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CA 326 Janvier 2023

Colombie, réflexions autour du nouveau gouvernement de gauche

vendredi 13 janvier 2023, par Courant Alternatif

Le 19 juin dernier, pour la toute première fois, un président considéré de gauche gagnait les élections présidentielles en Colombie. Gustavo Petro, (ex guérillero des années 80 au sein du M19) est élu président et Francia Márquez (militante de base afro très populaire) est vice-présidente. Dans ce pays historiquement dominé par une droite dure — liée au narcotrafic, à la grande propriété terrienne et au capital extractif —, cette victoire électorale apparaît comme une bouffée d’air frais et crée beaucoup d’attentes.


Ce gouvernement est finalement un mixte de diverses tendances politiques. Pour être élu il a fallu une alliance avec le Parti Liberal (droite liée à l’ex-président Santos 2010-2018 représentant de l’oligarchie traditionnelle). Les ministères les plus importants — ceux de l’Intérieur et des Finances — sont aux mains de personnes de confiance de Santos, des libéraux ayant une certaine sensibilité sociale, et le reste du cabinet est loin de concentrer les forces les plus à gauche ; si l’on a en effet octroyé la position de ministre de l’environnement à une doctorante proche des mouvements sociaux, et la Culture à une artiste engagée, on retrouve des politiciens connus comme apôtres du néolibéralisme. Par ailleurs, comme l’a déclaré le Président Petro, il faut faire face à l’inertie d’un appareil d’État qui freine les reformes et les changements progressistes, et il faut appliquer des contrats signés avant les élections. Par exemple la ministre des mines doit respecter des contrats signés pour des décennies avec des multinationales, protégées par des accords de libre-échange. Selon des proches du ministère, il sera presque impossible de faire plus que pacifier les conflits territoriaux pendant ce mandat. D’ailleurs pour beaucoup, l’objectif est la réélection dans 4 ans pour pouvoir concrétiser des avancées car on aura pu changer des fonctionnaires.

Pour rappel, en Colombie, 39% de la population est en situation de pauvreté et 12% en situation d’extrême pauvreté et 81% de la terre est possédée par 1% de la population (Oxfam, 2017). Le pays donne tout à la politique extractiviste et aux mono-cultures expulsant les paysan-nes de leur terre. Côté répression, en moyenne, chaque semaine 3 militant-es sont assassinés par les paramilitaires, beaucoup d’autres sont emprisonné-es. Pour l’instant la présence du nouveau gouvernement n’a pas ralenti les assassinats de militant-es ni cassé les liens entre la force publique et les paramilitaires. Du côté du conflit armé, la guérilla ELN reste active, et contrôle une partie du territoire. Les groupes paramilitaires et/ou liés au narcotrafic, dont des dissidences des Farcs, sont très présents. 

Quel est le rôle du mouvement populaire ? Attendre sagement, ou s’engager dans une dynamique de lutte ?
Il y a d’abord la peur « de faire le jeu de la droite ». Il y a ensuite qu’en règle générale, les mouvements sociaux voient ce gouvernement comme une opportunité de concrétiser des gains significatifs en matière de logement, de santé, d’accès à la terre etc... Aussi, beaucoup de militant-es ont été coopté à des postes liés à des ministères et certaines organisations en sont fragilisées. C’est pourquoi les mobilisations faiblissent et les critiques sont tues. Évidemment des groupes sont méfiants des options du gouvernement, ont tiré les leçons du cycle de gouvernement progressiste que l’Amérique Latine a connu et pensent que seule la lutte permettra un changement. La gauche bien-pensante en profite pour essayer de les isoler en les faisant passer pour les extrémistes qui vont ramener la droite au pouvoir. Mais, les luttes locales continuent malgré les attaques paramilitaires.

Du côté moins organisé, la population qui s’est mobilisée lors de la grande grève de 2021, estime que c’est « son » gouvernement qui a été élu, la présence de Francia Marquez comme vice-présidente renforce ce sentiment, et il y a beaucoup d’attentes. Les personnes les plus averties savent que Petro doit composer avec des fonctionnaires hostiles et une assemblée dans laquelle il n’est pas majoritaire mais on attend tout de même de sa part un arbitrage juste sur des conflits locaux contre des parrains régionaux.

arauca edificio : bâtiment du mouvement social à Saravena Arauca après l’attentat de fevrier 2022 (photo Fondatin Joel Sierra)

