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CA 327 février 2023

Interview des délégués sans papiers DPD et Chronopost en grève « La marche arrière est cassée »

jeudi 9 février 2023, par Courant Alternatif


Depuis plus d’un an, les salariés sans papiers de trois entreprises sont en grève pour leur régularisation : RSI Gennevilliers, une boîte d’interim spécialisée dans le bâtiment dans le 92, DPD (filiale de La Poste) au Coudray, dans l’Essonne, et Chronopost Alfortville dans le 94. C’est une action concertée. RSI, partis les premiers, ont reçu en octobre des récépissés avec autorisation de travail pour les 83 personnes. Ils ont levé leur piquet, même si tout n’est pas réglé (cf CA n°326). Dans cette lutte emblématique et impressionnante, il nous a semblé intéressant d’interviewer les délégués sans papiers eux-mêmes. Nous n’avons pu interviewer (ensemble) que les délégués de Chronopost et DPD.

C.A. : Vous allez peut-être d’abord nous expliquer comment vous avez démarré.

Délégué DPD : Je suis dans le collectif depuis 2019. On faisait des pointages dans les foyers. On a vu qu’il y avait beaucoup de sans papiers et que la quasi totalité travaillait. Pour être régularisé ce n’est pas facile. La préfecture ferme la porte, et donc ils ne savent pas quoi faire pour être régularisés, et en face aussi il y a les patrons qui les exploitent. On a vu qu’avec les occupations, ça peut marcher, ça peut ouvrir toutes les portes de la régularisation, mais c’est pas facile. On a vu que la lutte de 2019 [1] a duré sept mois, donc on avait envisagé qu’au minimum ça allait durer sept mois. Donc quand même on était un petit peu prêts, on avait avisé les camarades d’être prêts. On a voulu attaquer mais il y a eu le covid, le confinement, le couvre-feu. Puis il y a eu la levée du couvre-feu. On s’est dit c’est le moment d’attaquer, parce qu’on avait préparé avec plusieurs entreprises, il y en a d’autres qui n’ont pas attendu et quand même, au finish, on avait trois luttes qui pouvaient attaquer. Il y avait RSI, DPD et Chronopost [2]

On savait que ces trois-là, on allait faire des occupations, on ne savait pas comment ça allait se passer, mais on savait que ça allait durer. Les camarades de RSI ont voulu attaquer les premiers, le 22 octobre 2021 à Gennevilliers. Avant ça, il y a eu l’occupation de leur agence boulevard Magenta à Paris, la police est venue les expulser, ensuite ils sont retournés à Gennevilliers et, au bout d’un moment, ils ont obtenu le soutien du maire, et le piquet s’est tenu. De là, nous, on a décidé une date, le 15 novembre 2021 ; on a attaqué DPD, on a démarré l’occupation, mais quand même soutenus par les syndicats. Nous sommes dans une localité où on ne peut pas aller [3], donc on a cherché du soutien, et ils nous ont dit dès le départ qu’ils étaient prêts à nous soutenir ; il y avait Solidaires et Sud PTT, des bonnes volontés qui sont venues sur place, et donc, le 15 novembre, on est venus devant l’entreprise et l’occupation a démarré.

Délégué Chronopost Alfortville : On fait tous partie d’un collectif, le collectif des travailleurs sans papiers de Vitry. On a vu qu’à chaque poste, c’était des sans papiers, c’était des gens qui restaient malgré les aboiements des patrons, des chefs relous qui leur crient dessus, ils étaient traités comme des esclaves, il était interdit d’aller aux toilettes ou même de manger. On a vu que les sans papiers qui avaient été régularisés partaient au bout de quelques jours ; en partant ils nous disaient : il faut arrêter de faire ce travail, c’est pas un travail, c’est de l’esclavage moderne, faire tout ce travail pour être payé 600-800 euros maximum, c’est pas normal, faut arrêter. Sauf que nous, on ne pouvait pas arrêter. Celui qui s’approche de la noyade, il faut qu’il ait un pied hors de l’eau pour se sauver. On a créé des groupes whats’app, instagram, snapchat… pour organiser une grève contre le patron pour demander notre régularisation. Parce que, si on reste comme ça… Si on se casse les bras, la sécurité sociale ne nous reconnaît pas, notre vie est foutue pour rien. Avec tous ces arguments-là, les camarades ont compris et on s’est organisés au sein du collectif. Au début c’était l’organisateur, après on est partis voir les syndicats. Il y avait eu une lutte en 2019 qui a duré sept mois et qui a été victorieuse. Il y a eu 73 régularisations, 27 camarades qui travaillaient dans Chronopost et 46 autres qui travaillaient dans d’autres entreprises et qui s’étaient joints à la grève. Mais quand même il y a eu 83 refusés. Le préfet leur avait donné l’attestation de dépôt, ce qui les protégeait par rapport à avant, et il avait même annoncé qu’il y aurait une commission de suivi pour ceux qui rentraient dans les critères négociés à l’époque, qu’ils allaient être régularisés, mais cette promesse n’a pas été tenue.

