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CA 345 décembre 2024

Vers un syndicalisme activiste et sociétal ?

vendredi 13 décembre 2024, par Courant Alternatif

Les dernières élections ont vu la CGT et Solidaires entre autres appeler clairement à voter pour le Nouveau Front Populaire. Historiquement les organisations syndicales s’interdisaient le plus souvent de se positionner sur le terrain politicien sauf exception [1]. Si nous pouvons analyser les raisons de ce choix (voir CA 343 « Les enjeux de l’enfermement électoraliste prôné par les organisations syndicales et politiques »), cette initiative n’a pas rencontré de fortes résistances du côté militant. Ce glissement politique au nom du « combat contre l’antifascisme » caractérise peut-être un glissement plus profond du côté des militants syndicaux.


Un syndicalisme de lutte en recul…

De prime abord, le taux de syndicalisation est faible en France. On est passé d’un taux de syndicalisation à près de 30% dans les années 1950 à approximativement 10% aujourd’hui, avec près de 20% dans la Fonction Publique (comprenant la police, très syndiquée dans la Police Nationale et Police Municipale : 49 % en 2016 ) et moins de 8% dans le privé d’après la DARES [2]. En dehors de quelques secteurs (notamment SNCF, Banques, Assurance, la chimie, l’énergie) la syndicalisation est très faible, notamment dans les secteurs les plus exploités (TPE/PME) du fait d‘une part de la précarité (et donc forte rotation des salarié·es) et de la guerre anti-syndicale menée par les patrons. La syndicalisation est de plus très peu présente chez les jeunes. Concrètement, l’activité syndicale est portée par majoritairement des personnes plus politisées, plus diplômées et plus âgées, souvent déchargées, voire retraitées, qui concentrent les postes de pouvoir [3]. Il y a donc un énorme écart entre ces militant.es et le prolétariat le plus exploité qui lui a déserté syndicats et partis politiques. Par ailleurs, peu d’adhérent·es participent à la vie syndicale (Union Locale, Union Départementale, syndicat d’entreprise ou de branche, …). Toute l’organisation de la vie syndicale (locale, nationale, par branche, ...) ne repose généralement que sur quelques militant·es dévoué·es, plus impliqué·es, et souvent proches ou adhérent·es d’organisations politiques. En dehors de la gestion des organisations en interne (qui demandent beaucoup de temps), l’activité syndicale se résume aujourd’hui essentiellement à deux gros volets : 1/ exercice de mandats syndicaux qui accaparent bien des militants par le nombre de documents à analyser, les réunions multiples avec les représentants du patronat (ou de l’administration) appelées « dialogue social » ; 2/ La gestion de dossiers pour la défense individuelle sur le terrain juridique. Cette professionnalisation d’un syndicalisme de cogestion et de service , couplée aux effets des ordonnances Macron et de la suppression des délégués du personnel et CHSCT, éloignant les salariés de leurs « représentants », génère des effets pervers bien connus (bureaucratisation, responsables coupés de la base, …).
La perte des grandes unités ouvrières, qui impulsaient une culture de la grève, a vue s’effriter le recours à cette arme. Sauf exception, les équipes militantes de terrain n’arrivent donc plus à organiser de contestations collectives [3] et seules les journées nationales leur donnent l’illusion de réelles mobilisation massives. Les organisations syndicales sont dans un constat d’échec depuis de nombreuses années pour contrer la pression du capitalisme. L’effritement militant et le non-renouvellement des générations rend concrètement peu présente l’activité syndical de terrain dans la plupart des entreprises. Ces dernières années, nous avons même vu des grèves partir de la base via les réseaux sociaux dans des secteurs très syndicalisés (comme la SNCF). Plus encore, le dernier mouvement social radical a émergé en dehors des syndicats : Gilets Jaunes. Il existe bien des courants minoritaires (Syndicalisme révolutionnaire à la CGT, le courant Émancipation dans l’éducation, …), mais ces derniers ne pèsent pas et n’arrivent pas à inverser la tendance actuelle du syndicalisme lutte de classe en déclin. Pour bien des militant·es syndicaux de base, ce contexte général est démoralisant et la recherche d’espaces militant périphériques émerge. Ainsi, des militants orientent essentiellement leurs activités vers des thématiques connexes à la fonction première des syndicats, comme la lutte contre le sexisme, l’antifascisme ou l’écologie.

