CA 346 janvier 2025
lundi 13 janvier 2025, par
On ne parlera ici que des salarié·es du secteur privé, tout en sachant bien sûr que ceux et celles du public sont tout autant étrillé·es par l’austérité et subissent aussi des suppressions d’emplois et des conditions de travail déplorables.
On ne fera pas non plus un recensement de toutes les entreprises touchées, tant elles sont diverses et nombreuses, mais on essaiera de repérer les traits communs qui caractérisent cette vague impressionnante de plans de licenciements et de fermetures d’entreprise.
Macron, après quarante années de crises continues entre 1970 et 2000, s’était vanté de réindustrialiser la France et avait entretenu ce mirage depuis son arrivée au pouvoir ; ce qui colle mal avec le nombre pléthorique de suppressions d’emplois et de fermetures d’usines qui se sont multipliées depuis 2022. Ce cycle de destruction est loin d’être achevé.
Le 5 décembre, la CGT a actualisé une carte de l’Hexagone qui répertorie ces suppressions (1) : 286 plans de licenciements ; près de 300 000 emplois menacés ou supprimés.
L’année 2024 est celle qui a connu le nombre de défaillances (2) le plus élevé des quinze dernières années : 65 000 attendues fin 2004, soit une augmentation de 21 % par rapport à 2019. Près de 300 000 postes menacés, soit 40 % de plus qu’il y a cinq ans.
Les secteurs les plus touchés par les faillites et les emplois directs supprimés ou menacés sont dans la métallurgie (automobile-équipementiers et autres filières) : 13 000 emplois ; le commerce : plus de 10 000 emplois ; les banques et assurances : plus de 6 000 emplois ; la chimie : plus de 7 000 emplois, avec la crainte de perdre 15 000 emplois d’ici à trois ans...
Cependant aucun secteur n’est épargné : agroalimentaire, construction, livre-papier-communication-médias, verre et céramique, textile, services à la personne-restauration collective, jeux vidéo, logistique-transports …
Des licenciements d’ampleur se produisent dans des multinationales, bien engraissées, comme Michelin, Valéo et Auchan, mais une cascade de destructions d’emplois moins médiatisées a lieu dans des entreprises moins connues.
Toutes ces grosses entreprises qui licencient sont loin d’être démunies ; elles sont en bonne santé financière.
La France affiche un montant de dividendes reversés aux actionnaires de 54,3 milliards d’euros, en hausse de 6,8 % au deuxième trimestre 2024.
Sanofi, multinationale pharmaceutique prospère, prévoit 300 licenciements (sites du Val de Marne et de l’Hérault).
Dans le secteur automobile (cf "Insubordination salariale" dans ce même numéro de CA à propos de Stellantis, Valéo, Michelin) : les effectifs de la filière étaient de 200 000 en 2018 et sont tombés à 176 000 en 2023, une nouvelle vague d’annonces en 2024 renforce ce phénomène. Toute la chaîne de sous-traitance est mise sous pression. Les commandes passées aux équipementiers ont chuté de 27 à 40 % au cours des derniers mois.
MA France Aulnay-sous-Bois (Seine- St-Denis), qui produisait des pièces de carrosserie, à 80 % pour Stellantis et à 20 % pour Renault, a liquidé l’entreprise, supprimant ses 400 salariés et intérimaires, en mai dernier.
Michelin, qui a annoncé des plans de licenciements massifs, a fait un bénéfice net de près de 2 milliards d’euros en 2023. En 2024, le groupe (132 000 salariés dans le monde) a versé plus de 1,4 milliard en dividendes et rachats d’action.
En répercutant plus que largement la hausse des prix des matières premières et de l’énergie ces dernières années, quitte à sacrifier des ventes, Michelin a enregistré des résultats records en 2023 (2 milliards d’euros de bénéfices ; 3 milliards de free cash flow, trésorerie disponible pour les actionnaires), et repris sa politique de rachats d’actions pour au moins 1 milliard d’euros d’ici à 2026. Ainsi, l’entreprise a pu délocaliser des pans de son activité considérés comme moins intéressants dans les pays à bas coût (Pologne, Chine), voire les abandonner à la concurrence chinoise. C’est notamment le cas des pneus pour camionnettes et utilitaires fabriqués à Cholet et à Vannes, où les usines ferment.
La Fonderie de Bretagne, près de Lorient, usine de fabrication de pièces automobiles en fonte pour Renault, a été vendue, menaçant la situation de 290 salariés.