*** Quelques exemples de luttes, gouvernement vs mouvement social

Il y a une forte tension en ce qui concerne les récupérations de terre (reprendre des terres inutilisées/utilisées à de grands propriétaires terriens ou entreprises pour s’installer en communauté et cultiver). Cet automne, on a vu Francia Márquez aux côtés des ministres de la Défense et de la ministre de l’Agriculture, ainsi que de Giovanni Yule, leader autochtone chargé de l’agence nationale des terres lancer un ultimatum de 48 heures aux « envahisseurs de terres ». Il s’agissait d’un appel au respect de la propriété privée et l’annonce imminente d’une intervention policière. L’intervention ne s’est pas faite attendre : l’anti-émeute était dès le lendemain sur les terrains occupés. Il faut savoir que Marquez et Yule avant d’être au gouvernement soutenaient les reprises de terres.
Le gouvernement met ainsi la pression sur les groupes les plus radicaux, rassure les propriétaires et impose sa stratégie qui consiste à racheter des terres aux grands propriétaires pour les distribuer aux petits paysans. Pour beaucoup ce rachat est un scandale car ces terres ont été accaparées via le paramilitarisme. De plus le plan proposé ne compense que ce qui aurait dû être récupéré pour respecter les accords de paix avec les Farcs et ne va pas plus loin.
Malgré cette intervention du gouvernement, dans d’autres régions certains occupants espèrent quand même que le gouvernement va intervenir en leur faveur. Ce qui n’est pas gagné car d’une part cela voudrait dire que le gouvernement entrerait en conflit avec des gens de fort pouvoir dans une région et d’autre part le pouvoir local prime en terme d’intervention policière. C’est dire la difficulté qui règne d’appréhender ce que le gouvernement peut ou veut faire.
Par ailleurs, les revendications des organisations paysannes, telles que le Coordinador Nacional Agrario (CNA), invoquent depuis toujours un projet de réforme agraire qui permettrait d’établir l’autosuffisance alimentaire sur le plan national. Cela répondrait à une multiplicité d’enjeux fondamentaux du pays : une distribution équitable de la terre et une production suivant un plan de développement agroécologique, l’endiguement de la violence politique orchestrée par les groupes d’extrême-droite et, finalement, la construction d’un modèle économique autocentré qui contournera le marché international. Cependant, les premières déclarations de la ministre de l’Agriculture laissent craindre un projet typique de modernisation, c’est-à-dire une industrialisation du monde rural confiée à des entrepreneurs. Ce modèle ne convient que très marginalement aux attentes paysannes qui, certes, espèrent des investissements ou des gains en machinerie, mais veulent surtout développer la campagne à partir de leur structure organisationnelle existante.

Blocage de route par les paysans et les indigènes dans la Casanare pour réclamer l’entretien des routes (novembre 2022, foto redher)

De la même manière la lutte contre l’extractivisme est divisée. Le gouvernement veut proposer des lois pour moduler l’extractivisme, la décarbonisation de l’économie, aller vers une transition énergétique. Mais, d’une part il ne peut pas annuler les contrats en cours, d’autre part il serait étonnant que cela passe et, au-delà de ça, sans cracher sur la limitation proposée de l’extractivisme, certains mouvements sociaux remettent en cause le modèle en soit et ne veulent pas d’un capitalisme vert, ni de ce que véhicule la transition énergétique. Leur lutte contre l’extractivisme se fait par la construction du « pouvoir populaire ». Par exemple en Arauca, où il y a une forte exploitation pétrolière, le mouvement social malgré les assassinats et les peines de prison a récupéré des terres (certaines appartenant à des pétrolières) pour la production de la nourriture, gère le réseau d’eau de plusieurs villes, des transports, des radios communautaires, construit des écoles et gère l’arrivée des profs, a substitué la coca par la production d’aliments etc... Il y a un « plan de vie » qui va au -delà de la recherche d’une « bonne politique extractiviste ». Depuis un an, les attaques paramilitaires ont repris. Cette fois par un groupe auto-nommé dissidence des Farcs. Il se joue ici une lutte territoriale mais aussi une lutte contre la construction d’un autre pouvoir que l’Etat n’apprécie pas. Il sera intéressant de voir comment le nouveau gouvernement agit sur ce cas précis. (1) (2)

Le conflit armé perdure, la guérilla principale en activité est l’ELN. Les dialogues de paix avec le gouvernement précédant ont fait long feu mais Petro aimerait cette fois les mener à bien. Les négociations avec cette guérilla sont différentes de celles avec les Farcs puisque l’ELN veut surtout négocier pour que les raisons du conflit armé social et politique soient résolues et veut que la société civile prenne part aux négociations. Il y également une forte méfiance vis à vis des accords signés avec l’État colombien vu qu’il n’a toujours pas appliqué ceux signés avec les Farcs en 2016. Et puis, si Petro n’est pas réélu dans 4 ans ?
Pour mettre fin au conflit, le gouvernement propose un plan « Paix totale » qui concernerait l’ELN, la nouvelle Farc (segunda Marquetalia) mais aussi les autres acteurs armés plutôt paramilitaires liés aux trafics divers, y compris des dissidences des Farcs. Pour certain-es, cette proposition de « Paix totale » risque de ne pas respecter les demandes historiques du mouvement social, en mélangeant les acteurs et ne reconnaissant pas le caractère politique du conflit.

Terre récuprée dans le Cesar

Après un cycle de 10 ans de fortes mobilisations sociales, on se demande si la présence d’un gouvernement de gauche va affaiblir ou renforcer le mouvement social. Ce qui est sûr c’est que ce gouvernement n’est pas révolutionnaire, qu’il a les mains peu libres et qu’il y a de fortes chances que peu de choses bougent. Une de craintes est que la population qui a rêvé de changement cesse de se mobiliser et retourne de dépit voter extrême-droite.

Collaboration Pasc, Ceibavieja (Canada, suisse)

Notes :
1 https://basta.media/Colombie-electi...
2 https://www.youtube.com/watch?v=d8B...
3 https://pasc.ca/fr

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