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CA 328 mars 2023

GRÈVE SANS MODÉRATION À LA BRASSERIE DE L’ESPÉRANCE !

mercredi 8 mars 2023, par Courant Alternatif

Avec 95 % de la production française de houblon, ingrédient principal de la bière, l’Alsace est la première région brassicole du pays et c’est 60 % de la bière française qui y est brassée. Le poids de cette industrie est très important dans l’économie alsacienne, pour les milliards de chiffre d’affaire générés, pour les milliers d’emplois et certainement aussi pour le lien social que représente un petit demi entre amis !
La fameuse cervoise, produite en Alsace dès le Ier siècle par les gallo-romains, est devenue une tradition au Moyen Age avec les corporations d’artisans brasseurs au centre-ville de Strasbourg. Avec les évolutions technologiques du XIXe siècle et la révolution industrielle, les brasseries ont besoin d’espace pour les machines à vapeur, les grandes cheminées et les galeries. Elles s’installent en périphérie, notamment à Schiltigheim aujourd’hui petite ville de 33 000 habitants rattachée à l’Eurométropole de Strasbourg.
Dans la 2e partie du XXème, c’est la fin des brasseries indépendantes, petit à petit « regroupées » ou « trustées » par les plus gros. En Alsace, on dénombrait 270 brasseries industrielles en 1903, 24 en 1930 et seulement 4 depuis 2010 (1). C’est ainsi qu’Heineken, multinationale hollandaise, leader du marché de la bière en France (en volume et en valeur) et deuxième plus gros brasseur mondial, a repris la plupart des brasseries alsaciennes notamment 3 mastodontes Schilikois : Espérance en 1972, Fischer et Adelshoffen en 1996. Une acquisition de courte durée car Heineken surnommé ici le « fossoyeur de l’Alsace », a fermé Adelshoffen en 2000, Fischer en 2009, et maintenant c’est au tour d’Espérance dont l’activité va être délocalisée… direction Marseille et Mons-en-Barouel (2). Toujours la même logique capitaliste : après avoir augmenté les profits des actionnaires grâce à l’exploitation des travailleurs, on s’en débarrasse sans état d’âme, s’il y a plus rentable ailleurs.
C’est sur le site d’Espérance-Heineken que nous avons rencontré en jaune et vert les délégués du personnel, une intersyndicale, soudée, combative et en grève : Mickaël (CFDT), Vania (FO) et Didier (CGT-FNAF). Entre deux causettes avec des habitants du quartier attirés par les banderoles, ils discutent de l’organisation de la mobilisation avec les collègues. Voici les propos recueillis et rapportés pour CA.

1. à noter qu’en parallèle, depuis les années 2000, on voit se multiplier les microbrasseries artisanales.
2. même pas si loin que ça quand on sait que la bière Mutzig rachetée en 1972 par Heineken et fermée en 1989 est maintenant produite en Afrique !


Que représente pour la ville de Schiltigheim le site d’Heineken ? Il s’agit d’une petite ville dans la ville, 16 hectares, 220 employés.

V. : En Alsace, quand on parle d’une ville de la bière c’est Schiltigheim, la cité des brasseurs. Il y avait 4 brasseurs principaux ici, Schutzenberger et 3 autres rachetés, avec toutes leurs marques, par le groupe Heineken. Après ça, Heineken a, au fur et à mesure, fermé Adelshoffen, puis Fischer et aujourd’hui il souhaite fermer la brasserie de l’Espérance où on se trouve,… moi j’appelle ça le strike.
D. : Les Schilikois (et les Strasbourgeois) sont très affectés par la fermeture du site. J’étais vraiment surpris, les habitants sont émus et en colère.

Et pour vous ? Êtes-vous employés depuis longtemps sur le site ? Quelles étaient globalement les conditions de travail ?

V. : Mickaël et Didier viennent de la brasserie Fischer, c’est-à-dire qu’ils ont déjà vécu une fermeture de site.
M. : Oui, émotionnellement, c’est des choses qui sont fortes, moi j’ai 21 ans d’ancienneté en brasserie.
D. : Moi, 22 ans dans la brasserie, mais j’ai fait plein d’autres boites aussi…
V.  : … Et ils les ont toutes fermées !
D. : Oui, je suis le chat noir,... Orangina, Knorr, Fischer…
V.  : 29 ans en fabrication, ici à l’Espérance. Les conditions de travail sont complexes, mais comme partout j’imagine. C’est un boulot qui est exceptionnellement intéressant, on fait le brassage, la filtration, la fermentation, la garde, etc, c’est extrêmement stressant mais qu’est-ce que c’est valorisant ! Il n’y a pas de routines, tu apprends plein de choses, donc on ne veut pas que ça ferme.

la manifestation au parlement européen du 14/02

Justement, l’origine de votre mobilisation est une annonce de la direction d’Heineken lors d’un comité d’entreprise extraordinaire mi-novembre. Racontez-nous.