Ces camarades n’ont pas eu d’OQTF [4] à la fin, mais ils sont restés sans papiers. Ils ont rejoint la grève en 2021. On a essayé d’investir le site d’Alfortville le 3 décembre, on a été chassés par les policiers ; après on a fait la déclaration d’occupation collectif-Solidaires-CGT, ça a été accepté, on est revenus le 5. Même avec la déclaration, il y avait des policiers qui voulaient nous empêcher de nous installer, ils disaient qu’ils n’allaient pas nous laisser s’installer. Comme ça, on s’est installés avec l’aide du maire d’Alfortville et de la députée Isabelle Santiago.

C.A. : Comment vous êtes-vous organisés ? Ce sont des salariés de DPD en grève ?

Délégué DPD  : La plupart sont en intérim. Dans l’intérim on comprend la sous-traitance. C’est La Poste qui est au-dessus, qui a des prestataires. Par exemple, DPD c’est une filiale de La Poste. DPD utilise des boîtes d’intérim, comme Derichebourg qui se sous-traite à lui-même. DPD fait appel à des prestataires, même s’il a ses propres employés en CDI. Le donneur d’ordres, c’est La Poste. DPD travaille dans les murs de La Poste.

C.A. : Donc, nous, quand on dit les DPD, en fait vous travaillez dans diverses boîtes d’intérim, vous n’avez pas tous le même patron, mais la grève c’est ceux qui travaillent pour DPD.

Voilà. Parce qu’on ne pouvait pas attaquer toutes les boîtes d’intérim, mais là où on a travaillé, là où on a été exploité. C’est lui le responsable, c’est le donneur d’ordres, celui dans les murs de qui tu travailles. Par exemple, sur la vigilance. Quand on rentre dans DPD, ce sont eux-mêmes qui font les contrôles, donc le devoir de vigilance, ils savent qu’effectivement, ce sont des sans papiers qui travaillent là-bas.

C.A. : Vous n’avez pas le même patron, vous travaillez à DPD, DPD travaille à La Poste ; à l’endroit même où vous travaillez il y a un contrôle des entrées, donc ils savent quelle est la situation.

Délégué DPD : Donc c’est eux les responsables.

C.A. : Vous aussi, vous travaillez tous à Chronopost ?

Délégué Chronopost : On travaille tous chez Chronopost, mais par le biais de Derichebourg. Chez DPD, il y a une autre boîte d’intérim. Chez nous, c’est Derichebourg. Je vais vous dire comment ça se passe. Derichebourg a créé sa propre boîte d’intérim qui est Derichebourg intérim. Ce qui n’est pas légal déjà. Derichebourg envoie les camarades entre les mains de Chronopost et entre les mains de DPD. Moi-même, Derichebourg il m’envoie à la fois chez Chronopost de 4h du matin, parfois 3h30, jusqu’à 7h30 ; en même temps, il m’envoie chez DPD de 10h jusqu’à 16h, des fois de 16h jusqu’à 21h, des fois de 11h jusqu’à 21h. Le problème, ils nous envoient chez Chronopost Alfortville pour 4h30 et chez Chronopost à Limeil Brevanne pour 8h de temps. C’est Derichebourg et Chronopost ; Chronopost, il a un délit de marchandage, puisqu’il sous-traite son propre travail aux boîtes d’intérim.