… qui pousse vers le sociétal

Cette orientation périphérique par rapport aux activités usuelles du syndicalisme, telles qu’elles s’étaient installé historiquement, renvoie à une envie de militer sur des thématiques qui apparaissent cruciales aujourd’hui à ces militants syndicalistes (la montée de l’extrême droite, l’écologie, le féminisme et les minorités de genre et d’orientations sexuelles). Les oppressions racistes ou sexistes sont consubstantielles au rapport de classe. Les intégrer dans le militantisme syndical, c’est-à-dire élargir sur des problématiques plus large que la simple exploitation immédiate (salaire, conditions de travail,…), pourrait donc être positif, car cela renverrait en quelque sorte à la double besogne telle que la chartes d’Amiens la posait en 1906 (lutter contre l’exploitation immédiate mais aussi militer pour l’émancipation intégrale du prolétariat). Cependant, où la lutte de classe se cristallise de manière plus prégnante, les TPE et PME, le tissu syndical est très faible et ce dernier existe essentiellement dans des secteurs plus diplômés, donc avec des militants ayant fait partiellement des études supérieures. La vieille garde militante axée sur la lutte de classe quitte les syndicats (retraite), les secteurs syndicalisés (partiellement protégé par cette densité syndicale) ne vivent pas la violence patronale comme dans les TPE/PME, excepté dans certaines industries ou lors des plans de licenciements. En conséquence, la nouvelle génération militante, bien moins politisée sur ce terrain de la lutte de classe, et, dans certains secteurs, davantage diplômée, glisse donc facilement vers des terrains mieux connus et déjà appréhendés pour certain·es via les études (où ça leur parait « naturel et utile » de militer).
Un tel activisme permet à des militant·es syndicaux de trouver ainsi un nouveau terrain militant qui leur apparaît plus pertinent que le syndicalisme de terrain en échec, et en cela nous n’avons pas à porter de jugement. Constatons cependant que ces activités militantes sur le terrain que l’on peut dire « sociétal » (c’est-à-dire orienté différemment que la défense des intérêts immédiats des salariés) se positionnent souvent en lien avec le courant idéologique dominant dans les réseaux militants : les syndicats organisent des stages sur l’antifascisme ou le sexisme sur des orientations post-modernistes, c’est-à-dire par une approche souvent morale, individualiste, et identitaire, sans les lier à l’exploitation capitaliste. L’antifascisme se résume le plus souvent à combattre le RN, à dénoncer moralement le racisme et à faire la chasse aux éventuel·les électeurs/électrices RN au sein des syndicats. De même, pour le sexisme, la plupart du temps on en reste à la « déconstruction individuelle » sans poser le problème politique du patriarcat et de sa construction dans le cadre du capitalisme. Certes, émergent des aspects politiques dans la dénonciation du patriarcat, sur les VSS (Violences Sexistes et Sexuelles), la double journée, les heures supp ou les inégalités salariales associés à des campagnes sur des questions sociales/féministes. Le problème c’est qu’elles ne sont généralement pas portées de façon développées sur le terrain, et que leur appropriation est quasi-nulle par les équipes syndicales, car ça demanderait justement de faire du syndicalisme de lutte. Concrètement, dans les organisations syndicales le féminisme militant se limite le plus souvent à la chasse aux comportements « déviants », avec la mise en place de « cellules de veille ». Si le féminisme se réduit à des questions sociétales, c’est que le faire sortir de ce cadre impliquerait de faire du syndicalisme de lutte, qui est en recul.
Aujourd’hui, constatons donc que cette démarche de militer sur le terrain sociétal nous apparaît contre-productive car de prime abord les syndicats regroupent peu de monde et donc pèsent bien peu sur les idées qui traînent dans la société. Surtout, ils s’interdisent d’intégrer en leur sein des salarié·es parfois sensibles aux idées du RN/raciste/sexiste/…, mais sincèrement révoltés, et qui pourraient évoluer au contact de groupes militants en offrant d’autres perspectives que le nationalisme ou le racisme. Il en va de même sur le combat contre le sexisme où les pratiques moralisatrices actuelles, ainsi que le vocabulaire et les codes d’expression élitistes et abstraits, dégoûtent plus qu’elles ne convainquent les adhérent·es ou sympathisant·es. L’activisme forcené, comme sur l’antifascisme actuel au travers de VISA [4], n’amène aucune évolution politique de fond. Surtout, à ne pas chercher à lier ces problématiques à l’exploitation salariale, à ne pas associer politiquement l’exploitation (la base du syndicalisme) et ces thématiques (racisme, sexisme,…), les syndicats se coupent encore plus des fractions les plus exploitées.

Militer dans les syndicats ?

