CA 340 mai 2024
Évolution de l’agriculture de la fin de la seconde guerre mondiale à la récente crise agricole
mardi 14 mai 2024, par
On ne peut pas dire qu’il existe, à l’heure actuelle, une « agriculture capitaliste » qui s’opposerait complètement à une agriculture paysanne « non capitaliste », les différentes formes d’agriculture, et ce même si l’agriculture paysanne ne produit pas les mêmes ravages sociaux et écologiques que l’agriculture industrielle, suivent tout de même une dynamique propre à l’évolution générale du capitalisme lui-même.
Pendant les années 1940 et au sortir de la seconde guerre mondiale, c’est véritablement l’augmentation massive des dépenses de l’État financées à crédit (à travers l’émission d’obligations d’État, donc une forme de financiarisation de l’État en réaction à la crise économique des années 1930) qui entraînera l’augmentation des capacités productives, engendrant une nouvelle phase d’accumulation du capital associée à un nouveau besoin de main-d’œuvre, auquel le départ des campagnes de certains paysans viendra en partie répondre. Pendant cette période, l’émergence de l’État-Providence ne fut pas une remise en cause du mode de production capitaliste, mais plutôt une condition pour son nouvel essor. Cet essor passera notamment par la généralisation du mode de production fordiste à de nombreux secteurs de la production (au-delà de la seule production automobile, à laquelle ce mode de production était globalement cantonné pendant l’entre-deux-guerres), dont la production agro-alimentaire.
Agriculture capitaliste ?
En tant que logique structurellement dynamique, il nous semble important de ne pas confondre le capitalisme avec l’un de ses stades historiques particuliers. En effet, la période néo-libérale n’est pas « plus capitaliste » que la période antérieure, et certains mouvements syndicaux agricoles, dont la Confédération Paysanne, n’hésitent pas à vouloir réhabiliter certaines caractéristiques des politiques agricoles du capitalisme des 30 glorieuses dans la période actuelle pour répondre aux crises multiples que connaît le secteur. Cela apparaît comme un vœu pieux si la sortie de crise n’est pas réfléchie comme une sortie du capitalisme à proprement parler, dans la mesure où il est impossible de revenir aux stades « antérieurs » du capitalisme, qui est aujourd’hui structurellement globalisé et financiarisé. De la même manière, l’agriculture de « firme » (où les capitaux de l’exploitation agricole n’appartiennent pas aux travailleurs agricoles) n’est pas nécessairement « plus capitaliste » qu’une agriculture dite « familiale » (dont l’une des caractéristiques est l’unité, autour de la famille, entre travail, capital et terres). En effet, dans la trajectoire de l’agriculture française au XXe siècle, l’agriculture familiale ou les coopératives ont pu être des stades transitoires et présentaient même certains avantages dans l’intégration de l’agriculture au sein du capitalisme. L’agriculture est même un objet intéressant sur lequel se pencher pour éviter l’écueil, courant à gauche, consistant à glorifier certaines caractéristiques socio-économiques des 30 glorieuses par rapport à la phase (certes plus violente) du capitalisme néo-libérale actuel. En effet, la chimisation généralisée de l’agriculture et sa standardisation industrielle ne sont pas des phénomènes propres à la seule période néo-libérale et ont émergé des décennies avant. À ce titre, l’agriculture (et ses évolutions) est donc un objet dont il est intéressant de suivre la dynamique historique afin de développer une critique du capitalisme sur un temps long, visant à saisir les fondements d’une dynamique aujourd’hui particulièrement préoccupante sur le plan écologique et socio-économique.
Si l’historiographie place souvent la politique agricole des années 1960 (avec les lois d’orientation agricole de 1960 et de 1962) comme la rupture principale marquant l’entrée de l’agriculture française dans le productivisme, les mutations que connaissent le crédit en agriculture associées à la mise en place de vastes programmes d’investissement dans les années 1950 participent déjà à une profonde métamorphose du secteur agricole dans l’immédiat après-guerre. L’année 1950 marque par exemple la mise en place du Programme d’Investissement Agricole (PIA), dont les investissements se dirigeront vers l’achat de machines, l’amélioration foncière (hydraulique agricole, voirie, etc.), certains investissements industriels, etc. Parallèlement, l’augmentation des ressources en crédit engendrées par l’émission d’obligations d’État fait passer l’encours de crédit à l’agriculture de 6,3 milliards en 1944 à 999,3 milliards en 1959. La part des crédits à l’agriculture dans l’économie globale augmente, passant de 5,4 % de l’ensemble des crédits alloués en 1945 à 9,2 % en 1959, mettant en avant la centralité du développement agricole à cette période. Développement qui joue alors le triple rôle de consommateur d’intrants et de tracteurs ; de fournisseur de matières premières à des coûts de plus en plus bas pour l’agro-industrie en plein essor ; et de producteur de nourriture à bas prix permettant d’assurer la baisse du coût de l’alimentation (et du coût de reproduction de la force de travail) à un moment où les ménages doivent absorber dans leur budget la forte augmentation de marchandises issues de la généralisation des méthodes de production fordiste au sein de l’industrie. En 1950, on ne compte encore que 137 000 tracteurs en France, ce chiffre passe à 1 million en 1960 (1), signant l’entrée dans la course à la moto-mécanisation que va connaître alors l’agriculture. Parallèlement, la consommation de fertilisants est multipliée par 5 entre 1950 et 1973. La population agricole active passera quant à elle de 31 à 17 % de la population totale entre 1954 et 1968.