M. : Honteux ! Honteux comment ça nous a été présenté par le PDG de Heineken France, Pascal Gilet.
V. : On est par Teams, devant des écrans, le PDG n’est pas à côté de nous, il va lire un discours à l’intégralité des représentants du personnel : le siège (basé à Rueil-Malmaison), Mons-en-Barœul (Nord), Marseille et nous. Il a présenté ça comme un projet : en 3 ans et 100 millions d’investissements faire monter en puissance technique les deux autres sites, pour récupérer nos volumes.
D. : Un challenge ! Le challenge de garder les volumes en France et ce qui en découle, c’est la fermeture de la brasserie l’Espérance.
V. : Nous étions des variables d’ajustement, humainement c’était pas terrible,… on s’attendait à un truc pas cool mais pas à se rendre compte que pour eux c’était déjà fait, j’ai vraiment été surpris sur la temporalité.

Comment Heineken justifie-t-il la fermeture du site alors qu’en 2022 leur chiffre d’affaires était en hausse de 30% pour atteindre 35 milliards d’euros et un bénéfice net de 2,7 milliards d’euros ?

V. : Ces chiffres, c’est Heineken-monde, l’Asie rapporte beaucoup, nous ici on est stable... mais oui, pour le groupe, c’est une croissance à deux chiffres ! L’excuse, c’est « augmenter la rentabilité ».
D. : Développer ce site c’est 50 millions d’investissements qu’ils disent.
V. : Et c’est vrai, faire de la bière ça demande vraiment beaucoup d’investissements, c’est pas juste de l’embouteillage, ça coûte une fortune, c’est des process longs, énergivores, des temps énormes d’immobilisation des produits, c’est 28 jours pour faire une Heineken par exemple.

Comment avez-vous réagit d’emblée ?

M. : Le lendemain de l’annonce, on était 24 h en grève, c’était une grève inopinée, sans communication entre les services.
V. : C’est logique c’est l’émotion... On n’était pas forcément d’accord avec ça,… On n’avait pas prévu que ça démarre aussi tôt, mais les collègues ont voulu aller plus vite et c’est tant mieux, au final, on a super bien réussi, on l’a transformée en force et ça a surpris la direction !
Ensuite, on s’est rapidement entouré d’experts : experts comptables, mais surtout avocats. Les avocats, c’est le secret dans ce genre de procédure. Il faut le dire aux gens : s’il y a un PSE (plan de sauvegarde de l’emploi) et qu’ils n’ont pas d’avocats, c’est pas bon ! Là, on a une avocate exceptionnelle, elle nous aide vraiment comme on n’est pas des spécialistes des procédures.

Lors de la manifestation des retraites du 16/02 à Strasbourg

Quelles sont vos revendications et objectifs ?

V. : L’objectif qu’on ne perd pas de vue, c’est la non fermeture !
Et si jamais ça ferme, surtout aucune personne sur le carreau, tout le monde doit retrouver du travail. Notre force morale c’est de se battre pour que tout le monde ait une solution, pas honorable, mais méritée.
D. : Méritée et digne par rapport à tout le travail qu’on a donné ces dernières années.
V.  : Oui, et aussi parce qu’ils ont plein de thunes.
M. : Mais oui, c’est ça le truc, c’est ça qui est aberrant.
V.  : Là ils nous demandent de travailler jusqu’au 1er janvier 2026... c’est une torture ! Si on trouve du boulot avant ces 3 ans, il faut démissionner sans rien. Les mesures d’accompagnement, c’est-à-dire pour le reclassement, la mobilité si on doit déménager et les compensations financières par rapport au préjudice de perdre notre emploi, pour en « bénéficier »,… non je n’aime pas ce terme, ... pour obtenir les mesures du plan, il faut rester jusqu’au bout. Ils nous prennent en otage pendant 3 ans ! Mais, l’histoire ne va pas s’écrire comme ça ! En tout cas, on a commencé, et depuis, on n’a pas à rougir de ce qu’on fait !

Quel est le rôle de l’intersyndicale (FO, CFDT, CGT FNAF) et ses moyens d’action (AG, …)    ?

