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Travailler à en mourir !

vendredi 4 décembre 2009, par Courant Alternatif

Les symptômes d’un mal-être au travail sont à ce point inquiétants que tous les médias s’en saisissent, notamment depuis cette vague de suicides à France Télécom.
Mais la violence du travail provoque bien d’autres ravages. En France, un million de personnes sont victimes de maladie professionnelle, d’accident de travail ou de trajet chaque année. Le coût des accidents de travail représente 3 à 4 % du PIB en Europe. Le « Toyotisme » qui suppose l’adhésion de l’ouvrier(e) aux objectifs de productivité, l’incite à améliorer son poste de travail en limitant les mouvements inutiles et les déplacements non productifs. Depuis son application dans l’entreprise Fenwick, les accidents de travail ont augmenté de 25%.
Un(e) salarié(e) sur huit souffre de troubles musculo squelettiques (TMS), à force de gestes répétitifs ; pour exemple : une caissière de supermarché soulève en moyenne une tonne par jour. 10 % des salarié(e)s deviennent alcooliques, 8% prennent des psychotropes pour tenir au travail.
La seule étude sur la souffrance au travail a été réalisée en Basse Normandie. Elle révèle qu’une personne se suicide chaque jour à cause de son travail (300 à 400 par an).
Un(e) salarié(e) sur quatre dépose ou déposera une plainte au Prud’homme.
Par ailleurs, il n’existe en France qu’un inspecteur du travail pour 10 000 salarié(e)s. De plus, cet inspecteur est tenu au droit de réserve, on ne peut ni publier, ni lire son rapport.


Violence du travail

Le but des capitalistes est de faire baisser les prix de vente des marchandises, en vue de conquérir de nouvelles parts de marché, tout en augmentant les profits. Obtenir ce double objectif nécessite l’accroissement de la productivité, en rationalisant la production, tout en sacrifiant la force de travail comme variable d’ajustement. 90 % de la population active est salariée, donc soumise aux stratégies financières ou politiques de restructurations et réorganisations. Le capital financier exige des taux de rentabilité sans se soucier de la production, ni de l’humain.
Des changements profonds ont touché le monde du travail depuis plusieurs années. Axés sur une amélioration de la productivité, vers la qualité totale au service des clients, sur la recherche d’un maximum de flexibilité pour répondre aux exigences du marché, ces changements participent à une intensification globale du travail dans tous les domaines d’activité, les entreprises privées comme le secteur public.
La nouvelle gestion publique consiste à faire plus et mieux avec moins…Des critères quantitatifs sont maintenant introduits dans les secteurs publics de relation au public (CAF/Sécu, Hôpitaux, Pôle Emploi, La Poste, les banques…) Les employé(e) s de ces services font face à des injonctions contradictoires intenables : assurer une relation de service de qualité et traiter un nombre de clients très important.
De manière générale, les salarié(e)s sont pris(es) dans l’urgence de tenir coûte que coûte les objectifs inatteignables qui leur sont fixés, avec de moins en moins de moyens pour y répondre. Le compteur du nombre de pièces produites, de personnes reçues ou même d’appels perdus est parfois à la vue de tous, mettant en concurrence les individus, les équipes ou différents sites d’une entreprise. Les nouvelles formes d’organisation tendent à monter les employé(e)s les uns contre les autres dans la course aux chiffres.
On pouvait croire que « la crise » et la l’augmentation du chômage, aurait reléguée la question du travail au second plan, derrière l’emploi.
Mais …« La crise sert de laboratoire social à l’envers, elle sert à tester jusqu’où on peut aller dans la flexibilité », comme le dit François Daniellou, en introduction des 16e Journées de Bordeaux sur la Pratique de l’Ergonomie, en mars 2009.
.« Il y a dans l’industrie automobile des femmes et des hommes qui appellent un numéro vert pour savoir s’ils travailleront la semaine prochaine. Si la réponse est positive, ils vont être affectés sur un poste qu’ils ne connaissent pas, sur une chaîne qu’ils ne connaissent pas, dans une équipe qui n’est pas la leur ».
« Aujourd’hui, des employés de banque vont recevoir des clients modestes, furieux qu’on leur ait vendu un plan d’épargne en actions destiné à héberger leurs petites économies, quand le CAC 40 était à 6000 points…. Les tentatives de suicide dans le milieu bancaire sont l’une des principales sources de demandes d’expertise CHSCT qui nous parviennent ».
« La semaine dernière, on a demandé à des ouvriers français d’arrêter leurs machines, pour écouter dans l’atelier un discours en anglais, traduit par une jolie dame blonde, de la bouche de laquelle ils ont appris qu’ils étaient licenciés »

