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CA 328 mars 2023

La diaspora kurde, un enjeu politique majeur

lundi 20 mars 2023, par Courant Alternatif

La lutte armée des Kurdes et de leurs alliés au Rojava (1) a suscité un engouement et une solidarité immense. Paradoxalement alors que la question kurde mobilisait habituellement des groupes politiques d’inspiration marxiste-léniniste, la galaxie libertaire au sens large s’est enthousiasmée pour la résistance kurde contre DAESH et l’État turc. Des témoignages de combattants et de combattantes internationalistes aux ouvrages de militant-es ou de géopoliticiens amateurs ou confirmés, des milliers de pages ont été écrites pour discuter de la politique mise en œuvre dans les territoires sous contrôle kurde perçue à tort ou à raison comme l’embryon d’une société autogestionnaire. On caricaturerait à peine en affirmant que certains semblaient y trouver une nouvelle guerre d’Espagne ! Malheureusement les défauts habituels des groupes anarchistes et/ou libertaires à savoir produire des analyses et des bilans politiques de leurs actions se sont répétés. Il n’existe donc à notre connaissance que très peu de retours des campagnes de solidarité initiées (avec leurs succès ou leurs échecs). Aujourd’hui, ces dernières semblent se réduire à un fétichisme de l’amazone à kalachnikov (2)


*** Comment l’expliquer ?

La difficulté provient évidemment de la distance (le Rojava c’est loin), des circonstances (c’est une zone de conflits), de la barrière de la langue mais aussi et surtout de la méconnaissance de la société kurde en général. Elle est enfin le fruit du désintérêt en général des questions de luttes de libération nationale et de l’anti-impérialisme, des thématiques peu abordées chez les militants anarchistes.
Il est manifeste que la communauté kurde subit depuis toujours une pression continue de l’État français (arrestations, expulsions, dissolution de ses organisations représentatives) et des agressions régulières des services turcs et de ses affidés. Mais, ce n’est qu’à l’occasion de tragédies spectaculaires, comme l’attaque en décembre dernier du centre culturel Ahmet Kaya de la rue d’Enghien à Paris (3) que le « problème kurde » revient dans l’actualité.
C’est pourtant dans un travail et une solidarité concrète avec la diaspora kurde que nous pourrions mesurer si celle-ci porte dans ses revendications politiques et communautaires un projet qui pourrait s’apparenter à une société égalitaire et libertaire. C’est dans la pratique de cette solidarité que nous pourrions tisser des liens et comprendre comment se mobilise la diaspora kurde en France et en Europe, quels rapports elle entretient avec l’organisation du PKK. Enfin c’est à travers cette solidarité que nous pourrions déployer nos propres critiques contre la politique des gouvernements français et dénoncer l’instrumentalisation dont sont victimes les Kurdes dans le jeu diplomatique entre la Turquie et l’Union Européenne.

*** La diaspora kurde

Il n’existe aucun recensement des Kurdes en Europe. Les estimations les plus courantes font état de la présence d’environ 1.5 à 1.7 millions de Kurdes en Europe occidentale.
80% des Kurdes européens viennent de Turquie. Mais ce taux est en nette évolution depuis 2015. Les Kurdes d’Irak forment d’importantes communautés en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, aux États-Unis et en Suède. Les Kurdes de Syrie sont de plus en plus nombreux en Allemagne, en France et en Suède. Celle-ci, en raison d’une politique d’immigration généreuse initiée par Olof Palme et d’incitations matérielles pour l’édition et la création, a su attirer une part importante de l’intelligentsia kurde. C’est ainsi que la plus grande bibliothèque en langue kurde dans le monde a pu être ouverte en Suède. Par ailleurs, le modèle multiculturel suédois (on peut suivre un enseignement scolaire dans sa langue maternelle) est propice à motiver l’immigration. Mais cette politique est actuellement remise en cause. En effet, au mois de mai 2022, la Suède et la Finlande ont demandé à rejoindre l’OTAN. Ce qui semblait à première vue une simple formalité s’est transformé en réel dilemme. Erdogan a mis son veto à ces candidatures, tant que les pays ne remplissaient pas ses exigences en matière d’accueil des populations kurdes qu’il considère comme proches du PKK. La Suède a accédé à certaines des demandes d’Erdogan, notamment sur l’expulsion de ressortissants kurdes de Turquie.
La formation d’une diaspora en Europe est un phénomène récent. Dans les années 1960, des Kurdes de Turquie sont d’abord arrivés en Allemagne puis dans les pays du Benelux, en Autriche, en Suisse et en France comme travailleurs dans le cadre des accords inter-gouvernementaux sur la main d’œuvre immigrée. Ainsi, la France signe avec la Turquie en 1965 un accord facilitant l’immigration. La communauté compterait aujourd’hui 250 000 membres en France.
Le mouvement migratoire, lié au travail, est alors perçu comme temporaire : il est le fait d’hommes seuls, avec un phénomène que l’on dénomme « mchery » c’est-à-dire le fait de rejoindre des gens issus de sa région d’origine. Par exemple à Rennes, plus de la moitié des Kurdes sont issus d’un même village ! Cette pratique renforce évidemment le lien communautaire dans ses points positifs (la solidarité) comme négatifs (le poids de la communauté).
Dans les années 70, le mouvement migratoire kurde se confond dans celui de l’immigration ouvrière turque, les Kurdes se syndiquent mais ne questionnent pas la politique turque pour deux raisons : la première, c’est que l’État turc les a envoyés dans le cadre d’accords pour le travail ce qui représente pour eux une opportunité et la seconde est un sentiment d’appartenance nationale fort.
L’arrêt de ces accords à la fin des années 70 va entraîner l’obtention de papiers (la grande grève de la confection dans le Sentier). Et l’émergence en Turquie dans les années 80 de la "question kurde" va fortement politiser la diaspora.