On travaille aussi avec les salariés de Chronopost qui sont en situation régulière, mais les boulots les plus difficiles, ceux qu’ils n’arrivent pas à faire, ils les donnent aux sous-traitants. Ils sont tenus par le devoir de vigilance, ils ne l’ont pas fait : en gros, ils savaient qu’on était tous des sans papiers, puisque les gens de Chronopost ne nous donnaient pas de badge. Ils donnaient des badges à leurs propres salariés, ils ne nous donnaient pas de badge en disant « vos papiers ne sont pas bons ». Chronopost sous-traite son propre travail à Derichebourg. Le travail dissimulé, ils vont nous dire : on savait pas, ce sont des usurpations d’identité ; c’est ce que La Poste a dit dans un communiqué, ce qui est totalement faux. Les chefs de Chronopost et de Derichebourg connaissaient nos vrais noms. On avait leur numéro perso, ils ont nos snaps, et sur mon snap, c’est mon vrai nom qui est là. Sauf que ce travail-là, il n’y a que nous qui arrivions à le faire. Trier 2000 colis en 4h30, moi je le faisais ; les colis de Paris 13 sur Chronopost, s’il y a des courriers de même adresse ou de même groupage, il faut trier 2000 colis en 4h30. C’était des cadences infernales. C’est pour ça qu’on parle d’esclavage moderne. Il faut aller au retour de la machine, ceux qui sont au déchargement, tu te baisses tu prends les colis, tu te baisses tu prends, tu te baisses tu prends, tu te baisses ; s’il y a même 10 cm entre chaque colis, tu vas avoir le chef sur le dos.

Chez DPD par exemple, ils ont mis une sorte de petite lumière jaune en haut, si vous êtes au chargement et que le colis tombe alors que vous êtes là, tout de suite la lumière jaune va s’allumer. Il n’y a pas beaucoup de vocations pour la chaîne. Et vous allez avoir les chefs sur le dos parce qu’ils sont derrière leurs ordinateurs, ils sont là ils regardent tout. Ils peuvent aller fumer. Si un intérimaire se permet d’aller dans la salle des fumeurs, une fois, deux fois, tout de suite il y a le chef, vous n’êtes pas là pour fumer, mais eux ils ont le droit. C’est la raison pour laquelle on a dit stop à la surexploitation, stop à l’esclavage moderne et on a demandé notre régularisation, depuis un an et une semaine déjà, depuis un an un mois et deux semaines pour DPD.

C.A. : C’est ma grande question. Comment avez-vous fait pour tenir ?

Délégué DPD  : Parce qu’on cherche nos papiers, c’est tout. En France, si tu n’a pas de papiers, tu n’as pas de tout, tu n’as pas de droit au logement, tu n’as pas le droit à la retraite, tu n’as pas le droit au chômage, tu n’as pas de droits, tu es un sans papiers. Vu qu’on n’avait aucun de ces droits-là, il y avait une seule solution, aller jusqu’au bout de la régularisation. Tant qu’on n’est pas au bout, il faut continuer. Bien sûr on aurait voulu avoir nos papiers en quelques semaines. Mais vu que ça ne s’arrête pas, on n’a pas le choix. On a autour de nous des personnes qui nous soutiennent. C’est le cas de Solidaires, ils nous ont soutenus jusqu’à présent. A Sud Poste PTT, il y a aussi de très bonnes volontés qui sont autour de nous, qui nous aident. Il y a aussi nos familles, par exemple au niveau des logements, qui nous aident. Le sans papiers a un endroit où il dort qu’il doit payer, que ce soit un foyer ou une petite place là où dormir, c’est des choses qu’il faut payer. Bien sûr c’est difficile. Mais ceux qui sont autour d’eux savent que c’est important d’avoir les papiers. Il faut aller jusqu’au bout, il ne faut jamais lâcher. Il y a beaucoup de choses qui nous manquent, mais au bout, on dit que tant qu’on n’obtient pas les papiers, on ne peut pas s’arrêter. C’est peut-être cette force qui fait qu’ on continue, contrairement à ceux qui ont des papiers, c’est des droits qu’ils réclament, mais s’ils n’ont pas ça ils ne vont pas continuer. Mais nous, on n’a pas de droits ici en France.

C.A. : Mais quand même, il faut manger. Et quand vous faites grève vous n’êtes pas payés.

