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CA 345 décembre 2024

Colonialisme : Palestine et Kanaky
au prisme de la révolution algérienne

jeudi 12 décembre 2024, par Courant Alternatif

Le soixante-dixième anniversaire du déclenchement de l’insurrection armée contre le colonialisme français en Algérie a été célébré ce 1er novembre. Si l’événement a donné lieu à un imposant défilé militaire dans les rues d’Alger ainsi qu’à l’élargissement de plusieurs détenus d’opinion (dont le journaliste Ihsane El Kadi et le « poète du hirak » Mohamed Tadjadit), il n’a en revanche suscité que peu de réactions, en France, du côté des militants qui déclarent ou souhaitent, non sans quelques illusions, marcher sur les pas de ceux qui ont, au cours du siècle dernier, courageusement pris part à la lutte contre ce système criminel, injuste et raciste. Comment comprendre cet état de fait ?


Jusqu’à une époque relativement proche, il n’était pas rare de lire dans la presse libertaire ou marxiste des contributions, cédant parfois au registre de la commémoration, mais soulignant, dans le même mouvement, la légitimité du combat des masses opprimés dans les colonies – soutenues par une poignée de révolutionnaires dans la métropole –, tout comme la nécessité d’appuyer les luttes autonomes dans les sociétés libérés de la tutelle étrangère. En effet, si l’indépendance signifiait la fin d’un système d’assujettissement, la libération nationale ne s’accompagnait pas pour autant de l’abolition de l’exploitation et des autres formes d’oppression, malgré les espoirs – ou les illusions – d’anticolonialistes sincères.
Sans doute la conjoncture explique-t-elle ce silence tout relatif. En effet, l’Algérie et la France connaissent une nouvelle crise diplomatique depuis la reconnaissance, par Emmanuel Macron, de la souveraineté marocaine sur les territoires disputés du Sahara occidental. Mais il convient de rechercher d’autres éléments d’explication, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité. De fait, la guerre menée par l’armée israélienne contre les civils palestiniens, ainsi que ses répercussions multiples au Proche-Orient mais également ailleurs dans le monde, captivent l’attention – à juste titre – de nos contemporains horrifiés par la destruction et la déshumanisation d’un peuple qui aspire, à l’instar de tant d’autres, à la liberté et à l’égalité.
En outre, les militants de l’indépendance algérienne, tout comme leurs alliés de France sont, par la force des choses, peu nombreux et très âgés. Beaucoup nous ont quittés, privant ainsi les générations montantes d’une expérience et d’une lucidité qui manquent cruellement par les temps qui courent. Tel n’est pas le cas de Mohammed Harbi qui est toujours des nôtres – fort heureusement –, même s’il vient d’annoncer, du haut de ses 91 ans, qu’il prenait sa « retraite politique ». Néanmoins, cette décision fort compréhensible s’accompagne d’une actualité éditoriale puisque son ouvrage classique, Le FLN, mirage et réalité (Jeune Afrique, 1980) a été réédité par Syllepse, tandis que le premier tome de ses mémoires, Une vie debout (La Découverte, 2001), a été traduit en tamazight par Koukou – une maison d’édition, fondée par Arezki Aït Larbi, interdite de participer cette année au Salon international du livre d’Alger.

Notre époque est donc celle où la parole des acteurs de la lutte contre le colonialisme français en Algérie cède irrésistiblement le pas à celle des héritiers, autorisant, de fait, les malentendus ou manipulations de toutes sortes – ce qui existait déjà, certes, mais avec la possibilité de se voir opposer un témoignage vivant, indépendamment de la crédibilité de celui-ci, sans parler de l’expertise de chercheurs dont la voix porte peu et dont la fiabilité reste parfois sujette à caution. Néanmoins, il convient de souligner l’appétit des nouvelles générations pour cette problématique dont le spectre hante les élites intellectuelles et politiques des deux pays. Sauf que cette demande sociale – ô combien légitime – est loin d’être satisfaite par les révolutionnaires, cédant ainsi le terrain aux entrepreneurs identitaires ou mémoriels, plus ou moins liés aux appareils d’État, et rarement porteurs de perspectives émancipatrices.
Cette distance s’explique indéniablement par le recul, au cours des dernières années, des organisations libertaires ou marxistes en France, tout comme l’effondrement, dans le même temps, des groupements de la gauche algérienne – certes, le plus souvent influencée par le léninisme ou le nationalisme –, sous les coups de la répression ou en raison des mutations de la société, restreignant fortement les probabilités d’interactions fécondes dans une optique internationaliste. À cet égard, le mouvement populaire (hirak) de 2019 a constitué un test sérieux mais, hélas, manqué. Cependant, le futur n’appartient ni aux capitulards ni aux défaitistes. Et rien ne nous dit que ce qui n’a pas été possible par le passé ne le sera pas à l’avenir, dans des circonstances plus favorables, à la condition toutefois d’éviter certains écueils. Ce que l’expérience seule saura démontrer.

