mercredi 16 janvier 2008, par
Les systèmes de retraite sont à la fois un acquis du mouvement ouvrier, un compromis politique passé par des pouvoirs qui voulaient acheter la paix sociale, et un élément d’un compromis social qui a permis pendant trente ans une croissance formidable du système. Aujourd’hui où le rapport de forces est dégradé et où les modalités de la croissance changent, c’est devenu un frein au système qui est donc en train de s’en débarrasser.
Les différents systèmes de retraite
Ils se sont mis en place progressivement à partir de la fin du 19ème siècle. Il n’y avait aucune raison que chaque pays s’y prenne de la même manière, d’où des systèmes différents. L’idée de base de la retraite, c’est que quelqu’un de trop vieux pour travailler puisse s’arrêter et continuer de percevoir une rémunération. En gros, on considère qu’il y a deux modèles possibles de protection sociale, dont chaque pays a fait son mix et qu’il a adapté à sa manière.
Le premier modèle correspond à la logique de l’assurance, c’est celui qui a été mis en place en Allemagne par Bismarck. Le fait de travailler doit donner droit au repos. Les salariés cotisent pendant leur vie active, paient une assurance retraite, en échange de quoi ils toucheront leur retraite plus tard. Dans ce système, un bon salaire donne droit à une bonne retraite, un mauvais salaire à une mauvaise retraite. Le niveau de la retraite peut être différent suivant la branche économique, fonction essentiellement du rapport de forces syndical. Dans cette vision, la retraite est un droit, un droit acquis par les primes d’assurance versées tout au long de la vie. C’est surtout de ce système que s’est inspirée la Sécurité Sociale en France.
Le second modèle correspond à la logique de l’assistance. Tout le monde doit avoir un minimum, et ce minimum doit être satisfait par l’Etat (avant c’était par les églises), donc financé par l’impôt. Les riches paient plus et touchent moins. C’est le modèle anglosaxon parce qu’il a été préconisé par Lord Beveridge pendant la seconde guerre mondiale et a inspiré le système anglais.Cette vision est plus égalitaire dans un certain sens, mais la retraite n’y est pas un droit acquis, c’est le minimum dû par la société à tous ses membres, et c’est la société, ou plus exactement l’Etat, qui fixe ce minimum.
Enfin, pour décrire les Etats-Unis, on parle de système libéral ou résiduel. Il n’y a pas de protection sociale prévue nationalement, mais des accords d’entreprise. Ceux qui ne sont pas couverts peuvent être assistés, c’est-à-dire recevoir une espèce de minimum vieillesse de l’Etat. La différence avec le modèle anglo-saxon, c’est qu’on ne considère pas que la société doive assurer une rémunération aux plus âgés, juste un filet de sécurité contre la pauvreté extrême.
A partir du moment où les systèmes de retraite ont commencé à se généraliser, s’est posé naturellement le problème de leur financement. Avant tout ça, il existait déjà une forme de retraite : accumuler progressivement un patrimoine immobilier et financier jusqu’à en posséder suffisamment pour s’arrêter de travailler et vivre de ses rentes. Les rentiers étaient très nombreux jusqu’à la guerre de 14-18. De même, beaucoup d’Etats assuraient une pension à leurs fonctionnaires âgés. Le financement des retraites de base repose le plus souvent sur le système de répartition : grâce aux cotisations ou aux impôts versés par les salariés et leurs employeurs, on paye les retraités. Quand ces salariés seront à leur tour à la retraite, elle sera financée par la génération suivante. L’équilibre financier repose donc sur le rapport entre nombre d’actifs et nombre de retraités, et sur le montant des prélèvements (une autre question étant le partage de ces prélèvements entre patrons et salariés).
A côté de cette retraite par répartition, une retraite par capitalisation (retraite assurée par le produit des placements) s’est maintenue, de façon plus importante dans les pays anglo-saxons. En effet, généralement, comme en France, la retraite de base est assez faible, et des accords de retraite complémentaires ont été passés. Dans les pays où ces accords relèvent du privé, le financement se fait par des fonds de pension, c’est-à-dire que les cotisations alimentent des fonds qui sont placés, et c’est le produit de ces placements qui assurera la retraite des cotisants, comme nos anciens rentiers, à ceci près que les cotisants, eux, ne décident pas des placements. Ici, l’équilibre financier ne dépend plus du rapport démographique, mais de la qualité des placements et de la bonne santé de la bourse et de l’immobilier ( pour les 42 ans à venir si on prévoit 42 ans de cotisations).