Les coups d’État militaires de 1971 et 1980 en Turquie vont donner lieu à une véritable « trans nationalisation » des organisations politiques turques. Pour les Kurdes ce phénomène est continu et va s’amplifier tout au long des décennies suivantes.
A la suite de la Révolution islamique en Iran en 1979, du long conflit Irak-Iran et de la campagne d’extermination des Kurdes (Anfal) lancée par le régime irakien, des vagues successives de réfugiés politiques kurdes sont arrivées dans les pays d’Europe occidentale. Le lancement en 1992 de la campagne d’évacuation et de destruction des villages kurdes, et, à partir de 2011, la guerre civile en Syrie ont maximisé l’exode kurde vers l’Europe.
Des millions de Kurdes ont donc été contraints à l’exil d’abord vers les grandes métropoles régionales comme Istanbul (3 millions de Kurdes), Izmir, Adana en Turquie, Bagdad en Irak, Téhéran et Tabriz en Iran, puis dans les pays précédemment cités. Près du tiers des Kurdes vivent donc actuellement hors du Kurdistan.
C’est donc par la migration que va se jouer la (re)découverte de la kurdicité. C’est par l’arrivée des réfugiés politiques opprimés par la négation de leur culture en Turquie que va se redéfinir l’identité nationale des « expatriés ». La diaspora kurde joue donc un rôle culturel et politique majeur. C’est elle qui a su donner un nouvel essor à la langue écrite, à la littérature et à la musique kurde, interdites en Turquie, et susciter dans ce pays un regain d’intérêt pour sa culture. Elle a également joué un rôle politique important pour faire connaître à l’opinion occidentale le sort des Kurdes dans les divers pays où ils sont persécutés.
Après une période de tâtonnements, la diaspora kurde met progressivement en place ses propres institutions. C’est le cas du Conseil Démocratique des Kurdes de France, cible de l’attaque du mois de janvier.

*** Les Kurdes et le PKK

Le Partiya Karkeren Kurdistan (Parti des Travailleurs du Kurdistan) est fondé en novembre 1978 en Turquie. Sa structuration a eu lieu au préalable à l’étranger, en Europe principalement, mais aussi dans des camps de réfugiés comme ceux du Liban, des Kurdes rejoindront ainsi des organisations palestiniennes. Ce mouvement de va et vient, on serait tenté d’écrire intérieur/extérieur est primordial pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la politisation et les pratiques de la communauté. Elle participe grandement de la culture politique des militants kurdes.
Dès le début le PKK se dote d’une branche armée la HRK qui deviendra ensuite l’ARGK (Armée Populaire de Libération Kurde). A l’époque le PKK n’est qu’une organisation de plus dans le champ politique kurde et dans l’extrême gauche marxiste-léniniste turque. C’est le déclenchement de la lutte armée en août 1984 (attaque de casernes militaires et prise de contrôle de villages kurdes) qui va lui attirer sympathie et respect chez les Kurdes de l’immigration. Le PKK réussit en effet le passage du discours sur la lutte armée à l’affrontement militaire. C’est un point primordial : les Kurdes sont désormais capables de se défendre. Ils trouvent également par la soutien au PKK un débouché concret pour leur engagement (soutien, réseau de solidarité, financement etc). En 1985, le PKK construit un front culturel et social l’ERNK (Mouvement de Liberation Nationale du Kurdistan). En 1987, la lutte armée s’intensifie, c’est le « Sedilhan » (le soulèvement).
Rejoindre le PKK relève du choix de vie, les militants sont tous des cadres (cadros), le célibat est de mise et l’engagement est à vie. Lorsque l’on rejoint le PKK, on prend une autre identité et un nom de guerre. Le passage par la case prison et la torture, la culture du martyre (Shahid) rajoute à la mystique et participe de l’image puissante (positive comme négative) que renvoie le PKK à la communauté. Les militants du PKK jouent évidemment à plein sur cette mystique. Il est donc très difficile pour un Kurde de critiquer le PKK, on lui renverra systématiquement le sacrifice des militants et le travail effectué par ces derniers.