La Politique Agricole Commune (PAC) est mise en place en 1962, suite à l’institution de la Communauté Économique Européenne (CEE) en 1957 (regroupant alors six États). Les objectifs de la PAC et de ses déclinaisons nationales au sein de l’Europe sont de renforcer l’accroissement de la productivité du travail en agriculture (qui sera multipliée en moyenne par 5 entre 1960 et 2007) et de stabiliser les marchés tout en assurant des prix faibles auprès des consommateurs. Les différents instruments mis en place seront des barrières douanières (à l’échelle des frontières européennes) pour la plupart des marchandises agricoles et des subventions à l’exportation pour certaines marchandises, associées à des offres d’achats communautaires à des prix garantis. Les agriculteurs seront ainsi « protégés » de la concurrence que pouvaient représenter les importations, à l’exception notable du soja américain, mais devront parallèlement faire face à la concurrence interne entre les pays européens, générant un nécessaire rattrapage de la France en termes de productivité des exploitations, notamment face aux exploitations agricoles de l’Allemagne ou des Pays-Bas. Concernant l’alimentation animale, les USA ont conditionné le fait que l’Europe protège le reste de son marché à la mise en place de droits de douanes nuls sur les oléo-protéagineux, sur lequel les États-Unis étaient en capacité d’exportation, notamment à travers la production de soja. Si bien que rétrospectivement, nous pouvons dire que la PAC reposait en réalité sur deux aspects centraux : la régulation des marchés et des prix pour la plupart des productions agricoles européennes et l’importation (qui se massifiera) de protéines végétales, notamment à travers l’importation de soja, au cœur du développement des élevages intensifs qui bénéficieront d’une alimentation animale à bas coûts.
En France, les années 1960 et 1962 marquent le début d’une politique agricole très volontariste du côté de l’État, qui se dotera à la fois de moyens et de structures institutionnelles pour favoriser cette nouvelle étape vers la modernisation des exploitations familiales. Les politiques agricoles mises en œuvre en France ont visé à assurer une modernisation des exploitations dans le cadre d’une concentration foncière contrôlée (via la SAFER et le contrôle des structures), tout en continuant à valoriser la famille comme support social central de la production agricole. À cette période, l’agriculture dans son ensemble renforce sa mue en un vaste complexe mêlant unités de production agricole (les fermes devenues « exploitations agricoles »), unités de transformations et outils de collecte et de distribution. Le début de l’industrialisation de l’abattage et de la transformation de la viande démarre également après la Seconde Guerre mondiale en France (2) .
Globalement, l’interpénétration de l’agriculture et de l’agro-industrie rend l’agriculture d’autant plus sensible aux difficultés économiques que peut connaître l’industrie et l’économie en général, et l’agriculture, tout comme le reste de l’économie, n’échappera pas aux difficultés liées à la période de stagflation des années 1970, symptôme de l’essoufflement du capitalisme centré sur l’État des 30 glorieuses qui, pour se renouveler, basculera vers un capitalisme financiarisé et moins centré sur les seuls espaces de consommation nationaux. Sur ce dernier point, et à titre d’exemple, les volumes de céréales exportées depuis la France passent d’un ou deux millions de tonnes pendant les années 1950 à dix-sept millions en 1973 pour atteindre plus de 35 millions de tonnes en 2015 (soit une tonne sur deux exportée).