En tant que militant communiste libertaire, nous n’avons aucune illusion sur la fonction fondamentale des syndicats aujourd’hui comme hier. Ces derniers servent de tampons entre la bourgeoisie (et son appareil d’État) et les exploités. Nous n’avons rien à attendre d’émancipateur des directions syndicales. Nous n’adhérons donc pas aux illusions de l’UCL par exemple qui considère que « Les syndicats combatifs peuvent reprendre la main sur l’agenda […] nous affirmons plus que jamais la nécessité de renforcer nos structures syndicales. Les discussions en cours entre la CGT et la FSU portent l’espoir de reconstruire progressivement une confédération unissant à nouveau les enseignant-es avec tous les autres salarié-es, du privé comme du public, comme aux plus beaux jours des premières bourses du travail » [5]. Les directions syndicales ne changeront pas, c’est en dehors d’elles qu’il faut espérer de véritables mouvements émancipateurs.
Par contre, nous ne sommes pas anti-syndicat et différencions les militants de base de leurs directions. Les entreprises où il n’y a aucune représentation syndicale sont souvent les pires, preuve que les syndicats de base restent, malgré toutes leurs limites, « l’un des rares espaces qui permet l’organisation des classes populaires » [2]. Dans les entreprises ou administrations, les syndicats regroupent en effet souvent des personnes sincèrement dévouées aux intérêts collectifs. Ils restent un des rares cadres où peuvent se regrouper des personnes de milieux populaires ayant envie de lutter et où une certaine politisation se construit. Il ne faut donc pas bouder les syndicats sous prétexte de la trahison des directions… mais en militant pour l’autonomie des mouvements lorsque ces derniers émergent, en opposition avec la volonté des directions syndicales de piloter par le haut de tels mouvements. Nous devons aussi aujourd’hui, avec les camarades du syndicat, essayer de discuter et intervenir en proposant d’associer la lutte de classe avec le sexisme, racisme, écologie,… en défendant l’idée que ces problèmes sont intrinsèquement liés au capitalisme. Au regard de la faible présence de telles orientations, nous n’avons guère d’illusions et nous ne changerons pas l’évolution actuelle, à moins que des mouvements sociaux puissants rebattent les cartes en montrant le côté central de l’exploitation, ou bien que des jonctions s’opèrent entre collectifs de territoire et syndicats par exemple. Nous risquons donc de voir bien des militant·es syndicaux déserter complètement le militantisme de terrain pour ne plus faire que de l’agitation sur les thèmes de l’antifascisme, du sexisme, de l’écologie,… en étant complètement déconnecté·es de la réalité vécue par leurs collègues. Un tel recul syndical dans les entreprises et administrations serait problématique car, même si nous critiquons les directions syndicales, il n’en reste pas moins que les syndicats de base sont encore aujourd’hui souvent une barrière contre le pire de l’exploitation.

Quelques syndicalistes déterminés, mais sans illusions

Notes
[1] La CGT réunifiée a participé à l’écriture du programme du Front Populaire de 1936, elle a appelé à voter « oui » lors du référendum sur les accords d’Évian en 1962 et pour Mitterrand en 1981.
[2] « Léger repli de la syndicalisation en France entre 2013 et 2019 », Dares Analyses, n° 06, Févier 2023. « La syndicalisation en France. Des salariés deux fois plus syndiqués dans la fonction publique », Dares Analyses, n° 025, mai 2016.
[3] Baptiste Giraud « Réapprendre à faire grève », PUF (2024).
On peut retrouver une synthèse de son analyse sur : https://rapportsdeforce.fr/pas-de-c...
[4] VISA : Vigilance et Initiatives Syndicales Antifasciste qui regroupe des militants de la CGT, FSU, SOLIAIRES,… Les brochures de VISA collent aux idées dominantes. Par exemple dans la brochure « combatte le fascisme et l’extrême droite » le « complotisme » est définit comme « Cette attitude consiste à remettre en cause toute explication officielle d’un phénomène social, économique, historique et (ou) scientifique, en la dénonçant comme un mensonge d’un groupe dominant pour cacher la réalité […] Ils dénoncent toutes autorités politiques, économiques, intellectuelles et (ou) scientifiques comme étant des "élites" qui complotent et mentent systématiquement pour asseoir leur pouvoir et leurs intérêts afin de tirer profits des situations de crises qu’ils auraient eux-mêmes créées ». Bien des militants anarchistes, communistes libertaires, marxistes, … sont de fait complotistes avec une telle définition.
[5] Extraits du tract national de l’UCL diffusé le 1er octobre 2024.

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