Délégué Chronopost  : Comment on a tenu une année ? Premièrement, quand on a commencé la grève, personne ne pouvait imaginer que ça allait durer une année, aucun gréviste, même les soutiens j’imagine, personne. Nous, avant de commencer, on a dit : camarades, sur ce que vous gagnez, il faut avoir plus d’économies ; vous ne faites pas beaucoup d’envois au pays, alors que c’est la raison pour laquelle on est là, mais tu ne peux pas envoyer tout ton salaire au pays parce qu’il y a une grève qui va commencer, et on n’aura plus le droit de travailler, parce que, si on travaille et on fait la grève en même temps, on n’arrivera jamais à les faire céder [5]. On a tenu sur les petites économies qu’on avait. Elles sont finies il y a longtemps. Comment on tient maintenant ? C’est grâce à la solidarité du soutien, des collectifs.

Dans les collectifs, on cotisait bien avant la grève. Même si maintenant peut-être on n’a plus rien, c’est le collectif quand même. Après il y a la solidarité des syndicats, la solidarité des associations, la solidarité des élus qui nous soutiennent, la solidarité des personnes particulières qu’on ne connaît même pas qui donnent certains 150 euros, certains 2 euros, c’est chacun selon ses moyens, mais il y en a en passant seulement quand ils voient les piquets de grève qui donnent de l’argent, des militants aussi ; on tient grâce à tout ça. Et la détermination, la force morale. C’est l’objectif, c’est la liberté. Sans papiers c’est un cauchemar. On peut se faire arrêter n’importe quand, être envoyé dans un centre de rétention ou même être expulsé. Alors qu’on a des droits à réclamer. Donc il faut rester à réclamer ces droits-là, peu importe la durée ou la température. Bien sûr c’est dur, parce qu’il fait froid, peut-être il va neiger, c’est des habitations faites par des bâches données par Solidaires ; il y a des matelas, il fait froid dedans, on met les moyens pour qu’il fasse chaud dedans, mais c’est jamais ça. Ce qui est important, c’est la détermination. Vous avez été avec nous à la manifestation aujourd’hui. Ça caille. On est restés quand même.

C.A. : Comment vous vous organisez ? Parce que c’est pas le tout de faire grève, il faut faire des choses collectives, il faut garder le moral ; comment est-ce que vous vous organisez ?

Délégué DPD  : Dans le 91 à DPD, on a une caisse de grève mise en place dès le début du mouvement. Ça nous permettait d’avoir par exemple deux repas par jour au piquet, parce qu’avant on avait un piquet permanent. Maintenant il n’y a plus de piquet permanent, parce qu’après trois mois la mairie a pris un arrêté pour évacuer le piquet de Coudray. Donc on s’est retirés la nuit. Actuellement la caisse de grève continue toujours, alimentée surtout par Solidaires, et des bonnes volontés. Elle nous permet d’avoir deux repas par jour au piquet et de pouvoir charger nos Navigo. Parce que, chaque jour, il faut se déplacer. Il y a donc plus d’une soixantaine de personnes à charger leur Navigo. Imaginez combien ça fait par mois. Les gens ne travaillent pas, et il faut quand même que les camarades tiennent le piquet. On n’a pas de piquet quand il y a des manifs, mais sinon cette semaine on a trois jours de piquet. Ça permet de se déplacer, de pouvoir rentrer chez eux. C’est la caisse de grève qui nous permet de tenir la grève. Sinon, pour le reste, c’est aux camarades de se débrouiller. Mais le moral, c’est de ne pas lâcher. Là on a une petite ouverture au niveau de la préfecture, on ne sait pas ce que ça va donner. C’est des choses qui permettent moralement de dire aux camarades, là, il ne faut pas lâcher, même si on ne sait pas. C’est des choses qui peuvent donner un peu le moral. Si tout se ferme…. Il y a des hauts et il y a des bas. C’est ça qui permet de tenir.