V.  : On a l’intelligence collective de bosser ensemble, les trois syndicats. Et finalement, on n’a jamais réussi à bosser aussi bien, on fait presque un tract par jour pour pouvoir tisser des liens et expliquer aux collègues. Il faut juste qu’on continue à faire du collectif. On laisse les collègues prendre des initiatives, mais notre rôle de représentants syndicaux, c’est de garder la cohésion des actions.
Les Assemblées générales, c’est vieux jeu, avec tous les moyens qu’on a, c’est pas efficace, aujourd’hui ça marche par mail, par Whatsapp. On a fait 21 tracts, ça fait partie de notre force, et à chaque fois, on met une petite photo pour que ceux qui n’étaient pas là le jour de l’action restent dans le bain. L’important c’est aussi quand on va manger ensemble et qu’on discute, ça s’appelle du « off ». Aujourd’hui on fait un barbecue !

Avez-vous rencontré des difficultés pour mobiliser les collègues ?

V.  : Aucune difficulté pour mobiliser les collègues ; ils se prennent en main. On a par contre eu des difficultés pour coordonner. Pour le moment, c’est beaucoup du « one shot », on a une idée, on se lance et tout ce qu’on a fait a marché !

Vous avez déjà réalisé de nombreuses actions depuis novembre, notamment la grève.

M. : En janvier, le 2, on n’a pas repris la production pendant 10 jours entiers. On a perdu 1/3 de notre salaire… Ce mois-ci, on a encore eu une phase de grève car ils voulaient qu’on fasse des essais. 
V. : Ils nous ferment la brasserie et ils veulent qu’on fasse des essais d’innovations pour un autre site ! Ils font les essais pour les bières « Pelican » et « 0.0 » chez nous pour que demain ça soit produit à Mons-en-Barœul ! Alors on leur a dit poliment « c’est pas bien » avec une semaine de grève.

Vous bloquez tout le site avec très peu de grévistes. Sans brassage, il n’y a de fait, pas de conditionnement, d’emballage etc...

V.  : Depuis le début on a annoncé cette stratégie : avec très peu de personnes, les septs filtreurs, on pourrait tenir longtemps et donc paralyser la brasserie. Il y a d’autres salariés en grève dans d’autres services parce qu’ils ont envie, c’est leur manière de soutenir, mais vu que nous, on bosse pas et qu’on s’est arrêté, ils n’auraient pas besoin ; ça tourne pas, y a rien qui peut sortir.

Le 14 février, vous avez marché du site d’Heineken jusqu’au Parlement Européen. Pensez-vous que les députés puissent influer sur la direction d’un grand groupe international pour qui seuls les bénéfices des actionnaires comptent ?

V. : Suite à une réunion de négo qui s’est mal passée le 09/02, on a fait pour la première fois un appel à la grève générale illimitée : jeudi, vendredi, lundi… et là on a vu que mardi il y avait la session au Parlement Européen. Alors on a fait une demande de manif en préfecture pour aller d’ici au Parlement. On espérait que des parlementaires européens nous reçoivent : Heineken c’est une multinationale européenne. On pense qu’ils doivent faire des lois qui interdisent ce qui nous arrive. On peut le comprendre quand un groupe perd de l’argent mais pas quand il fait ces chiffres là et qu’il annonce clairement vouloir « augmenter la rentabilité ».
On a été reçu par une délégation de députés européens, une majorité de députés verts et quelques LFI. La mairie de Schiltigheim et madame la maire Danielle Dambach (EELV) nous ont bien aidés sur ce coup là. Sans eux, on n’aurait peut-être pas été accueillis.
D. : Moi, j’ai été interviewé par des télés pour expliquer comment ça se passe. Les députés ont repris ce que j’ai dit sur leurs tweeter. Le relais que ça a fait ! Incroyable ! Les photos, les tweets, j’étais vraiment content de cette semaine, c’était bien ce qu’on a réussi à faire.
V. : Je préfère dire fier, ce qui est dangereux si on dit qu’on est content, c’est que ce soit mal interprété, on n’est pas heureux de cette situation et pas satisfait pour le moment.
On s’est engagé dans le monde du syndicalisme pour notre travail pas pour le perdre, c’est un investissement cette mobilisation et je pense qu’on sera sur les rotules à la fin.

Quelles sont les réponses de la direction pour le moment ?

