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CA 340 mai 2024

Sciences et État : l’exemple du Covid

mercredi 22 mai 2024, par Courant Alternatif

Nous profitons de notre recension du livre « L’attestation » de T. Boulakia et N. Mariot pour revenir sur la période du Covid. Au-delà du confinement qu’analyse cet ouvrage, nous avons subi comme rarement l’autoritarisme de l’État. Si nous pensons nécessaire de revenir sur cette période c’est que même des anarchistes, et plus largement toute une partie de l’extrême gauche, ont justifié certaines mesures qui nous ont été imposées au nom du rationalisme (confinement, vaccination massive, pass-sanitaire,...) : pour ne pas tomber dans le complotisme/l’irrationalisme, nous devions nous conformer aux prescriptions de l’État justifiées par ce que les scientifiques auraient consensuellement préconisé. L’objectif de cet article est de revenir sur la pandémie du Covid pour comprendre la fonction politique que la Science a joué, comprendre toutes les limites du savoir scientifique, pour nous armer politiquement à de futures situations similaires. Nous finirons par discuter du rapport entre les scientifiques et la société d’un point de vue communiste libertaire.


Sciences et Covid

Nous renvoyons à différents ouvrages pour compléter ce développement[1]. En France, les décisions imposées par le gouvernement s’appuyaient sur le concept de nudge (coup de pouce), c’est-à-dire des mesures imposées à la population pour nous obliger à faire les « bons choix » par des contraintes (auto-attestation de sortie lors du confinement, pass-sanitaire, pass-vaccinal…). Pour justifier ses décisions, le gouvernement français avait mis en place un Conseil Scientifique dont le choix des membres s’est fait par cooptation et dont les travaux n’ont pas été publics. D’une façon générale, ce Conseil Scientifique n’a eu essentiellement pour rôle que d’entériner les décisions prises par le gouvernement c’est-à-dire d’apporter une pseudo-justification scientifique aux mesures décidées indépendamment de lui. Par exemple, le 12 juillet 2021, Macron a imposé la vaccination généralisée en s’appuyant sur un avis de ce Conseil Scientifique… qui soutenait en réalité une proposition de McKinsey. Le Conseil Scientifique argumentait son avis par un article qui n’était pas paru dans une revue académique et dont 25% des auteurs étaient membres de ce même Conseil Scientifique. Cet article développait un modèle prévisionnel intégrant des paramètres choisis arbitrairement, en contradiction avec ce que les articles académiques considéraient être corrects au même moment. Concrètement, il cherchait à justifier l’imposition du vaccin de façon généralisée. Plus globalement, durant la crise du Covid, toutes les données avancées pour justifier les politiques sanitaires étaient contestables. Non qu’elles étaient toutes fausses ou trafiquées mais elles ne faisaient pas consensus au sein de la communauté scientifique. Aucune étude scientifique ne permettait de considérer par exemple les mesures de confinement sévères ou de vaccination massives, imposées comme en France, comme efficientes par rapport à d’autres approches moins contraignantes et moins uniformes… en dehors de certains modèles épidémiologiques prévisionnels peu fiables.

En effet, en épidémiologie, les modèles prévisionnels sont très fragiles et n’arrivent que rarement à prédire correctement l’avenir. Ainsi, dès juin 2020, un collectif de modélisateurs scientifiques a alerté dans la revue Nature (revue académique considérée comme la plus importante) sur les faiblesses des modèles et du risque de leurs usages à des fins politiques : « Les modèles mathématiques produisent des chiffres très incertains qui prédisent les infections, les hospitalisations et les décès futurs selon divers scénarios. Plutôt que d’utiliser les modèles pour éclairer leur compréhension, les politiques les brandissent souvent pour soutenir des agendas prédéterminés »[2]. Comme le résume Ioannidis, considéré comme un des meilleurs épidémiologistes au monde, « Les prévisions épidémiques ont un bilan douteux, et ses échecs sont devenus plus importants avec le COVID-19 »[3]. Or, durant la période du Covid, toute les mesures prises l’ont été sur la base de tels modèles. Mais la critique a été disqualifiée et tout débat serein et contradictoire a été interdit. Non seulement le commun des mortels n’avait pas le droit de porter de critique au discours dominant sous peine de se voir catégorisé « complotiste », mais même des scientifiques se sont retrouvé·es violemment attaqué·es voire ostracisé·es pour en avoir développés. Comme le dit B. Stiegler : « Dans cette atmosphère de propagande et de fabrication médiatique du consentement, on allait quitter le domaine de la rationalité scientifique et du raisonnement médical, pour basculer dans un raisonnement moral de type manichéen, propre à la communication de guerre ».