Délégué Chronopost : Nous, on savait pas, mais c’est une vraie organisation qui est là, qui est venue toute seule, personne n’avait programmé ça. A Alfortville, chacun a une tâche bien précise. On a des cuisiniers qui cuisinent tous les jours pour 150 personnes. C’est un peu la même organisation que dans les foyers, mais c’est encore plus difficile qu’au foyer ; au foyer c’est 8-10 personnes, mais là c’est 150 personnes, et c’est deux personnes qui cuisinent. Il y a des remplaçants s’ils ne sont pas là, s’ils ont des obligations, comme aller recharger leur pass navigo…, ils font ça tous les jours pour tout le monde, et tout le monde respecte la règle, chacun vient chercher sa nourriture dans le calme. Il y a aussi des gens qui s’occupent du nettoyage du piquet de grève pour que ce soit propre, ils ramassent tous les déchets le matin et le soir, il y a des délégués qui s’occupent de pointer les camarades, savoir qui est là et qui n’est pas là, s’il y a des malades qui ont besoin de rentrer se reposer un peu, qui doit parler aux camarades, qui doit leur remonter le moral, qui doit faire des compte-rendus, parce que des fois ils ne comprennent pas tout ce qui est dit, il faut le traduire dans la langue maternelle.

C.A. : Est-ce que tout le monde parle la même langue ?

En général c’est du soninké ou du peul, ce n’est pas du tout la même langue. Il y a toujours un traducteur soninké, il y a toujours un traducteur peul. Ceux qui comprennent le bambara, en général ils comprennent tout ce qu’on dit en français, sinon, s’ils ne comprennent pas, on peut leur dire en bambara. Les comptes-rendus d’AG sont traduits, sinon, si c’est des petits comptes-rendus, on les balance sur notre groupe de whats’app, et tout le monde va l’écouter. Au piquet de grève, les grévistes, ceux qui travaillaient chez Chronopost, n’ont pas le droit de travailler [6]. Ceux qui sont solidaires de la lutte, eux ils peuvent travailler. Il y a la solidarité de ces gens-là aussi, qui amènent des petites sommes, de la nourriture, du sucre, de l’eau… Il y a vachement de gens comme ça sur Alfortville qui soutiennent, plusieurs associations, beaucoup sont solidaires, il y a le soutien de la ville. La mairie nous a donné quatre toilettes, ça coûte cher, c’est des dizaines de milliers d’euros. Et c’est nettoyé tous les jours. On a des associations qui nous donnent de l’eau potable pour faire les ablutions, laver les assiettes… Il y a un foyer à côté, les camarades vont remplir les bidons là-bas. Il y a un camarade qui s’occupe de la vaisselle tous les jours. Après avoir mangé, il fait toute la vaisselle. Il y a aussi deux camarades qui s’occupent des stocks, on a plus d’eau, on a beaucoup d’huile, on a beaucoup de pâtes, on a beaucoup de pommes de terre amenées par des associations, par des particuliers ; ils les stockent, pour les besoins des petits condiments, il faut acheter de la viande. S’il n’y a pas d’argent, c’est le collectif qui donne.

C.A. : L’organisation est un peu différente à Chronopost et à DPD, mais dans les deux cas il y a une vraie organisation. Qui vient un peu des foyers en fait.

Délégué Chronopost : Si vous pensez à Alfortville, c’est comme un petit village en fait.

Délégué DPD : Nous, actuellement, on a le piquet de jour, c’est organisé par notre syndicat (Solidaires). Il nous a donné deux barnums, qu’ils nous amènent chaque jour dans un véhicule, et des tapis. Là il fait froid ; dans chaque barnum il y a trois braseros, donc il faut alimenter ça avec du charbon pendant toute la journée jusqu’au lever du piquet. On a notre cuisinier, qui cuisine depuis le début de la lutte, pendant cinq mois ; quelqu’un nous a prêté gratuitement sa maison et la cuisine, gaz et eau, tout, c’était chez lui, un parent malien-sénégalais qui a vu que vraiment on avait besoin d’aide, sans rien demander. C’est là-bas qu’on faisait la cuisine, on cuisinait et on ramenait au piquet. Actuellement, on cuisine au foyer. On a une caisse de grève quand même qui fonctionne, c’est tout le temps les syndicats qui font des relances, un peu partout en France, qui essaient de soutenir. Au niveau du piquet, c’est les camarades qui se chargent de nettoyer par exemple. Nous, on fait à tour de rôle, aujourd’hui c’est lui, demain c’est l’autre, qui doit nettoyer les tasses, les verres, les saletés. Avant de rompre le piquet le soir, on nettoie tout le piquet, on ramasse tout dans les poubelles, on cache les braseros dans les buissons, et les syndicats viennent chercher les barnums et le matériel qu’ils nous ont amenés sur place, ils rentrent ça dans leurs voitures, et chacun rentre chez soi. Il y a une véritable organisation syndicale et quotidienne.

