vouloir rencontrer un de ces loups-garous dont on dit qu’à cette époque ils étaient assez nombreux.

Tout ça nous indique clairement que bien des choses se cachent derrière les préventions sanitaires « de bon sens  ». Schmitt le suggère lui-même : cette mesure règle le rythme des journées et des nuits dans les villes. « Sur ordonnance municipale, on impose aux citadins d’éteindre leur cheminée à la tombée de la nuit. Il ne s’agit pas seulement de protéger les demeures des voleurs et d’éviter les incendies. La sonnerie qui retentit pour signaler le couvre-feu correspond aussi à l’heure à partir de laquelle on ne doit plus travailler  », et c’est donc aussi une manière de surveiller les travailleurs. L’enjeu est de taille. Prévention des incendies mais aussi régulation des horaires de travail et contrôle de la sécurité publique. Le couvre-feu est d’abord une mesure de police chrétienne visant à distinguer de la manière la plus nette possible le jour de la nuit ; Dieu du diable.

De la nuit maléfique…

Si vous aviez assisté à la messe de minuit en ce Noël dernier (on ne sait jamais... !), vous auriez, comme chaque année à la même date, entendu le prêtre lire ce passage du prophète Isaïe : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière » (9, 1). « Etre sauvé, c’est bien être tiré des ténèbres et de toute complicité avec elles et entrer en présence de Dieu qui est lumière  » (1 Jn 1, 5 ; 1 Th 5. 5). « Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière jour et les ténèbres nuit », lit-on dans la première page de la Bible (Gn 1, 4b-5a). Et encore : La nuit, c’est le moment de « la peur des méchants qui profitent de l’obscurité pour commettre leurs forfaits  » (Jb 24,14). La nuit est peuplée de démons inventés par les théologiens pour que les gens la fuient au profit de la lumière.

Faire sonner les cloches la nuit venue, c’est peut-être prévenir la délinquance et les incendies, mais c’est aussi faire respecter la moralité. Les arrêtés et ordonnances des autorités des villes européennes règlent ainsi la fermeture des cabarets, des bordels et des portes de la ville, tous lieux de réunion publique d’où peuvent émerger des désordres nocturnes. Et la moralité comme l’amoralité doivent pouvoir être vues et constatées… Le contrôle s’accommode mal de la nuit ! Mais c’est aussi la manifestation de la peur de l’inconnu, de ce qu’on ne voit pas, de ce qui se cache, de ce qu’on peut faire hors du regard de ce pouvoir qui voudrait tout contrôler. La nuit protège la clandestinité, les saboteurs, les illicites. Comme le disait E. Goldman, le puritain, « tel un voleur dans la nuit, s’immisce dans 1a vie privée des gens et dans leurs relations les plus intimes  » ; cette nuit qu’il déteste, il s’emploie à la quadriller et l’ordonner. La domination de l’Eglise catholique sur le monde occidental s’est construite sur l’instillation dans les populations de la peur du mal et du diable et de l’enfer, où des souffrances éternelles sont promises en cas de non-soumission au dieu chrétien. Dès lors, structurer le temps et les activités en zones nettement délimitées de bien et de mal s’avérait un instrument de pouvoir que le couvre-feu rappelait chaque jour, pour savoir où aller et à qui obéir afin que soit mis fin aux souffrances terrestres.
Le couvre-feu marque aussi l’alliance du sabre et du goupillon. Domination de l’Eglise, bien sûr, mais aussi des puissants sur les pauvres  : rythmer la vie permet de contrôler le travail et ses produits. Destiné initialement à faire cesser le travail pour « respecter  » le repos dédié au Seigneur des catholiques, le couvre-feu devient progressivement une mesure destinée à limiter l’ouverture des tavernes pour que le misérable soit en état de reprendre le travail. Rien là de contradictoire.

… A la nuit câline

Au fur et à mesure que l’éclairage public se répand dans les villes, le rapport à la nuit se modifie notoirement. Elle est devenue, pour un plus grand nombre, plus attirante et plus festive, les cabarets louches se sont transformés en bistrots avec terrasse, le théâtre s’est mis à fonctionner le soir, puis le cinéma, etc. Les maisons sont maintenant de pierre, et les dangers se restreignent progressivement à quelques quartiers laissés aux coupe-jarrets.