M. : Il y a déjà eu cinq réunions de négociation sur le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), nous y participons pour les indemnités de départ.
D. : Là, ils nous ont juste proposé de petites indemnités, deux ou trois mois de salaire, en plus du seuil légal. Nous demandons un plancher minimum, pour tout le monde à 50 000 euros.
M.  : Il y aura encore deux réunions de négo...
D. : Dont une qui n’était pas prévue ! Grâce à la manifestation de mardi au Parlement Européen, ils en ont rajouté une, le 21/02 !
V. : Oui, si on avait été ridicule sur ce mouvement, il n’y aurait pas eu cette réunion supplémentaire. Pareil si on n’avait pas été soutenus, mais là c’est pas du tout le cas, donc ils sont emmerdés. Nous on reste dans le dur, là avec les sept de la fab’, on reste en grève illimitée. On ne sait pas quand on redémarre. On fait une pause mardi parce qu’on négocie mardi, mais on se remettra sûrement en grève juste après car on ne sera certainement pas content...
M. : Oui, jusqu’à présent, quand ils nous présentent des avancées, c’est 100€ de plus, mais c’est pas des avancées, ça !

Site de l’espérance à Schiltigheim

Y a-t-il des pressions de la part de la direction ?

V.  : Notre direction générale, comme on est délégués syndicaux, ce qui la dérange, c’est qu’on soit soudé. Je suis sûr qu’à un moment ils vont essayer de nous diviser.
M. : à Mons et à Marseille, ils ont eu des mails signés « Pascal Gilet Heineken France » pour les « motiver » à tenir la production. C’est une forme de pression.
V. : Il n’y a aucune pression de la direction locale, qui a été là dans les moments difficiles (covid…). Le directeur local est transparent pour Paris, personne ne négocie avec lui, il partira à la retraite. On aurait bien aimé qu’il y en ait 2 ou 3 de la direction locale qui viennent manifester avec nous, ça n’aurait pas été insultant de le faire… ça n’a pas été le cas, c’est dommage…
M. : La vraie menace de Heineken, c’est de ne pas payer les non-grévistes ! La direction veut laisser les collègues à la maison sans les payer. Notre avocate nous a expliqué qu’ils ne peuvent pas le faire tant qu’on laisse l’accès au site. Ça coûte vraiment cher à Heineken car il faut payer tout le monde sauf 7 ou 8 personnes… et si nous on tourne pas, il n’ y a pas de produits finis dans les commerces et donc plus de bénéfices.

Avez-vous des liens avec les autres sites et travailleurs du groupe ? En France ou ailleurs en Europe ? Heineken emploie 85 000 personnes à l’échelle mondiale.

V. : On a des soutiens, ça c’est moral, c’est bien. Mais on a surtout des infos ! Par exemple on a des infos de l’Espagne qui nous dit « Attention on est en train de produire pour vous », c’est logique, vous êtes Heineken, y a un site qui produit pas, vous avez besoin des volumes, vous essayez de les faire venir d’où vous pouvez… ça leur coûte très cher ! Là notre pouvoir il est là, on pourrait leur faire perdre des millions et des millions ! Il serait incompréhensible de pas nous en donner 1 ou 2 en plus pour le PSE.

Y a-t-il eu une convergence avec d’autres luttes ? On vous a vu dans les manifestations contre la réforme des retraites par exemple.

V. : Je suis pour la protection des salariés, je suis pour leur défense. Le mot « lutte » c’est plus compliqué pour moi, c’est comme « révolution ». Je pense que collectivement on doit pouvoir améliorer les choses, se battre contre une direction, s’engager pour des convictions.

Quelles sont les actions futures ? Est-il prévu de faire des actions en justice ?

V.  : S’il y a des actions en justice, ce ne sera pas nous qui allons les faire, ça viendra de Heineken. Mais nous, on est blindé avec notre avocate ! Actions futures… déjà le barbecue !

Donc on a le moral ? D’ailleurs, comment peut-on vous soutenir ? Il y a une cagnotte leetchi, les brasseurs du cœur, pour alimenter la caisse de grève :
www.leetchi.com/c/les-brasseurs-du-coeur

V. : Le moral… je sais pas toi Mickaël pour ton poste, mais nous deux, avec Didier, ce sera impossible qu’on fasse le dernier brassin, psychologiquement on pourra pas ! Ou alors il faudra qu’on ait toute l’usine avec nous ce jour là pour nous soutenir. Le dernier brassin, c’est insupportable !
M.  : Il faut penser à la cagnotte. Si on a un surplus ça fera un gros chèque pour des associations, les restos du cœur. La cagnotte c’est uniquement pour rembourser les pertes de salaires de tous ceux qui auront eu plus de 10 jours de grève non payés.
V. : L’important, c’est le collectif, se dire qu’on a tous participé à se battre pour nos emplois. Si on n’a pas besoin d’utiliser toute la cagnotte, on aura la tête haute et pour nous, que le reliquat aide une autre cause, c’est évident !

Et qu’en pensent Mons et Marseille, vont-ils par solidarité bloquer la production aussi ?!

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