C.A. : Et pour les décisions ? S’arrêter, continuer, les manifestations…

Délégué DPD  : On se réunit toutes les deux semaines, syndicats et grévistes, pour donner les suites, mais les décisions se prennent collectivement en AG. S’il y a une décision à prendre, on appelle l’AG, tous les grévistes, on explique ce qui se passe, et ils décident de continuer ou d’arrêter ou de prendre telle décision. La plupart nous disent qu’il ne faut pas qu’on lâche, surtout avec ce qui se passe avec les nouvelles lois sur l’immigration, on n’a pas le choix, on doit continuer, on a une petite porte ; si on lâche, même cette porte-là va se refermer. Si on lâche, demain on va être obligés encore de chercher d’autres papiers pour être régularisés.

Délégué Chronopost : Comme il l’a dit, les décisions sont prises dans des réunions avec les syndicats, le collectif, les délégués des grévistes. Nous aussi, on écoute ce que les grévistes nous disent, on entend ce qu’ils disent au piquet de grève. S’il y a des petits soucis, on en entend parler, on peut chercher des solutions. Des fois on entend des rumeurs qui sont fausses, tout de suite on agit en donnant l’information aux camarades, parce que des choses comme ça, ça peut casser la lutte. Sur la base de ces fausses rumeurs, ils peuvent nous traiter de traîtres. On discute ensemble, on fait des comptes-rendus, même si on a pris une décision avec les délégués, dans la coordination, on fait des comptes-rendus après aux grévistes. Et c’est dans ce cadre là qu’on décide du planning, comment on doit faire, comment on doit attaquer, est-ce qu’il faut faire des courriers pour marquer le coup, quel discours il faut tenir. Déjà, il y a longtemps, on a gagné sur certains discours. La Poste exploite les sans-papiers, régularisation, c’est clair, même si La Poste ne le reconnaît pas. En mai, ils ont décidé de résilier des contrats avec Derichebourg à Alfortville Chronopost et à DPD à Coudray. Les sans papiers ont été exploités là-bas, mais nous on a signé des contrats avec Derichebourg. Résilier le contrat avec Derichebourg, ce n’est pas une solution. On a besoin de cerfa (6), si Derichebourg les donne, il faut que La Poste les donne, que l’État régularise les camarades. Mais, pour l’instant, Derichebourg a été remplacé par Atalian et à DPD Coudray-Monceau, ils ont pris O’Nett, c’est les mêmes voyous. Ce sont les mêmes chefs qui reviennent. Ils ont juste changé la veste, mais ce sont les mêmes personnes. Maintenant ils font attention, ils ne font pas peur comme d’habitude, ils attendent seulement. Chronopost il y a deux ans c’était déjà le cas, les sans papiers travaillaient à l’intérieur, et en même temps il y avait des grévistes devant la porte. Mais cette année ils font attention à ça, s’il y a un sans papier c’est pour trois jours aux maximum, une semaine après il est licencié. Les patrons nous disent « circulaire Valls », sauf qu’on ne va jamais rentrer dans les critères de la circulaire Valls. Ils vont nous exploiter un an, deux ans, et dès qu’on peut rentrer dans le cadre de la circulaire, ils vont nous renvoyer, et après ils nous reprennent, et vous présentez un dossier à la préfecture avec deux ou trois mois de trou ; ils vont dire non, et leur non c’est une OQTF. Le non des préfectures, c’est OQTF. Et les arrestations des policiers, c’est avec les OQTF.