Dans le bâtiment et l’immobilier, la dégradation des entreprises est nette, avec, depuis un an, 16 362 défaillances (+ 27 % par rapport à 2019), et la destruction de 25 000 emplois au 1er trimestre 2024. Selon la FFB (la fédération française du bâtiment), 300 000 emplois dans l’immobilier neuf seront sérieusement en danger d’ici 2025.
Bouygues Immobilier licencie 225 salariés, alors qu’il a versé 700 millions d’euros à ses actionnaires en 2023.
Dans la sidérurgie, Arcelor Mittal est le deuxième plus gros producteur d’acier au monde, Il compte 15 350 salariés en France, et près de 150 000 dans le monde. Son chiffre d’affaires de 79 milliards d’euros en 2022 a baissé à 68 milliards en 2023. Il a récemment annoncé la réduction de 10 % de ses effectifs de Fos-sur-Mer près de Marseille (2 500 salariés au total). En parallèle, il n’a pas engagé un vaste projet de décarbonation de son usine de Dunkerque pour lequel il a obtenu pourtant des aides publiques. Par ailleurs, le sidérurgiste a annoncé, le 19 novembre, son intention de fermer deux centres de sa branche services, à Reims et à Denain, menaçant 135 emplois, ce qui représente plus d’un quart des effectifs en France d’ArcelorMittal Centres de services, filiale spécialisée dans la transformation et la distribution de l’acier.
Dans l’agro-industrie : dans le Morbihan, le groupe américain - Archer Daniels Midland (ADM) - auquel le groupe agricole "coopératif" français InVivo a vendu Néovia (nutrition animale) pour 1,544 milliards d’euros, annonçait fin 2024 un bénéfice net de 18 millions de dollars. Cela n’empêche pas des licenciements progressifs :270 de 2019 à 2024 et, d’ici le 30 juin 2025, 115 postes supplémentaires supprimés
Dans le commerce
A Decathlon, il y a mille emplois de moins en 2024, avec des salaires proches du Smic, alors que le chiffre d’affaires du magasin est monté à 15,6 milliards d’euros en 2023
Auchan annonce 2 389 suppressions de postes début novembre, et la fermeture d’une dizaine de magasins et hypermarchés en France... en attendant sans doute d’en fermer d’autres.
Dans la pétrochimie
Le géant pétrolier Exxonmobil a annoncé, en avril 2024, sa décision de garder sur son site de Port-Jérôme-sur-Seine en Normandie sa raffinerie mais de fermer une partie de ses activités pétrochimiques, entraînant la suppression de 659 emplois, soit un tiers des emplois sur le site. 75 entreprises ont des liens de travail avec ExxonMobil dans les environs, et 12 d’entre elles en sont même très dépendantes. L’entreprise est très loin d’être en mauvaise santé financière. Elle a engrangé 55 milliards de bénéfice en 2022 et près de 40 milliards en 2023.
De plus, ces entreprises qui délocalisent et qui licencient ont toutes bénéficié amplement d’aides des collectivités territoriales et de l’Etat. Le montant de ces aides, sous forme de prises de participation de l’Etat, de subventions, de prêts ou d’avances remboursables, s’élève à 17 milliards d’euros par an de 2012 à 2019 et à 26,8 milliards par an en 2020-2022. Sans compter des millions versés au titre du crédit d’impôt recherche, 54 milliards d’euros du plan d’investissement pour l’innovation France 2030, les exonérations de cotisations sociales, les mesures de défiscalisation, le financement par le biais de l’apprentissage (20 milliards/an), le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) qui était censé être utilisé pour de l’embauche, de l’innovation, du maintien de l’emploi et qui a surtout servi à améliorer la rentabilité de ces entreprises, qui ne se sont pas privées de délocaliser. Sans oublier les réformes de structure, chômage et retraite, comme autant de cadeaux faits au patronat.
En juillet 2023, la Cour des comptes estimait à 260,4 milliards d’euros le soutien financier total aux entreprises. Et ce sans contreparties, sans condition de maintien de l’emploi.
Sanofi bénéficie chaque année d’une centaine de millions d’euros grâce au crédit d’impôt recherche, et on peut estimer qu’elle a touché entre 2 à 3 milliards d’euros d’aides publiques par an depuis 2008, et même 5 milliards en 2023.
En 2023, Michelin a reçu 42 millions d’euros d’aides de l’État sous diverses formes, et bénéficié des crédits d’impôts compétitivité.
