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CA 318 mars 2022

Chantier d’analyse de classe à Paris, 2ème session

mercredi 23 mars 2022, par Courant Alternatif

Au programme de la deuxième session du chantier : définir le prolétariat à partir de ses luttes. Nous sommes partis de nos expériences respectives de luttes et de nos différents boulots pour dessiner les contours de ceux avec qui nous pouvons et devons lutter, et de ceux qui sont nos adversaires. Tout en gardant à l’esprit que ce n’est pas nous, militants, qui provoquerons la révolution, et donc que nos discours doivent chercher à toucher un maximum d’exploités.


Au programme de la deuxième session du chantier : définir le prolétariat à partir de ses luttes. Nous sommes partis de nos expériences respectives de luttes et de nos différents boulots pour dessiner les contours de ceux avec qui nous pouvons et devons lutter, et de ceux qui sont nos adversaires. Tout en gardant à l’esprit que ce n’est pas nous, militants, qui provoquerons la révolution, et donc que nos discours doivent chercher à toucher un maximum d’exploités.

Lors de la première session du chantier [1], l’idée était de partir des conditions matérielles, « objectives », pour notre analyse. Il a été décidé d’aborder la question lors de la deuxième session par le biais des luttes, d’interroger les formes de luttes et leur composition, pour cerner les contours des classes en lutte ou pas, sans réduire notre définition du prolétariat à « ceux qui luttent ».

En général, les mouvements sociaux d’ampleur ne viennent pas des militants et sont difficilement prévisibles. Souvent, le point de départ est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Et la majorité du temps, ceux qui mènent les luttes et ceux qui en profitent politiquement ne sont pas les mêmes. Donc un des fils directeurs de la deuxième session est : avec qui peut-on lutter et sur qui peut-on compter ?

L'écueil de l'interclassisme

Les expériences récentes des luttes défensives de la métallurgie nous ont rappelé une chose que nous savions déjà : quand des sites de production se cassent la gueule, dans tous les cas sur les piquets de grève, il n’y a pas les cadres. Plusieurs raisons expliquent cela. Les rapports antérieurs à la grève au sein de l’entreprise évidemment, qui ne poussent pas à la confiance avec les cadres, qui restent majoritairement des forces d’encadrement. Ces derniers développent certes un sentiment d’appartenance à la culture de l’entreprise mais absolument pas à celui de la classe productive. Le mépris existant envers les prolos rejaillit dans la grève/lutte alors même que cadres et ouvriers pourraient avoir un intérêt commun.

De plus, il est évident qu’en France, suite à la désindustrialisation et à l’explosion du tertiaire durant les 30 dernières années, les ouvriers ont très peu de chances de retrouver un travail, et les cadres ont beaucoup plus de possibilités. Ce n’est pas pareil de lutter pour son gagne-pain quand on est non diplômé que quand on dispose d’un CV fourni.

Ces modalités peuvent également se retrouver dans le secteur public où les divisions existent en fonction des statuts et des situations de précariat. On a pu le voir à Mantes-la-Jolie avec la lutte des AESH (Accompagnantes d’Élèves en Situation de handicap) lors d’une manifestation interprofessionnelle. Les AESH s’interviewaient au micro les unes les autres pendant la manif et montraient leur mise à l’écart, leur salaire de misère, le mépris qu’elles pouvaient subir au sein même de l’institution. Ces métiers, souvent féminins, sont invisibilisés et manquent de reconnaissance au sein même des travailleurs de l’éducation. Certains des profs n’arrivent même pas à les considérer comme des collègues, ce qui est évidemment dramatique pour la solidarité au sein de l’établissement. Ces divisions sont tellement intériorisées que ça pose problème y compris pour la distribution des fonds de caisses de grève : ce sont les surveillants et le personnel de ménage et de cuisine elleux-mêmes qui n’imaginent pas percevoir les mêmes sommes que les enseignants.

Classe(s) moyenne(s) ?

Nous avons eu un débat sur les termes de petite bourgeoisie, de classe moyenne, de classe d’encadrement, qui ne font pas consensus. Une institutrice qui gagne 1 500 euros pour taffer 60 ou 70h par semaine, c’est pas vraiment la petite bourgeoisie question revenus. Mais on peut considérer aussi qu’elle en fait partie car elle ne produit pas de plus-value sans exploiter personne. La question n’est pas de savoir si un prof, un technicien… est ou pas un prolétaire, c’est plutôt ce qui fait qu’on est segmentés en statuts, qu’on est segmentés dans notre tête et qui fait qu’on n’est pas en lutte ensemble. Et la tendance actuelle est à se dire qu’on crée des catégories à l’infini qu’on oppose les unes aux autres.