Si le couvre-feu a perdu en partie sa vertueuse justification d’origine, il n’en a pas disparu pour autant. On en a simplement modifié l’allure pour qu’il assure plus pleinement sa fonction répressive sans avoir besoin d’utiliser des prétextes sanitaires ou de simple sécurité publique. Il est devenu un incontournable des scènes de guerre et est utilisé par tous les gouvernements confrontés à une guérilla urbaine.

Une mesure liée à la guerre

Difficile de ne pas associer couvre-feu, guerre et, par conséquent, maintien de l’ordre. On dit qu’au XIe siècle Guillaume le Conquérant l’imposa aux Anglo-Saxons pour prévenir les rébellions tout autant que les incendies. Que Philippe de Valois, au début de la guerre de Cent Ans, l’aurait utilisé pour permettre une retraite militaire.

Sans remonter à ces temps incertains, le souvenir du couvre-feu imposé par les Prussiens dans les territoires français du Nord-Est occupés pendant la guerre de 1870 est longtemps resté vivace.

Tout comme celui qui a été instauré à Paris de minuit à 6 heures à partir du 14 juin 1940, début de l’occupation par l’armée allemande. Levé seulement le 25 août 1944, il ne sera pas appliqué de manière continue, mais au gré des impératifs de la lutte contre les résistants, et surtout en fonction des bombardements alliés pour obscurcir autant que faire se peut le ciel. Il renoue également avec la tradition des couvre-feux ciblant une population particulière (voir plus haut l’exemple de Venise)  : à partir de février 1942, les juifs de la zone occupée sont interdits dans l’espace public entre 20 heures et 6 heures du matin.
Vingt ans plus tard, pendant la bataille d’Alger (1957), le but du couvre-feu décrété par d’anciens résistants des années 40 devenus tortionnaires était de pouvoir tenir entièrement la ville la nuit, pour savoir qui était où (puisque chacun devait être chez lui) et procéder facilement à des arrestations à domicile.
L’année suivante, le couvre-feu instauré d’abord pour un mois en métropole par le préfet Maurice Papon, pour répondre à l’offensive du FLN sur le sol métropolitain [2], visait uniquement les « Français musulmans d’Algérie ». « Les commissariats ont délivré à ceux qui étaient dans l’obligation de circuler la nuit une autorisation temporaire. Aucun incident sérieux n’a été enregistré au cours de cette expérience. Les contrôles n’ont plus lieu dans la soirée mais seulement la nuit. Préfecture de police. Note de 1958. »

Puis, le 5 octobre 1961, nouveau communiqué de la Préfecture de police de Paris : 
« Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20 h 30 à 5 h 30 du matin.  » C’est contre cette décision (qui durera jusqu’à la signature du cessez-le-feu en mars 1962) que le FLN appelle à la manifestation le 17 octobre 1961 qui aboutira au massacre de milliers d’Algériens en plein cœur de la ville.

L’utilisation d’un couvre-feu ciblant une partie spécifique de la population est ensuite devenue monnaie courante, et toujours contre les pauvres et les jeunes urbains, en particulier des cités.
On se souvient de l’état d’urgence et du couvre-feu mis en place par le gouvernement Chirac en 2005, face aux émeutes dans les banlieues qui avaient commencé à Clichy-sous-Bois. Et, en 2018 à la Réunion, suite aux pillages en pleine « crise  » des gilets jaunes  ; ou à Marmande, en octobre de la même année, de 2 heures à 6 heures du matin, pour les moins de 17 ans suite à des épisodes de feux de poubelle et de caillassage de gendarmes.

Les exemples ne manquent pas et, évidemment, pas seulement en France mais dans tous les pays où la nécessité d’une stratégie de contre-insurrection, souvent préventive, se fait sentir pour les gouvernants. Etat d’urgence, couvre-feu, état d’exception, état de siège, des mots pour dire la même chose  : restreindre les libertés, dessaisir l’autorité judiciaire de ses prérogatives habituelles, renforcer les pouvoirs des forces de l’ordre.

JPD

Notes

[11. 90 % des Européens se répartissent dans un espace rural essentiellement composé de paysans.

[2Dans la nuit du 24 au 25 août 1958, le FLN commet une série d’attentats contre des infrastructures pétrolières sur le territoire français.

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