Bilan sanitaire de la politique imposée

La crise sanitaire liée au Covid et le terme pandémie associé, ont généré l’idée que nous pourrions tous et toutes être soumis à un danger de mort imminent de façon identique alors que la population la plus à risque était les personnes âgées : la moitié des décès concerne des personnes de plus de 80 ans ; avant 60 ans, la probabilité de mourir du Covid était en gros équivalente à celle de la grippe (en dehors des personnes ayant des comorbidités). De plus, si l’on reprend la définition de l’OMS, «  la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », on se rend compte que toute la politique sanitaire imposée n’a pas tenu compte des dimensions psychologique et sociale de la santé. Or, intégrer toutes ces dimensions obligeait à proportionner la politique sanitaire en fonction des personnes et situations et s’interdire de considérer chaque personne comme identique aux autres. En imposant les mêmes restrictions (confinement, masque, …) et les mêmes obligations (vaccins) à toute la population, au nom de « la Science », la politique sanitaire a été en contradiction complète avec une telle perspective.

Aujourd’hui nous savons que le confinement a été sur le plan sanitaire très problématique (pour les sources voir [1]). Le confinement et ses suites ont fortement réduit les dépistages ou diagnostics notamment des cancers, avec une augmentation prévisible de 5% à 8% de ces derniers. La dégradation mentale a été importante : problèmes de sommeil, état dépressif ou anxieux, pensées suicidaires, notamment pour les plus jeunes    - entre 2020 et 2021, une augmentation de 30% des tentatives de suicide et le doublement des passages aux urgences pour idées suicidaires chez les 11-17 ans. Les maltraitances familiales ont également énormément cru - hausse de 50% des hospitalisations pour violences physiques sur les enfants de moins de 5 ans, notamment du syndrome du bébé secoué ; hausse des violences envers les femmes dans les foyers confinés. Aussi, sommes-nous en droit de considérer que le confinement a été nettement plus dangereux pour les enfants, voire pour les femmes, que le Covid. Par ailleurs en France, un million de personnes supplémentaires ont été condamnées à la pauvreté suite aux mesures sanitaires (perte de travail ou de revenus).

Par ailleurs, la politique vaccinale mise en place via le pass-sanitaire puis le pass-vaccinal a entraîné deux effets contraires à ses objectifs. Le premier consiste en l’augmentation de la méfiance envers les vaccins. Le second renvoie au taux de vaccination chez les personnes à risque. La France a montré l’un des taux de vaccination les pires de l’Europe de l’Ouest pour les plus de 80 ans, inférieur à ceux de pays n’ayant pas mis en place de mesures coercitives pour obliger à se vacciner. Ceci est conséquent de la nécessité entre autres de devoir passer par un site internet. De plus, les mesures coercitives favorisaient la vaccination massive des personnes voulant conserver leur vie sociale importante (souvent les moins à risques car plus jeunes). A l’inverse, cela ne poussait pas à la vaccination les fractions de la population à risque déjà exclues de ces espaces de vie sociale (personnes âgées, migrant·es, SDF, …). De plus, on savait que les vaccins avaient une protection individuelle pour éviter les formes graves, par contre ils n’empêchaient pas la transmission et la contamination. En conséquence, le bénéfice/risque pour les jeunes était largement discuté dans la littérature académique au point où l’Angleterre a refusé de les vacciner. Les fondements de la santé publique imposaient donc la prudence et certainement la non-vaccination massive des enfants en dehors des enfants porteurs de comorbidités. De ce fait, Delfraissy, en tant que président du Comité Consultatif National d’Ethique, a cosigné le 9 juin 2021 un avis déconseillant la vaccination massive des mineurs. Mais quelques jours plus tard, en tant que président du Conseil Scientifique, ce même Delfraissy a validé la vaccination massive des mineurs afin d’adhérer aux décisions politiques.