La très forte spécialisation de la production agricole associée aux importantes capacités matérielles de production en agriculture amèneront ainsi à ce que les marchés national et européen deviennent trop restreints pour assurer l’ensemble de l’écoulement de la production française, renforçant la nécessité de se confronter de façon plus conséquente au marché mondial à partir de la fin des années 1980. Le système des prix garantis des années 1960 et 1970 a entraîné des dépenses en forte progression pour le budget communautaire, notamment avec la forte inflation des prix durant la période de stagflation de la fin des années 1970. Les opérations consistant à acheter avec les fonds européens quand les prix étaient trop faibles et à remettre une partie de la production sur le marché quand les prix évoluaient à la hausse ne trouvaient plus leur équilibre (3). La situation de surproduction associée aux difficultés de maintien du mécanisme de prix garantis amène alors, dans une première phase, à des logiques de contingentement de la production, en mettant en place à la fois des quotas laitiers (en 1984), et un gel d’une partie des terres cultivées en céréales et en oléo-protéagineux (en 1988) afin de limiter les dépenses liées aux interventions massives et de continuer à garantir une partie des prix (mais en limitant la production plutôt qu’en ne faisant appel qu’aux mécanismes d’intervention sur les marchés). Ces mesures n’ayant pas suffi pour contenir les dépenses du budget européen consacré à l’agriculture, une réforme plus profonde a eu lieu en 1992, ouvrant une nouvelle ère dans le fonctionnement de la PAC. Les exploitations européennes n’étant pas assez compétitives face à certains pays agro-exportateurs, elles verront leurs marchandises agricoles confrontés aux prix mondiaux du marché tout en bénéficiant d’un système d’aides à la production, proportionnelles aux surfaces cultivées et au nombre d’animaux présents sur les exploitations. En effet, face aux prix mondiaux, les potentialités d’accumulation sont quasi-nulles sans subventions pour une grande partie des exploitations en place. Une grande partie d’entre elles se retrouveront dans une situation où les ventes de leur production couvrent leurs charges, et les subventions permettent ainsi de maintenir un revenu(4) à des structures introduites dans la concurrence mondiale, au sein de laquelle l’injonction à la compétitivité se renforce. La réforme de 1992 suscita de fortes craintes au sein des syndicats agricoles et amena à une recomposition du paysage politique en agriculture. La Coordination Rurale émerge à cette période (le syndicat a été créé en 1992), en opposition au système d’aides directes déconnectées de la production, avec le slogan « des prix pas des primes ».
Suite à la période de flottement économique des années 1970 et à la crise de certaines structures agricoles n’ayant pas pu poursuivre la course à la productivité lors de la montée des taux d’intérêt des années 1980, la dichotomie de l’agriculture en une agriculture « à deux vitesses » se renforcera. Au tournant néo-libéral succédera effectivement le renforcement d’une cohabitation entre d’importantes structures agricoles insérées dans le productivisme et de petites structures agricoles qui s’inséreront plus spécifiquement dans une logique de labels de qualité, de vente de proximité ou plus globalement de diversification des activités. Le maintien de certaines petites structures dans le temps, pendant que les structures de taille moyenne disparaîtront plus vite au profit de la concentration des plus grosses, est en partie la résultante d’un renforcement des inégalités de revenus au sein des ménages dans les dernières décennies de la période du capitalisme financiarisé. En effet, l’augmentation des inégalités de revenus et le renforcement des contraintes budgétaires incompressibles (transport et loyer notamment) sur les budgets les plus modestes poussent à la consommation de produits alimentaires à très bas coûts et renforcent donc cette alimentation à deux vitesses qui se matérialise dans la production en une agriculture elle-même à deux vitesses : l’une qui poursuit son mouvement de concentration, d’intensification et de spécialisation et l’autre qui renforce son inscription dans la production de qualité et/ou la poly-activité.
Face à ces dynamiques de l’agriculture au sein du capitalisme, et bien que nous puissions avoir plus de sympathie pour la Confédération Paysanne (syndicat de gauche, plus internationaliste et plus soucieux des enjeux écologiques et sociaux) que pour la Coordination Rurale (syndicat de droite voire d’extrême droite), les deux syndicats partagent toutefois « certaines critiques » à l’égard de la régulation actuelle du secteur agricole européen sur : l’orientation trop exportatrice du modèle agricole français et européen ; la mise en concurrence de marchandises agricoles européennes avec des marchandises agricoles de pays extra-européens produites dans des conditions sociales et environnementales relevant de standards plus bas que les standards européens ; le manque d’accompagnement au développement d’organisations transversales de producteurs afin de renforcer le pouvoir de négociation des agriculteurs vis-à-vis des transformateurs et des distributeurs ; ou encore l’exposition à différentes formes de financiarisation. Celles-ci sont relatives à l’arrivée d’acteurs financiers prenant part au capital des exploitations agricoles lorsque les possibilités d’endettement des agriculteurs arrivent à saturation ou bien relatives à l’exposition aux marchés internationaux et à la volatilité de leurs prix, contraignant indirectement les producteurs à recourir à des produits financiers tels que les marchés à terme et diverses assurances pour se protéger de ces variations structurelles de prix.