ArcelorMittal a bien profité de l’État, notamment via le dispositif d’activité partielle de longue durée (APLD), mis en place il y a 2 ans, et que l’entreprise n’a pas eu à rembourser.
A la Fonderie de Bretagne, les pouvoirs publics avaient accordé en 2008 une aide de 5 millions d’euros au titre du maintien de l’emploi. Cependant en 2021, Renault vendait de nouveau.
Auchan est un des premiers bénéficiaires du CICE, alors même qu’il a des actionnaires solides financièrement, l’AFM association familiale Mulliez, détentrice entre autres des enseignes Leroy Merlin et Decathtlon (3)
Decathlon, qui a lui aussi touché l’argent public du CICE, va verser 1 milliard d’euros aux actionnaires de l’AFM Mulliez au titre de l’année 2024, après en avoir versé plus de 800 millions d’euros en 2023.
Sont invoquées les raisons habituelles : la mauvaise conjoncture, les marchés en baisse, la crise industrielle majeure que traverse l’Europe – avec en première ligne la sidérurgie et le secteur automobile, en pleine mutation vers l’électrique, et ébranlés par la concurrence chinoise et les importations extra-européennes à bas prix.
Des entreprises ferment en France et délocalisent leur production vers les pays à bas coûts. C’est le cas, entre autres, de la Fonderie de Bretagne qui se fournit dans des pays moins chers et délocalise ses productions au Portugal, en Espagne, en Turquie ; le cas aussi de Michelin qui a choisi, comme la plupart des constructeurs européens, de privilégier les prix au volume et le haut de gamme et qui compte délocaliser en Italie et en Pologne des productions assurées actuellement en France.
Quant à Arcelor, si son activité est en baisse à Reims, c’est parce qu’il en a retiré des marchés pourtant rentables pour les transférer ailleurs, réduisant l’activité de l’usine quasiment de moitié en deux ans. Le groupe se détourne de l’Europe et investit aux États-Unis, au Brésil et en Inde.
Les patrons, ce n’est pas nouveau, jouent le dumping social et la mise en concurrence des lieux de production et de commerce non seulement au niveau européen et mondial mais aussi sur le territoire même de l’Hexagone.
En fait, des groupes licencient non pas parce qu’ils vont mal mais pour faire toujours plus de bénéfices, les salarié·es étant la variable d’ajustement des politiques financières.
Ceux et celles-ci n’attendent plus grand chose des élus ni des politiciens. Evidemment, des élus locaux, et même certains ministres viennent rassurer les licencié·es ou ceux et celles qui vont l’être. Ils essaient de faire passer la pilule et affichent "leur entier soutien (…) et leur extrême vigilance quant à l’accompagnement et aux mesures proposées par le groupe aux salariés et au maintien des autres activités" (maire de Reims). Mais certains, - ministre de l’industrie, député macroniste – se sont fait copieusement huer par les salariés (comme à Michelin Cholet) quand ils sont venus témoigner de leur commisération et de leurs vaines promesses.
La brutalité de ces licenciements est énorme et les dégâts sociaux immenses. Ce sont des familles et des territoires entiers qui sont touchés. D’où la colère contre les patrons, les actionnaires et l’Etat ; d’où la mobilisation solidaire de salarié·es d’autres entreprises et d’habitant·es d’un même territoire aux côtés des salarié.es menacé·es.
Les difficultés à tenir une grève longue sont évidentes, d’autant que la direction s’ingénie parfois à imaginer des entraves aux arrêts de travail, par exemple sous forme de primes à la production et/ou à la productivité qui rendent les grèves d’autant plus coûteuses.
Par ailleurs, la grève est-elle le meilleur moyen de lutte quand est annoncée la fermeture de l’entreprise ?
Les revendications se font "raisonnables" : on ne se bat pas pour conserver le poste de travail ni l’usine, objectif jugé inatteignable et peut-être pas souhaité, mais on compte sur les syndicats pour négocier avec la direction les mesures sociales qui réduiront l’impact sur l’emploi et de meilleures conditions de départ. Pour tenter de créer un rapport de force, des mobilisations s’organisent, partout ou presque. Assemblées générales sur le lieu de travail, blocages de routes, manifestations, grèves et piquets de grève (pour faire barrage au déménagement des pièces et des outils, comme à MA France, ou pour empêcher les camions d’entrer dans l’usine comme à Michelin-Cholet), autant d’actions par lesquelles les salarié·es relèvent la tête, recréent du collectif, retrouvent des formes de puissance relative.