La fonction politique de la Science

Cette brève histoire du Covid renvoie à la fonction politique de « la Science » dans le monde actuel. L’émergence de « la Science » en tant que champ unifié remonte au XIXème siècle et est à relier à l’évolution sociale, économique et politique associée au développement du capitalisme[4]. Ce que l’on appelle la vision moderniste de la science, qui domine toujours la production scientifique, est la conviction que « La Science » permet, par ses savoirs, d’aider au progrès collectif qui, lui, est porté par le développement industriel impulsé par l’économie capitaliste. Ainsi, l’appareil politique va se servir de travaux scientifiques pour ses visées politiques et les scientifiques serviront de personnes expertes pour légitimer ces choix. Or, les scientifiques n’existent bien évidemment pas en dehors d’un cadre social qui influence leurs théories et pratiques, et ceci est encore plus prégnant dans les champs scientifiques qui concernent l’humain. Dans tous les champs scientifiques il y a des polémiques et des discussions critiques pas ou peu exposées dans l’espace public car « la Science » se doit produire un savoir inattaquable dans cet espace public. Celui ou celle qui émettrait des doutes sera considéré comme s’inscrivant dans une vision ascientifique/anti-progrès/complotiste. La crise sanitaire fut une démonstration permanente de cette fonction politique de la science. Nous avons subi une imposition autoritaire par l’État de mesures justifiées par le soi-disant savoir scientifique pourtant très fragile et absolument pas consensuel. In fine, toute la politique subie durant la crise sanitaire doit se comprendre non pas comme une politique n’ayant que des objectifs sanitaires mais comme ayant avant tout des visées politiques ; nous apprendre à nous soumettre à l’arbitraire de l’État jusque l’absurde (comme l’imposition du masque lors de balades en extérieur).
Nous défendons bien évidemment une autre approche et une autre fonction politique du savoir scientifique. Nous sommes matérialistes et rationnels, nous ne considérons pas que toutes les théories sont équivalentes. Surtout, nous défendons l’idée que le savoir scientifique ne doit pas être séparé de l’espace public. La science n’est en soi qu’une manière de produire des connaissances et dès que l’objet d’un travail scientifique touche l’humain, on se doit d’intégrer la dimension humaine dans ce savoir, c’est-à-dire intégrer en plus du savoir scientifique le savoir des personnes concernées. Nous retrouvons dans l’ouvrage de Conner « Histoire populaire des sciences »[5] cette question de l’accaparement du savoir par les scientifiques, étouffant toute prétention au savoir « populaire » : « un effet d’autorité intervient. La science a découvert, de façon générale, comment les choses sont (c’est ce qu’elle nous dit), comment elles doivent être, dans l’état actuel des choses [...] [servant à] garantir l’autorité culturelle de la science. ». L’exemple de la gestion de l’épidémie du Sida a contrario, rappelée par Stiegler dans ses ouvrages, montrent la nécessité du dialogue entre scientifiques et personnes à risque pour établir des protocoles efficients. Lors du Covid, à partir du moment où la politique sanitaire impactait toutes les personnes, il fallait favoriser les débats dans l’espace public. Cela voulait dire défendre l’idée qu’il ne fallait pas s’appuyer sur l’autoritarisme de l’État mais sur la conscience des gens et leur auto-organisation collective. Le rôle des scientifiques aurait dû être de pouvoir apporter à la population, de façon contradictoire, les connaissances plus ou moins fragiles ou plus ou moins consolidées issues des recherches scientifiques. Ce débat ne devait pas être descendant, entre sachant et ignorant, car les scientifiques n’ont qu’une facette de la connaissance. Sur la base de tels débats ouverts et démocratiques, tout le monde aurait pu saisir les enjeux associés à la crise sanitaire du Covid. Des mesures proportionnées, acceptées et donc impulsées par la majorité, car issue d’une connaissance commune, auraient pu se mettre en place. Bien évidemment que de prime abord l’individualisme ambiant aurait partiellement contrarié une démarche collective efficiente, mais c’était le seul moyen d’apprendre à adopter collectivement des mesures adaptées selon les différentes situations, apprendre à être les acteurs/actrices conscient·es de nos vies sans que le gendarme ne soit là pour nous contraindre à des mesures souvent complètement absurdes sur le plan social et sanitaire.

RV

Notes :
1. On peut lire sur l’usage politique des statistiques, notamment durant le Covid : GUYON H. et NÔUS C., Stat wars, le côté obscur de la force des statistiques, Presses Universitaires de Rennes, 2024. Sur la politique menée durant la pandémie, nous conseillons ces deux petits ouvrages : STIEGLER B., De la démocratie en Pandémie, Gallimard, Paris, 2021 ; STIEGLER B. et ALLA F., Santé publique année zéro, Gallimard, Paris, 2022.
2. SALTELLI et al. , « Five ways to ensure that models serve society », Nature, no 7813, vol. 582, 2020, p. 482‑484.
3. IOANNIDIS John, « How the Pandemic is Changing the Norms of Science », Tablet Magasine, 2021.
4. voir le livre très intéressant de CARNINO G., L’Invention de la science  : La nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil, Paris, 2015.
5. CONNER C., Histoire populaire des sciences, L’Echappée, 2011.

P.-S.

Voir aussi, dans le même numéro : « L’attestation », livre de T. Boulakia et N. Mariot

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