Conditions d’émergence du syndicat des Paysans Travailleurs
L’insertion de l’agriculture dans un vaste complexe agro-industriel, laissant de très faibles marges de manœuvre aux agriculteurs, servira de terreau à l’émergence du syndicat des « Paysans Travailleurs » (une des racines politiques de l’actuelle Confédération Paysanne), lancé dans les années 1970. L’un des raisonnements qui amènera à l’émergence des Paysans Travailleurs est le suivant : le niveau d’intégration des fermes dans le processus industriel est tel que l’agriculteur, pris en étau entre les contraintes de ses fournisseurs et les exigences des acheteurs de sa production, ne dispose au final d’aucune marge de manœuvre sur l’organisation de sa ferme et se retrouve, bien que possesseur de son outil de production, dans une situation quasiment similaire à celle du prolétaire gouverné par l’outil de production industriel. L’exemple mis en avant à l’époque, vigoureusement dénoncé par les Paysans Travailleurs, est le cas des aviculteurs de l’Ouest de la France, auxquels l’industrie fournissait poussins et aliments, pour racheter les poulets quelques mois plus tard aux producteurs. Bernard Lambert, à la tête de ce syndicat, compare alors ces producteurs aux ouvriers dans la chaîne de production des usines. Cette démonstration vise en partie à une certaine forme d’identification au prolétariat, dans l’optique de rapprocher les luttes paysannes des luttes ouvrières, la figure de l’exploiteur étant ici reportée d’un cran, à l’étage des coopératives, de l’agro-industrie et de la distribution.
Dans les crises agricoles récentes, frappant des filières distinctes selon les années, l’exposition aux fluctuations des prix mondiaux et les difficultés à atteindre certains standards de production conduisent certains producteurs à éprouver des difficultés à valoriser leur production et à garantir leurs revenus, ce qui se traduit par deux positions principales au sein des syndicats d’agriculteurs. Alors que les membres de la FNSEA considèrent majoritairement que l’État et l’Europe devraient arrêter de réglementer l’usage d’intrants pour permettre de renforcer la compétitivité des producteurs français sur le marché mondial, la Confédération Paysanne, et à certains égards la Coordination Rurale (même si cette dernière continue de s’inscrire dans le paradigme productiviste), considèrent la libéralisation des marchés comme une stratégie des élites financières et des entreprises agroalimentaires pour imposer des prix agricoles bas et augmenter leurs profits. Ils proposent une régulation étatique impliquant de moins exporter (notamment la Confédération Paysanne) et de convertir une partie des terres françaises et européennes dédiées au blé en protéagineux pour éviter les importations de soja pour l’alimentation animale et limiter les exportations de blé. Ils estiment que cela permettrait d’augmenter les prix du blé en réduisant l’exposition aux marchés mondiaux et en limitant la commercialisation aux seuls marchés européens. Selon eux, une plus forte régulation des marchés et ce changement d’orientation de l’usage des terres permettraient « un retour à des prix justes » qui empêcheraient la financiarisation du secteur agricole (car des prix justes limiteraient le besoin de recours à des instruments financiers).
En réalité, l’État moderne, devant structurellement permettre à un capitalisme en crise de trouver les nouvelles conditions de sa reproduction, n’est pas en mesure de mettre en place les régulations qu’invoque la Confédération Paysanne (et, dans une moindre mesure, la Coordination Rurale) dans la dynamique capitaliste actuelle. Il ne propose donc, face à la crise agricole récente, que de revenir en arrière sur les quelques faibles pseudo-améliorations environnementales qu’il avait su apporter à la production agricole nationale/européenne à travers quelques réglementations minimalistes face à la production globale indifférenciée.
William Loveluck
Notes
1. Gervais, M., Jollivet, M. et Tavernier, Y., La fin de la France paysanne de 1914 à nos jours, vol. IV de Duby, G. et Wallon, A. (eds.), Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1976, p.158-159.
2. Notons que l’abattage et la transformation de la viande se sont industrialisés beaucoup plus tôt aux États-Unis, pendant la deuxième moitié du 19e siècle. Les chaînes d’abattage et leur organisation du travail seront même une source d’inspiration pour Ford et ses applications du travail à la chaîne dans l’industrie automobile.
3. Voir l’article de Maurice Desriers, « L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique », Cahiers Agreste, 2007 : « de 1975 à 1980, les dépenses de soutien des marchés du Fonds européen de garantie agricole (FEOGA) ont été multipliées par 2,5 en monnaie courante au niveau européen. »
4. En 2015, le résultat courant avant impôts (RCAI) est négatif sans subvention pour 69 % des exploitations céréalières et pour 89 % des élevages de bovins destinés à la production de viande.