La classe moyenne, c’est le plus souvent un pot pourri politiquement craignos, qui tend à faire croire qu’on a quelque chose à perdre. Le terme de classe moyenne a donc un rôle idéologique. À l’inverse, parler de classe d’encadrement est différent, car c’est désigner une fraction des travailleurs qui organisent, conçoivent, surveillent, préparent le travail et dont certains traits pourraient être ressemblants entre différents postes : profs, ingénieurs et techniciens, publicitaires, permanents syndicaux… Ce n’est pas un rôle dans les rapports de production (position par rapport à la production de plus-value : exploiteurs ou exploités), c’est une position dans le rôle de reproduction globale du capital. On pourrait donc dire que, politiquement, ce n’est pas intéressant de mettre en avant la classe d’encadrement comme distinction au sein du prolétariat (ou en dehors) mais pour nous, dans nos analyses et dans les luttes, c’est une question pertinente.

Par exemple, le boulot d’encadrement des profs passe par des outils de sélection, tri, flicage… Mais l’une des forces du capitalisme sécuritaire est d’avoir réussi à transformer tout le monde en flic : le chauffeur de bus flique ses frères de classe fraudeurs, la caissière doit vérifier les sacs de sa voisine de palier, ce qui rend les distinctions épineuses. Ces divisions du travail peuvent s’appuyer sur des divisions préexistantes (entre prolétaires et sous-prolétaires, par exemple, ou entre immigrés et sans-papiers).

Il nous faut donc distinguer dans nos analyses sur la composition de classe - au sens opéraïste du terme - deux aspects : technique, au sens productif, et politique, au sens des intérêts sur lesquels s’appuyer pour faire jouer la solidarité.

Dynamique de la composition et de la conscience de classe

Nous estimons donc que la conscience de classe est en baisse depuis des années et c’est l’une des explications, un peu fataliste, qui peut justifier le reflux des luttes. Pourtant, chacun sait que la conscience de classe c’est quelque chose de mouvant, la lutte la fait bouger. Hors des luttes en revanche elle recule, on se sent catégorisé, et on s’accroche aux catégories qui nous divisent. La société a réussi à créer des responsabilités et des hiérarchies en cascade, des n+1, n+2… Cela s’est accentué depuis 40 ans, notamment sous une forme juridique dans le travail. Des bibliothécaires deviennent des managers de bibliothèques, les livreurs à vélo deviennent chefs d’équipe de livreurs à vélo pour peu ou prou le même salaire...

Les Gilets Jaunes ont montré qu’il était possible de reconstruire une conscience commune à partir de situations très séparées, avec comme base un vécu social comparable, sans partir du lieu de travail ou même de la situation d’exploité dans le travail. La conscience de classe a longtemps été dans le mouvement ouvrier un préalable à la révolution, le prolétariat se construisant "en et pour soi" dans sa prise de pouvoir. S’il est évident que nous regrettons la perte d’une conscience de classe et que nous luttons au sein du prolétariat afin de contribuer à la révolution sociale, nous pouvons interroger le schéma classique de l’acquisition d’une conscience de classe préalable à la révolution. Si nous ne voulons pas la prise du pouvoir du prolétariat mais plutôt l’abolition des classes, il faut nous poser la question de la façon dont nous concevons la conscience de classe, à rebours de la conception qui a longtemps dominé : celle qui mène à la dictature du prolétariat.

D’ailleurs, depuis la séquence Loi travail - mouvement contre la réforme des retraites (2016-2020), dans laquelle le mouvement des Gilets Jaunes peut s’intégrer, on peut assister à un recul de ce qui avait pu se construire au niveau renforcement de classe et de la conscience de classe. En gros, depuis le covid, la plupart des secteurs en mouvement sont les plus précaires ou en galère (usines qui ferment, AESH, sans-papiers, les Antilles), de façon non coordonnée et pas dans un mouvement d’ensemble. Espérons que le mouvement social pourra "capitaliser" sur ces expériences et tisser des liens pour en sortir renforcé.

Cette conscience de classe peut se développer aussi dans les luttes hors travail. La lutte du foyer Nouvelle France durant les années 90 en est un exemple. C’est une lutte qui a duré plusieurs décennies ; des résidents africains montreuillois relogés "provisoirement" dans des algécos pendant plus de 15 ans ont refusé le relogement qui leur était imposé, avec dispersion dans des petits foyers (pour s’intégrer !), plus chers, majoritairement en lointaine banlieue. Environ un tiers des algécos ont été détruits pour l’exemple, ce qui a renforcé l’entassement et l’insalubrité. Il n’y a pas eu de solidarité de la part des associations antiracistes qui ont suivi le discours de la mairie sur la nécessité de l’intégration dans la société française. Lorsque la mosquée de Montreuil a proposé une solidarité sur la base de l’entr’aide entre musulmans, les travailleurs, presque tous musulmans pratiquants traditionalistes, ont refusé, car ce n’est pas une solidarité en tant que musulmans qu’ils voulaient, mais celle de travailleurs. Ils réclamaient le droit à un relogement décent sur Montreuil en tant que travailleurs montreuillois. Et c’est ce qui a permis un fort soutien à la lutte : la dénonciation de la gentrification de la ville et du sort qui était fait aux prolétaires. La question des foyers continue d’être épineuse car elle pose aussi celle du développement dans le pays d’origine, et surtout de l’autogestion des projets de développement, du racisme, du rapport avec les associations humanitaires. La solidarité s’est organisée sur la base de la lutte contre la gentrification de la commune, du droit des travailleurs à rester chez eux (ici des immigrés à rester sur la commune) et de la solidarité internationale contre la coopération humanitaire. La lutte a gagné et les travailleurs africains ont un logement décent et conçu par eux.