Quand ils sont en train de dire : ils vont être méchants avec les méchants et gentils avec les gentils, il n’y a pas deux méchants, il n’y en a qu’un seul, c’est l’État. C’est lui qui arrête les travailleurs, leur met des OQTF, les met dans les centres de rétention. Il les expulse rarement, mais il se permet de leur mettre des OQTF. Ils continuent à travailler, ils paient leurs impôts, ils cotisent, mais ils ne pourront jamais poursuivre leurs démarches administratives. Sans papier ou déclaré légalement, quand vous voulez une carte navigo, votre carte navigo vous l’avez tout de suite, ça fait rentrer de l’argent dans la caisse de l’État. Ils savent que vous êtes là, vous resterez ici, vous vivez ici vous travaillerez ici. Nous on va rester là, malgré leur guerre, on ne va pas céder à la pression. Au contraire, c’est nous qui allons les faire céder. Pendant les grèves, la Préfète de Créteil a dit, pas à nous directement mais aux élus, que ceux qui avaient été régularisés en 2019, c’était avec cerfa( [7]. C’est complètement faux. On a répondu au compte-rendu que c’était une contre-vérité. Après elle a dit : je ne sais pas ce qu’il s’est passé en 2019, je n’étais pas là, et nous on a répondu : si elle ne sait pas, elle doit démissionner, elle est incompétente dans son travail. On n’a jamais travaillé dans une préfecture, mais on sait maintenant comment ça marche. Elle dit au maire que ce n’est plus de son ressort, ça dépend du ministère de l’intérieur. Elle a aussi dit qu’elle nous avait proposé une audience et qu’on avait refusé, et que cette audience est toujours valable, ce qui est complètement faux. Combien de fois on a demandé des audiences et des audiences, encore la semaine dernière, et il n’y a pas de réponse, et elle se permet de dire que c’est nous qui avons refusé. Des mensonges et des mensonges. Le ministre de l’intérieur nous dit qu’il est pour la régularisation des travailleurs, et les travailleurs sont en grève depuis une année et on n’a pas été régularisés. Les critères c’est quoi, c’est parler français, et là on parle français, là c’est pas du chinois ; il ne faut pas avoir de condamnation, on n’en a pas ; sauf qu’il a sorti une circulaire après, et c’est comme noir/blanc, c’est pas pareil, la régularisation et la circulaire c’est pas pareil. Elle dit : il faut enregistrer les OQTF dans le fichier des personnes recherchées comme des criminels, alors qu’ils donnent des OQTF comme ils aboient ; il veut que la vie des personnes en situation irrégulière soit quasiment impossible en France, il veut même supprimer l’AME [8], il dit aux préfectures de donner des OQTF et des IRTF [9] le plus souvent possible, ça c’est des propositions arbitraires. Il demande aux préfets de s’agenouiller et de faire ce qu’il veut, alors que la régularisation fait partie des pouvoirs discrétionnaires du préfet, mais le ministre de l’intérieur veut casser tout ça.

Ça, c’est pas la démocratie, c’est pas la décentralisation. C’est pas ça la légalité ou la liberté. C’est des décisions arbitraires. Et il y a un projet de loi pour créer une carte des métiers en tension. On a demandé quels sont les métiers en tension aux cadres du ministère du travail, ils nous ont répondu qu’ils ne savent pas pour l’instant, que c’est le BTP et la restauration. On leur a dit que la logistique était un métier en tension. Sauf que les patrons de la logistique gardent leurs sans papiers ; si on retire les sans papiers, ça devient tout de suite un métier en tension. Le nettoyage c’est pareil. Ils ont rajouté la logistique et le nettoyage dans les métiers en tension. On a demandé comment allait être renouvelée cette carte-là. Ils ont dit que ça serait renouvelé au bout d’une année avec des fiches de paye. Et si la personne est licenciée, si elle perd son boulot et n’arrive pas à travailler dans ces métiers, ils nous ont dit qu’elle n’a qu’à travailler dans un autre métier en tension. Il faut qu’ils fassent toujours ce que les autres ne veulent pas. Nous on ne veut pas ça, on veut des titres pérennes, avec mention « salarié », et pas des mentions « attention au bout d’une année vous perdez votre carte », votre statut c’est les métiers en tension. Au bout d’un moment, vous ne pouvez plus travailler dans les métiers en tension, il y a des travaux qu’on ne peut pas faire arrivés à un certain âge, et vous perdez votre carte. Vous demandez un changement de statut, tout le monde sait comment ça fonctionne aujourd’hui en France. C’est des OQTF. Les étudiants le demandent tout le temps le changement de carte d’étudiant en salarié, ben non, faut quitter. Il faut continuer à taper, c’est ça qu’on dit tout le temps aux camarades, il ne faut pas lâcher. Nous, notre slogan c’est, « la marche arrière est cassée », il faut continuer tout droit. On a fait six demandes d’audience au ministère de l’intérieur, avec même une lettre faite par à peu près 16 députés qui demandent au ministre de rencontrer les grévistes, les syndicats, les collectifs ; il n’y a pas de réponse. Comment comprendre ça de la part de quelqu’un qui dit qu’il est pour la régularisation des travailleurs. Quand la France a traversé la pandémie, quand tout le monde était en télétravail, en chômage partiel, s’il n’y avait pas eu de sans papiers dans les restaurants, dans les entreprises, sur les chantiers. Et l’État continue de recevoir ces cotisations. C’est nous qui avons aidé l’État à gagner cette guerre-là. Le minimum qu’il devrait faire pour nous, c’est donner la carte à tout le monde.