L’Etat-Providence
Le système des retraites comme l’ensemble de la protection sociale s’est généralisé dans les pays développés (et pas dans leurs colonies, naturellement) en gros depuis la fin de la seconde guerre mondiale.C’est bien sûr un acquis social dans un contexte où le rapport de forces n’était pas aussi dégradé. Mais les acquis sociaux sont toujours en même temps des compromis, gagnables en fait quand ils ne remettent pas en cause le système.
La crise des années 30 est la première grande crise de surproduction mondiale qu’on ait connu : le problème n’était pas qu’on ne produisait pas assez pour satisfaire les besoins, mais qu’on produisait plus que ce qu’on pouvait vendre (les besoins, eux, bien sûr, n’étaient pas plus satisfaits). C’est dû entre autres à la généralisation du taylorisme après la première guerre mondiale, qui a permis une augmentation énorme de la production tout en comprimant les salaires. En même temps, ce développement industriel s’est traduit par la diminution du nombre des non salariés (paysans, artisans, rentiers). Il n’y avait donc pas de débouchés suffisants à la production de masse, qui ne pouvait être consommée uniquement par la bourgeoisie capitaliste.
La longue période de croissance que nous avons connue après la guerre est qualifiée de croissance fordiste. Le développement industriel, la salarisation, l’aliénation du travail se sont poursuivis et approfondis, mais en même temps les salaires ont atteint un niveau suffisant pour permettre une consommation de masse. C’est la fameuse société de consommation. La protection sociale est un élément-clef de cette société. Si on veut que les prolétaires consomment, il ne faut pas seulement leur assurer un salaire, il faut leur assurer une certaine sécurité, sinon ils risquent de mettre de côté pour les accidents de la vie. En gros, c’était s’écraser au boulot (accepter les cadences et l’abrutissement de la chaîne, le travail posté, la standardisation du travail de bureau, les accidents du travail...) contre une amélioration du confort matériel et une sécurité financière inconnus jusqu’alors. Ceci a marché en gros une trentaine d’années.
C’est ce modèle de croissance qui est entré en crise à la fin des années 60 pour des raisons trop longues à expliquer ici. Ce n’est pas non plus lieu de discuter si le système a trouvé un nouveau modèle de croissance viable ou est toujours en crise. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la mondialisation n’est pas compatible avec le compromis social fordiste. En effet, la mondialisation des marchés signifie que les entreprises ne comptent plus sur leurs compatriotes pour écouler leur production. En clair, chaque grande entreprise cherche à payer ses salariés le moins cher possible pour exporter un maximum. La demande est devenue beaucoup plus variable, et ce qui est recherché, ce n’est plus une main d’oeuvre stable, mais la précarité et la flexibilité. Or, la retraite est un élément du salaire. C’est ce qu’on appelle un salaire différé. En effet, le système de retraite signifie que je ne touche pas une partie de mon salaire aujourd’hui contre la garantie de le toucher demain. La grande offensive contre une protection sociale qui n’était plus adaptée aux intérêts bien compris des capitalistes a donc commencé au début des années 80, avec d’autant plus de vigueur que de toutes façons, les compromis sociaux sont toujours difficiles à accepter par les patrons, même lorsqu’ils servent leurs intérêts à long terme.
La situation actuelle
La “ bombe des retraites ”, comme ils disent, tient à la fois à des éléments économiques et démographiques.
Il y a d’abord une explication toute bête. Lorsque le chômage augmente et les salaires stagnent, les prélèvements diminuent forcément, sauf si on augmente leur proportion. Le chômage et la précarité sont donc les premiers responsables du déséquilibre financier du système de retraite. Il n’est jamais inutile de le rappeler.
Il y a ensuite l’explication qu’on ne cesse de nous seriner. L’espérance de vie augmente, la population vieillit, et le poids des retraités deviendrait une charge insupportable pour les actifs. Nous y reviendrons parce que ça pose un problème de fond, celui des formes de la solidarité. En effet, les vieux, soit on les fait travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive, soit la société les nourrit, soit ils seront à la charge de leurs enfants. Je ne suis pas sûre que mes cotisations retraites actuelles me reviennent plus cher que ça ne me reviendrait de loger, soigner, nourrir et entretenir mes vieux parents. A part ça, les prévisionnistes sont en train, comme d’habitude d’ailleurs, de changer toutes leurs prévisions : en effet, on atteint en ce moment le gros des départs à la retraite, et il semblerait qu’ensuite la situation devrait se calmer beaucoup plus tôt que prévu. Mais chut, il ne faut pas en parler, ça gênerait l’offensive du MEDEF.