Manifestation au Canada à Vancouver

Depuis quelques années le PKK a rénové son cadre idéologique, dans ses écrits et ses prises de position, son leader Abdullah Ocalan, a élaboré une nouvelle doctrine le confédéralisme démocratique mêlant municipalisme libertaire, écologie et féminisme, s’inspirant en cela des travaux de l’américain Murray Bookchin avec qui il aurait entretenu une correspondance fournie depuis son lieu d’incarcération.
En 1999, sous la pression de l’État turc, le PKK est inscrit sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis et l’Union Européenne.

*** La France et la communauté kurde

On estime qu’un Kurde sur cinq serait « politisé », c’est-à-dire en capacité de se mobiliser sur des enjeux communautaires. 160 000 votants se sont rendus aux urnes lors des dernières élections ; les résultats ont donné la majorité au parti d’Erdogan (60%), le HDP parti pro kurde a recueilli 30 % des voix. Si on ne peut pas mesurer le vote, ce résultat indique tout de même que les Kurdes ne sont pas spontanément « progressistes » il existe même une base importante de Kurdes « pro-turques » souvent issus du monde rural, attachés à l’ordre et à la stabilité.

L’État français a toujours soufflé le chaud et le froid, fermant les yeux sur l’entrée des cadros du PKK : il a pu user du droit d’asile pour leur assurer un minimum de tranquillité, et ne s’est cependant pas privé d’utiliser la carte de l’antiterrorisme pour assurer un contrôle permanent sur les militants en particulier sur la question du financement. C’est l’inculpation pour extorsion en relation avec une entreprise terroriste qui est la carte préférée des services, elle permet également de geler les avoirs des associations kurdes paralysant ainsi leurs agissements. Ainsi en 1993, la FEYK, première tentative d’organisation kurde et association loi de 1901, a été dissoute. Rappelons que ce n’est qu’en 1999 que le PKK est déclarée terroriste. Les expulsions de militants permettent de peser sur la diplomatie avec l’État turc selon les relations en cours. D’autres fois, les services peuvent fermer les yeux sur les agissements des groupes turcs nationalistes ou des services turcs dans leur répression contre les militants, comme en 2013 lors de l’assassinat des militantes rue Lafayette.

*** Deuxième génération

Les enfants des premiers immigrés kurdes reprennent aujourd’hui le flambeau, partagés entre le poids de l’héritage et la possibilité de nouvelles victoires. Ils possèdent des atouts par rapport à la génération précédente ; les jeunes kurdes ne sont plus astreints majoritairement à des emplois durs et pénibles. Leur assimilation par la maîtrise de la langue française et l’accès aux études leur a permis une certaine élévation sociale. La fréquentation d’autres militants à l’occasion des manifestations et autres initiatives de soutien leur a donné une occasion de sortir de l’isolement que peut parfois entraîner la mobilisation communautaire et d’ouvrir leur questionnement politique. C’est donc avec cette nouvelle génération et fort des succès de la précédente que nous allons devoir travailler pour peut-être enfin sortir la minorité kurde de l’oppression systématique dans laquelle elle est enfermée.

Jean Mouloud

Notes
(1) Le Kurdistan Occidental (Rojava signifie ouest en kurde) est une région de facto autonome depuis novembre 2013. Il abrite 2,2 millions de Kurdes, représentant 10% de la population syrienne. Le Rojava reprend tout le nord de la Syrie et est composé de trois cantons : Afrin (à l’ouest), Kobané (au centre) et Ciziré (dit aussi Jazira, à l’est). Le mouvement qui contrôle le Rojava est le PYD (Parti de l’Union Démocratique), une organisation sœur du PKK.
(2) Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas de distribuer les bons et les mauvais points, nous sommes tout autant responsables de cette carence, à titre d’exemple, l’auteur de ces lignes participant de la première heure aux tentatives de constitution d’un groupe de soutien parisien ne s’exonère pas de cette absence de bilan.
(3) 10 ans exactement après l’assassinat de trois militantes kurdes par un individu en lien avec les services secrets turcs et pour lequel l’État français refuse de lever le secret défense sur les éléments de l’enquête.

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