Délégué DPD : Suite à notre lutte, il y a eu un inspecteur du travail qui est venu inspecter les lieux, qui a vu qu’effectivement des centaines de travailleurs sans papiers ont été utilisés dans cette même boîte. Il a envoyé un rapport. Ça a traîné, ça a traîné. Ces temps-ci, ça s’est décanté. Des auditions sont en cours pour les conseiller comme des victimes, des personnes ont été utilisées massivement, il y a de l’emploi dissimulé à l’intérieur de DPD. Ils nous ont conseillé de porter plainte, il va y avoir des dizaines de plaintes, c’est transmis au procureur d’Evry. On espère que ça va donner quelque chose. C’est l’État même qui a saisi le procureur. Si on s’était arrêtés, ça ne se serait pas fait. Suite à notre lutte, il faut vraiment que cette affaire-là aille jusqu’au bout. Mais nous ce qu’on réclame c’est recouvrer nos droits : avoir des papiers ; même sur les fiches de paye, ils ont découvert des camarades qui étaient volés, par exemple des primes de précarité qui auraient été versées et que personne n’a touchées. C’est quelque chose qui est national. C’est des choses à creuser, on espère que ça va donner, et il faut qu’il y ait les cartes. Cette lutte-là, on n’était pas sûrs de gagner, mais je pense qu’on va gagner.

C.A. : Je l’espère en tous cas. Votre lutte, ça montre aussi comment des travailleurs immigrés peuvent s’organiser sur la durée, et c’est une leçon aussi pour les syndicalistes français, parce que des luttes françaises qui durent aussi longtemps et qui sont aussi bien organisées, j’en connais pas tellement.

Délégué Chronopost : Ce qu’il faut dire aux travailleurs, c’est qu’ils font croire que c’est eux, ceux qui sont au pouvoir, qui tiennent le système, alors que c’est faux. C’est les travailleurs qui tiennent le système. S’il n’y a pas de travailleurs dans ce pays-là, tout s’arrêtera. Il faut que les travailleurs s’unissent, on est tous de même statut, travailleurs ; tant qu’il y aura des travailleurs sans papiers, les salaires seront toujours tirés vers le bas, vous ne voulez pas travailler pour 1300 euros, vous vous mettez au chômage, le sans papiers va travailler pour 800 euros ou 1000 euros, et les patrons ça les arrange. Il faut qu’on s’unisse tous. Si tout le monde est régularisé, tout le monde a ses droits, le SMIC va tout de suite augmenter, et ça peut se faire. Si les travailleurs sortent et se battent, tout est possible. Ils ne vont pas céder comme ça si chacun s’assoit dans un coin, bien à part en disant je n’aime pas ça. Il faut sortir dans la rue quand on n’est pas d’accord.

Interview recueilli par Sylvie en décembre 2022

Notes

[1Le premier mouvement des Chronopost.

[2RSI est une boîte d’intérim dans le bâtiment, DPD une entreprise de livraison qui dépend de La Poste.

[3Il s’agit d’une agence située dans l’Essonne.

[4Obligation de Quitter le Territoire Français

[5Il veut dire par là ne pas faire de petits boulots à côté.

[6Il veut dire pas là ne pas faire de petits boulots à côté.

[7Formulaire reconnaissant la qualité de salarié rempli par l’employeur

[8Aide Médicale aux Etrangers

[9Interdiction de Résider sur le Territoire Français, c’est pire qu’une OQTF (voir (4)

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