Mais l’élément sans doute le plus important, et dont on parle moins, est plus complexe. C’est la question des fameux fonds de pension. Ce sont comme on l’a vu des fonds de retraite par capitalisation. C’est un peu comme une assurance-vie : ils placent les primes qu’ils perçoivent, et ce que recevront les cotisants à leur retraite, c’est le produit de ces placements dans l’immobilier et dans la bourse. Là, le sort des salariés est solidement lié à celui des systèmes : si la bourse va, ils auront une retraite, une petite crise financière (comme en ce moment pour certains fonds par exemple) et... plus de retraite.
D’abord, ça c’est simple à comprendre, ces fonds sont un fromage intéressant. En ces temps de débouchés hasardeux, privatiser la retraite, c’est ouvrir un nouveau marché pour les banques et les sociétés d’assurance. Rappelons que M. Kessler, spécialiste des retraites au MEDEF, vient justement d’une société d’assurance. De ce point de vue, toutes les déclarations alarmistes sur l’avenir incertain des retraites sont une gigantesque campagne publicitaire gratuite pour ces groupes.
Ce qu’il faut comprendre surtout c’est que ces fonds ont pris une grande importance et jouent maintenant un rôle clé dans le financement des grandes entreprises. Ceci est venu des Etats-Unis (et dans une moindre mesure des pays anglosaxons). Comme là-bas il n’y a pas de système de retraite, les grandes entreprises ont passé des accords avec les syndicats pour alimenter des fonds de pension, naturellement privés, voire créer leurs propres fonds de pension. Ces fonds de pension représentent des sommes très importantes. Un fonds de pension bien géré, c’est un fonds qui rapporte beaucoup. Ils sont donc à la recherche des placements les plus fructueux à court terme, et se déplacent très rapidement d’un actif à l’autre au gré de la conjoncture. En bref, ce sont des fonds spéculatifs. La fameuse pression des actionnaires pour une rentabilité à très court terme, qui se traduit par des licenciements massifs et des versements importants de dividendes au détriment de l’investissement, c’est en grande partie eux. Ils sont devenus des acteurs financiers mondiaux majeurs.
La boucle est alors bouclée. La retraite est un élément du salaire, un salaire différé. Quand elle est confiée à des fonds de pension, cette épargne forcée sert à financer les grandes entreprises par le biais de la bourse et à augmenter la pression dans la recherche des profits. Les salariés financent leur propre exploitation. Astucieux non ? On comprend l’offensive mondiale sur les retraites, qui peut s’analyser à la fois comme une offensive contre les salaires et comme une privatisation.
Le cas particulier de la France
Chez nous, le système de protection sociale est le symbole le plus fort du compromis politique et social passé après la résistance. L’offensive contre les retraites est un élément d’une remise en cause beaucoup plus large.
Rappelons les grands traits. Il y a un régime général qui assure une retraite (assez faible) à l’ensemble des salariés. Chaque branche a négocié également des régimes complémentaires. Il y a pas mal de régimes spéciaux qu’on peut diviser en deux catégories : ceux dont on parle, et ceux dont on ne parle pas. Ceux dont on parle ne représentent pas des masses financières énormes : ce sont les retraites de la SNCF, EDF, RATP, etc... Ils avaient obtenu des régimes de retraite avant la guerre plus avantageux que ceux accordés après 45, et ont bien sûr voulu les conserver. Il y a également les fonctionnaires dont la retraite est payée par l’Etat (et qui cotisent à l’Etat). Ceux dont on ne parle pas coûtent beaucoup plus car ils sont déficitaires quasiment depuis l’origine et concernent beaucoup de monde : ce sont les retraites des non salariés (paysans, artisans, commerçants, patrons...). En effet, on leur a étendu la protection sociale initialement prévue pour les salariés. Mais comme ils n’avaient pas d’employeurs pour financer leurs cotisations, elles sont beaucoup plus faibles (plus lourdes pour la personne, mais plus faibles globalement). Et comme le nombre de non salariés ne cesse de diminuer depuis 1945, ces caisses sont déficitaires depuis des décennies.Sauf que pendant des décennies, ce sont les caisses des salariés qui ont financé la retraite des non salariés. Tous ces régimes, généraux, complémentaires et spéciaux, sont des retraites par répartition : nos cotisations actuelles financent nos vieux parents actuellement.