Pour de bonnes et de mauvaises raisons, l’expérience algérienne a souvent servi de boussole politique aux révolutionnaires de France pour penser des situations jugées analogues, à l’instar de la question palestinienne. C’est par exemple le cas du communiste libertaire Roland Breton (1931-2016) qui, sous le pseudonyme de J. Presly, signe l’article « Français d’Algérie = Israël » dans le bulletin Noir & Rouge (été 1956) qui se conclut de la sorte :

« Aujourd’hui on comprend que les seules colonisations ayant réussi depuis un siècle et demi sont celles qui ont préalablement détruit physiquement l’indigène.
Achat par l’État américain des scalps d’Indiens.
Chasse à l’homme systématique en Tasmanie.
Réserves indiennes des États-Unis.
Déjà les réserves bantoues en Afrique du Sud, laisse prévoir l’échec inévitable de l’ « Apartheid ».
Pas plus que les Anglo-Boers, les Français du Maghreb ni les juifs d’Israël ne pourront avaler un continent.
Les jours sont comptés de ces annexes de la civilisation européenne qui ne peuvent s’affirmer que par la négation des autres formes sociales et nationales.
Nous n’allons pas regretter leur règne éphémère. »

Cette corrélation « colons algériens-Israël », jugée « stupide » par l’écrivain anticolonialiste Jean Duvignaud (1921-2007) dans la revue Arguments (avril-mai 1957), a fini par s’imposer à la gauche de la social-démocratie, à l’image du journaliste et militant de la Nouvelle Gauche Gilles Martinet (L’Arche, février 1957). En effet, par contraste avec l’union sacrée qui prévalait lors de la création de l’État d’Israël en 1948, l’analyse de la situation a évolué dans un sens défavorable au projet sioniste en raison de la combinaison de plusieurs facteurs : la guerre féroce menée contre le soulèvement du peuple algérien depuis le 1er novembre 1954 ; l’intervention de l’armée israélienne, aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne, lors de la crise du canal Suez à l’automne 1956 ; le sort réservé aux réfugiés palestiniens ainsi que les discriminations endurées par les Arabes restés en Israël – publicisés par des activistes juifs en rupture avec le statu quo, comme ceux de la « Troisième Force » (voir La Révolution prolétarienne, février 1957).
Une décennie plus tard, en juin 1967, en réponse à la guerre des Six Jours et au déferlement de racisme anti-arabe en France, Maurice Laisant (1909-1991), cofondateur de la Fédération anarchiste, fait paraître dans Le Monde libertaire (septembre-octobre 1967) un article intitulé « Le problème palestinien » dans lequel nous pouvons lire le passage suivant :

« Si, anarchistes, nous revendiquons le droit à la vie du peuple israélien, ce n’est pas pour le dénier à un autre peuple. Si nous avons déploré le conflit israélo-arabe, ce n’est pas pour applaudir à l’escalade en Extrême-Orient.
C’est l’association de tous les peuples (celui des Juifs en fait partie), qui mettra un terme au gang de tous les gouvernants, dont celui d’Israël n’est pas exclu. (…)
Que les Israéliens considèrent ceux qui ont applaudi à leur victoire : qu’ils pensent que pour eux le triomphe d’Israël fut avant tout le massacre d’Arabes et la vengeance pour les fascistes de l’Algérie française déçus de ne plus pouvoir faire suer le burnous aux « bicots », qu’ils songent que ceux qui les acclament sont des racistes dont l’antisémitisme n’a fait que changer de camp. »

Quoi que l’on puisse penser de la pertinence de certaines formulations, il n’en demeure pas moins vrai que les passions françaises à l’égard du conflit israélo-palestinien qui reposent, en grande partie, sur le souvenir douloureux de la persécution et de la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, s’expliquent également par les répercussions de l’indépendance algérienne sur l’ensemble de la société. Ce qui était encore tout à fait compris et explicité au cours des années suivantes, quitte à susciter des orientations divergentes au sein de la gauche extra-parlementaire.
En effet, la revue tiers-mondiste Partisans publie dans non numéro daté de mars-avril 1970 deux contribution significatives à cet égard. La première, signée par le trotskiste belge Guy Desolre (1939-2016) et intitulée « Notes sur la révolution algérienne et la révolution palestinienne » s’inscrit résolument dans le paradigme de la « révolution arabe » défendu alors par le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale, revenu depuis sur le soutien inconditionnel apporté au Front de libération nationale (FLN), comme l’atteste cet extrait qui aborde plus particulièrement la question de la lutte armée :

« L’expérience algérienne indique également que dans des conditions où les combattants sont forcément isolés du gros de la population par les frontières militaires, une attention extrême doit être prêtée au danger de création d’une « armée des frontières », professionnalisée et solidement armée mais séparée du peuple. Ce danger ne peut être combattu qu’en évitant que les combattants soient privilégiés par rapport aux masses, en éliminant au maximum les distinctions entre les combattants et les masses armées elles-mêmes et en effectuant un effort particulier de politisation tant chez les combattants que parmi les masses elles-mêmes. »

Dans ce même numéro, mais sur un registre différent, l’historien anticolonialiste Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) publie ses lumineuses « Réflexions en marge d’une tragédie » qui viennent tempérer l’enthousiasme de l’article cité plus haut en réfutant la validité de la comparaison entre les capacités militaires des insurgés algériens et celles, bien plus faibles, des groupes palestiniens – ce qui ne l’empêche pas de pointer le risque de voir le sionisme « pris demain dans une logique de type algérien ou sud-africain ».