Quand on parle de classe ou de conscience de classe, on a souvent tendance à ne voir que le pays où on vit, alors que dans une société capitaliste mondialisée dans la production, la circulation, les migrations et maintenant dans la diffusion instantanée de l’information, l’internationalisme on ne peut pas y couper. La lutte des classes, on en parle peut-être moins, mais l’internationalisme on n’en parle pas du tout. Pourtant, un peu partout on assiste à des situations dont certains éléments sont comparables : privatisation des services publics, accaparement des terres, individualisation des gens, surveillance, partout le capital cherche à reprendre ce qu’il a concédé (là où il a concédé...). Il nous faut analyser les situations dans les différents pays si nous voulons que notre discours soit à même de proposer une perspective révolutionnaire crédible. Que penser par exemple du soulèvement paysan en Inde ? Du retour des grèves (victorieuses) sur le devant de la scène aux USA et des démissions massives ?

Le patronat français va évidemment aussi chercher à rogner sur le temps de travail. C’est ce qu’il fait depuis 35 ans, sentant le rapport de force favorable. Après les élections il y aura sans doute une offensive sur les retraites, le temps de travail, voire les vacances ou les RTT, et cela pourra réveiller. Ce sera le moment de réfléchir à nos modalité d’intervention à même de faire émerger des discussions au sein des luttes, pour tisser des ponts entre les différents secteurs. Discussions qui, on l’espère, mèneront à des dépassements, temporaires ou définitifs, des divisions des prolétaires.

Quel discours pour être audible ?

Certainement que l’arrêt d’une lutte, même pour des revendications obtenues, peut être vu comme un échec. Finalement qu’est-ce qu’une victoire ? Est-ce que ce sont les revendications obtenues ? Les vitrines cassées ? Le collectif qui se construit et qui avance ?

On a du mal à attirer des gens dans nos luttes avec le passif de défaites qu’on a depuis un bon moment. Avoir des victoires pour avancer dans le mouvement peut être important même si elles sont partielles et ponctuelles. Elles construisent une mémoire. Certains évoquent, dans l’ouest francilien, la lutte contre le circuit F1 à Flins, l’atelier de couture de l’usine, où ont eu lieu des victoires complètes ou pas, mais localement, les gens s’en souviennent et des collectifs capitalisent sur ces expériences.

Par exemple la lutte des salariés de TUI (un ensemble d’agences de voyages) en 2021 est une démonstration de ce qu’il est possible de faire, même pour des salariés hyper atomisés. Ils ont lancé une lutte contre les licenciements, en contactant plein de boîtes menant des luttes sur des objectifs similaires. Le collectif s’est créé comme cela, avec des réunions en audio et des boîtes de partout en France. Ils ont regroupé des gens qui ne sont pas du tout des militants. Ils ont joué sur des tableaux différents car ils ont gagné en juridique et le groupe TUI a dû réintégrer des salariés. Cela n’a pas provoqué un arrêt des licenciements partout en France, mais une coordination comme celle-ci a su trouver le discours juste et des méthodes adaptées pour mener une lutte interprofessionnelle dans la durée, sans se laisser complètement noyauter ni par les syndicalistes professionnels (qui ont de toute façon boudé la lutte), ni par les organisations (trotskistes en l’occurrence).

Conclusion : construire du collectif

On ne peut pas faire la révolution à une poignée. Il faut lutter contre les divisions dans un simple intérêt stratégique. Plutôt que d’utiliser des mots que personne ne comprend, est-ce qu’on ne pourrait pas utiliser des discours pour être clair, redéfinir davantage les choses, réexpliquer, ou inventer des mots plus en prise avec notre époque ? De même, il faudrait analyser le changement psychologique dû au covid : les gens se sont rendu compte qu’ils avaient une vie de merde. Ils se barrent de leur taf. On peut saisir cette opportunité pour repenser ce qu’est le bien commun, le redéfinir ensemble car il est clair que ces gens-là retourneront à un moment au travail, contraints par la réalité du capital et les besoins financiers. Et ils reviendront avec l’envie de faire autre chose.

De ces constats et interrogations de fin de réunion, nous dégageons l’idée de poursuivre la discussion lors d’une troisième session sur le thème : comment construire du collectif et quels outils se donner pour faire perdurer les outils ? Construire dans la durée ? Construire localement, nationalement, internationalement ? Fédérer ? Voir l’affiche pour plus de détails.

Groupe OCL Île-de-France, février 2022

Notes

[1cf. article dans CA n°316

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