Ainsi, manifestations et grèves, et même occupations de l’usine ont déjà eu lieu à la raffinerie Exxon, à Auchan, à Décathlon, chez Vencorex (Pont-de-Claix), à MA France où les salariés gardent et surveillent les stocks de pièces et les machines devenus des "otages" dont ils cherchent à empêcher le déménagement, à Michelin, à la Fonderie de Bretagne, à Arcelor, à Valéo. Là, la direction ne s’est pas privée d’entretenir une ambiance plus que tendue et de tout faire pour casser la grève en utilisant des procédés illégaux : un responsable des RH a agressé des syndicalistes, des grévistes ont été remplacés, la direction contrôle les salariés en arrêt maladie…
Dans le cas d’Arcelor, des salariés d’autres sites industriels de la région (de Dunkerque, de PSA Valenciennes ou de Montataire-Oise) sont venus renforcer les piquets de grève à Denain. Les ouvriers d’Arcelor se sont mis en grève à Saint-Nazaire, pour protester contre l’annonce de la fermeture des sites à Reims et à Denain. Et un appel à la grève a été lancé à la mi-septembre non seulement sur tous les sites Arcelor Mittal dans l’Hexagone (Val-d’Oise, Moselle, Isère et Haut-Rhin) mais aussi dans le monde entier (60 000 salariés).
A Cholet, le piquet de grève contre la fermeture de l’usine Michelin a été alimenté, le 6 décembre, par des cantines militantes et solidaires (4), fournies en produits par la Confédération paysanne qui évoque « des adversaires communs » aux ouvriers et paysans et pointe du doigt « le libre-échange et la concurrence internationalisée ».
Le 12 décembre, à l’initiative de la CGT, à laquelle se sont joints Solidaires et la FSU, des débrayages et grèves ont eu lieu sur tout le territoire, pour protester contre la "vague de désindustrialisation historique" et pour faire converger les luttes afin de gagner "une industrie, des services publics, une sécurité sociale à la hauteur de nos besoins". Ont eu lieu des mobilisations interprofessionnelles dans près de 80 départements, avec une centaine d’initiatives sur des sites de travail (dont des gares dans le cadre de la grève cheminote menée avec les seuls CGT et SUD) ; des rassemblements ou manifestations sur la voie publique, notamment devant des entreprises menaçant de fermer ou de licencier, devant des chambres patronales ainsi que des préfectures et ministères.
Il s’est agi ce jour-là pour les syndicats d’orchestrer des mobilisations numériquement importantes, certes, mais restées symboliques, afin de maintenir la pression sur le futur gouvernement ; perspective qui est loin d’être suffisante pour faire reculer le patronat et l’offensive austéritaire. La colère des travailleur·ses est profonde, mais les signes manquent d’une réelle volonté de faire converger et d’étendre les luttes.
Les syndicats essaient de "gérer" la situation, comme à l’habitude, c’est à dire parient sur le dialogue social pour tenter d’amoindrir le choc des licenciements ; cela ne permet pas de combattre sérieusement l’offensive patronale, ni de généraliser les luttes qui se voient réduites à des escarmouches disséminées ne dépassant que très peu les frontières du localisme et du corporatisme.
Certes, se battre contre les fermetures d’usines et les licenciements est difficile. En face, le patronat a, lui, sa claire visée, celle de maximiser ses profits et de saborder tout mouvement d’insubordination. Et il y est intensément accompagné par l’Etat. Face au fiasco social et économique, les gouvernants vont continuer sur les mêmes voies d’attaques contre les travailleur·ses et de soutien aux patrons : diminuer encore la fiscalité des entreprises et les réglementations ; poursuivre le versement d’aides publiques sans conditions, porter atteinte aux droits des salarié·es, dégrader les conditions de travail et de vie… Ceci au nom de la propriété, de la compétitivité, de la croissance sacro-sainte et des profits des capitalistes.
Kris, le 13 décembre
Notes
(1) https://www.cgt.fr/actualites/franc...
(2) Il s’agit de situations financières difficiles mais contrastées, allant de l’ouverture d’une procédure de sauvegarde au redressement (dès qu’il y a cessation de paiements) ou à la liquidation judiciaire (qui signe la fin de l’activité).
(3) L’AFM Mulliez, qui exerce un quart de son activité en France et dont le chiffre d’affaires avoisine les 100 milliards d’euros, a vu ce dernier progresser de 1, 24 % sur un an en 2023 et de 22, 52% depuis 2019
(4) https://reporterre.net/Ces-cantines...