Au cours de la décennie suivante, l’expérience algérienne est convoquée dans le sillage de l’assassinat des militants indépendantistes kanaks Éloi Machoro et Marcel Nonnaro. Le mensuel libertaire Lutter ! (février 1985) publie une déclaration qui, tout en rappelant l’engagement anticolonialiste de la Fédération communiste libertaire, stipule notamment :

« Naguère le ministre de l’Intérieur François Mitterrand avait cru mettre un terme à la révolte algérienne par la répression. Il avait mis le feu à la guerre d’Algérie. Le président de la République François Mitterrand s’imagine-t-il en 1985 stopper la révolte kanake par l’exécution de leaders estimés par tout un peuple ? Il y a encore pire. Des milliers de soldats, de parachutistes, de CRS, de gendarmes, quadrillent la Nouvelle-Calédonie. Chaque jour des centaines d’hommes nouveaux viennent renforcer le dispositif. Les instances dirigeantes du Parti Socialiste sont en train de jauger cyniquement les risques et les atouts d’un écrasement militaire des indépendantistes. »

Ce parallèle est encore établi dans le mensuel édité par l’Organisation communiste libertaire, Courant alternatif (avril 1985), qui s’interroge sur l’existence d’une « guerre d’Algérie » en Kanaky. La comparaison se justifie par les liens de solidarité entre une « extrême droite calédonienne » et d’anciens partisans de l’Algérie française. Pourtant, une différence de taille entre les deux situations est aussitôt énoncée : il s’agit du poids démographique des populations autochtone et européenne, sans compter le surarmement des Caldoches.
Cependant, la répression sanglante du soulèvement d’octobre 1988 par les forces de l’ordre en Algérie conduit à ternir davantage l’aura de la révolution anticoloniale jugée à l’aune de son issue autoritaire, tout en alimentant, là encore, des réflexions contrastées. Ainsi, le tract « La bataille d’Alger » (Paris, 10 octobre 1988) signé « Des canailles » adresse son salut fraternel aux insurgés, les rapprochant d’émeutes emblématiques de la période :

« Nos jeunes frères, en ceci qu’ils s’attaquent directement à l’ETAT et à la MARCHANDISE d’une façon qui n’est pas sans rappeler celle qu’eurent les joyeux émeutiers de LIVERPOOL, BRIXTON, MANCHESTER et plus loin ceux de WATTS dans leur critique de tout ce qui existe, ont reçu le témoignage embrasé de la sympathie de toute une frange de la jeunesse KANAK qui, il y a quelques nuits, se répandit à NOUMEA, pillant des supermarchés, détruisant des marchandises à l’instar de leurs Frères ALGERIENS. »

Or, le mois suivant, Le Monde libertaire (3 novembre 1988) publie un article au titre éloquent : « Pour que Nouméa ne soit pas Alger ». Ce faisant, l’expérience algérienne devient un contre-exemple à l’heure de la crise du tiers-mondisme. Pourtant, loin de nier la légitimité de la lutte anticoloniale, le militant anarchiste met en garde contre l’absence d’un projet positif et attire l’attention sur les formes prises par ce combat :

« Se battre contre le colonialisme est nécessaire, mais à condition de faire en sorte que la forme de la lutte et l’objectif de la lutte garantissent l’édification d’une société respectueuse des droits de l’homme et du pluralisme politique et syndical. Le reste conduit aux charniers du Cambodge ou aux rafales de mitrailleuses de Bab-el-Oued. Nous refusons de monter dans ces trains-là. »

Sans nul doute, cet avertissement conserve toute sa validité dans le contexte actuel. Instruits des leçons du passé, ceux qui soutiennent – à raison – les foyers de résistance à l’oppression coloniale dans une perspective authentiquement émancipatrice, doivent être capables de distinguer les ombres et les lumières de la révolution algérienne, ainsi que la pertinence des analogies suscitées par cette riche expérience. Et cela, à rebours des attitudes motivées par le soutien inconditionnel aux organisations autoritaires ou par l’indifférence, teintée de racisme – il faut bien le constater –, quant au sort des populations abandonnées par les bourgeoisies du « Nord » comme du « Sud ». La critique des biais – théoriques ou pratiques – engendrés par le combat contre le colonialisme ne peut être formulée au détriment de l’affirmation de principes humanistes et universels. C’est plutôt ce par quoi il faudrait commencer.

Nedjib SIDI MOUSSA

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