Donc, déjà, les sociétés d’assurance souhaitent depuis longtemps mettre en pièce un système qui ne leur rapporte rien, et qui en plus limite fortement leur marché. Pourquoi prendre une assurance-vie si on est assuré de toucher une retraite décente ? Le MEDEF piaffe depuis aussi longtemps pour une autre raison : qu’est-ce que c’est que ce système rétrograde où on ne peut même pas forcer les salariés à financer leur exploitation, où on ne peut pas puiser dans leurs poches pour nourrir les augmentations de capital (voir plus haut) ?
L’attaque contre les retraites est aussi un élément très important de la baisse des salaires. En effet, retraite à 55 ans à 60 ans à 65 ans, ou à 80 ans, en moyenne, entre 55 et 64 ans, seuls 34% des personnes occupent un emploi. En effet, les entreprises continuent de licencier les personnes les plus âgées qui ont toujours plus de mal à trouver du travail. Elles ne proposent pas de postes adaptés lorsque les emplois sont trop pénibles. Concrètement, reculer l’âge de la retraite aura pour conséquence pour beaucoup, non pas de travailler plus longtemps, mais d’avoir une retraite beaucoup plus faible. Rappelons à ce sujet qu’il est prévu une décôte. Quelqu’un qui a travaillé les 3/4 de la durée exigée ne touchera pas les 3/4 de la retraite, mais beaucoup moins, puisqu’un % est retiré par année manquante. Enfin, il faut rappeler que les plus touchées par toutes ces mesures sont les femmes. Déjà actuellement 37% des retraitées contre 85% des retraités touchent une pension complète. Si la durée de cotisation est rallongée, l’écart ne pourra que s’accroître.
Une société sans solidarité ?
L’offensive des medias sur les retraites est multiple : proposer de travailler plus longtemps, faire de la propagande pour la retraite par capitalisation, discours nataliste, etc... Tous ces discours font l’impasse sur une question simple, et aussi vieille que l’économie. Ce sont ceux qui travaillent qui créent l’ensemble des richesses disponibles dans une société.
Que l’on conserve une retraite par répartition ou qu’on nous impose une retraite par capitalisation, cela ne changera pas la production d’un iota. Si on conserve une retraite par répartition, les prélèvements seront plus ou moins lourds en fonction du niveau des retraites. Si on passe à un système par capitalisation, nos prélèvements alimenteront notre futur capital (si les spéculateurs ne l’ont pas évaporé entre temps), mais ce seront les mêmes richesses qui seront disponibles pour tout le monde, vieux rentiers et jeunes galériens, et la répartition entre les générations se fera par le biais des prix de ces richesses.
La retraite par répartition pose le principe d’une solidarité entre les générations. Ma génération assure une fin de vie décente aux générations précédentes, et ainsi de suite. Cette répartition est certes inégalitaire, mais une certaine redistribution est quand même assurée : le sort de mes parents ne dépend pas de mes aleas professionnels. L’attaque contre les retraites signe la fin de cette solidarité organisée par l’Etat. La retraite par capitalisation, la diminution des retraites, c’est chacun se débrouille avec ses parents. Il y en a pour qui ce sera plus facile que pour d’autres. Le compromis fordiste signifiait que travailler donnait des droits attribués collectivement. L’évolution actuelle est de supprimer ce type de droits. Travailler me donne de l’argent, point final. Il n’y a plus de droit collectif, il y a des choix de vie privée. J’épargne ou non pour mes vieux jours, je m’occupe ou non de mes parents. La solidarité encadrée par l’Etat disparaît, mais après avoir tué les formes de solidarité qui existaient avant (solidarités religieuses, communautaires, syndicales....). C’est un des éléments de la flexibilité et de la précarisation généralisées.
Cette attaque aura un autre effet important. Beaucoup d’études sociologiques montrent que l’aide financière des retraités à leurs enfants et petits-enfants est loin d’être négligeable. La retraite pleine a eu des conséquences énormes sur l’évolution de la vie privée : possibilité pour les enfants de mener une vie indépendante, rapports entre générations bouleversés, devenus plus égalitaires. Chacun chez soi, mais chacun s’aide, les uns en aidant financièrement en cas de coups durs, les autres en rendant des services. A terme, ce sont aussi ces rapports qui vont à nouveau changer.
Nous vivons dans un pays riche, qui a les moyens d’assurer une vie plus que décente à tous. La question des retraites, c’est comme la question des salaires, c’est celle de la répartition de ces richesses.
Mamie Sylvie