Le client roi comme arme suprême

Les salarié(e)s, eux-mêmes consommateurs/consommatrices, sont sommés d’adhérer au système, pour servir le client roi et augmenter le profit de l’entreprise. Pour tenir cet équilibre impossible entre qualité totale et augmentation de productivité, on trouve les individus qui n’auront pas d’autre choix que de se soumettre. C’est la technique du maillon faible, descendre ses collègues pour convaincre qu’on fera mieux, qu’on pourra exploser ses objectifs.
C’est l’exaltation de la performance individuelle, le dépassement de soi, la satisfaction narcissique de se sentir le ou la meilleur(e).
Améliorer la productivité en reconnaissant aux meilleur(e)s leurs mérites, créer des relations de confiance, de consentement, de collaboration…puis cette excellence devient la norme, et le nouvel objectif à dépasser.
La domination capitaliste amène à ce mode d’exploitation exacerbé qu’est le management par
objectif ; objectifs qui sont toujours au-delà du possible et que des gens se crèvent à essayer d’atteindre. Quand ils l’atteignent, l’objectif est déplacé vers plus de résultats, dans une course sans fin… ou jusqu’à la fin du ou de la salariée. Ces « accidents d’organisation » que sont les suicides font partie des dégâts collatéraux dans cette course au profit.

« Quand on a pressé le citron, on peut jeter la peau.. » 

Les lettres laissées lors des suicides, mettent en cause l’évolution des conditions de travail et les nouvelles techniques managériales. Les conflits internes écartèlent les salarié(e)s, les détruisent dans leur corps, dans leur intégrité mentale, dans leur insertion sociale. L’éclatement des collectifs de travail, la mise en concurrence des personnes, le manque de sollicitude, de solidarité aboutit à une violence sociale que les salarié(e)s retournent contre eux plutôt que de la retourner contre leur cadre ou leur patron(ne).
Et pour celles et ceux qui ne soumettent pas, l’encadrement n’hésite pas à utiliser le harcèlement moral, les mesquineries, les humiliations, toutes ces paroles qui font sentir qu’il n’y a pas de place pour qui n’entre pas dans le cadre : trop lent(e), trop agé(e), trop consciencieux(se), trop contestataire… les convocations répétées, les horaires modifiés au dernier moment, les heures supplémentaires non payées, la désorganisation permanente du travail qui empêche de le faire consciencieusement, la chasse aux « faux » arrêts de travail. Toutes ces humiliations intégrées, amènent à penser que le tôlier, le cadre ou le DRH a raison…on n’est plus bon à rien !
Quant à ceux/celles qui essayent de s’organiser, la répression syndicale frappe. Ils/elles sont poussés à la faute, ou à la démission. Les entreprises budgétisent les licenciements, elles anticipent le coût des condamnations auxquelles elles devront faire face, car la course au profit ne s’encombre pas du sort des loosers. D’autre part les plaintes pour licenciement abusif ou pour harcèlement aboutissent trop tard, voire pas du tout.

Pourquoi donnons nous
notre consentement
à de telle pratiques ?

Pour Dejours (1) : « le rapport au travail n’est pas anecdotique, il permet de se mettre à l’épreuve de soi pour s’accomplir. Le mépris dans lequel est tenu le travail n’est pas d’aujourd’hui, cela à commencé avec l’esclavage, le servage, jusqu’au taylorisme et au fordisme, et aujourd’hui on est dans un suprême mépris du travail. Cette manipulation…cela ressemble beaucoup à la décadence d’une civilisation. »
On ne nous demande plus de faire un « beau travail », mais de s’en tenir à « la qualité pour le marché et dans le temps du marché » Davezies, 2009(2) : « L’excellence, c’est le juste nécessaire ».
Les organisations ne permettent plus aux salarié(e)s de penser le travail. Les contraintes réduisent les marges de manœuvre et suppriment les moments où on peut réfléchir sur son expérience passée, s’informer des changements à venir, les anticiper et s’organiser en conséquence. Le sentiment d’être nié(e)s dans leurs compétences antérieures, dans leur investissement dans le travail, d’être fragilisé(e)s dans leur identité professionnelle pose aux salarié(e)s la question du sens du travail et de « soi » dans le système.
Ce n’est certainement pas un hasard si beaucoup des salarié(e)s qui se sont suicidés avaient entre 40 et 50 ans, mis en demeure d’exercer de nouveaux métiers ou de devoir quitter un lieu où ils/elles s’étaient construits des compétences, un tissu social support de régulations collectives, où ils/elles avaient ancré leur vie.
Le travail devient totalitaire, il envahit la sphère privée. Le fait de devoir tenir des objectifs intenables, d’être humilié(e)s, déplacé(e)s, considéré(e)s comme incompétent(e), occupe l’esprit au travail et en dehors, quand ce n’est pas le rapport ou le dossier à clore absolument, qu’il faudra finir à la maison. Les salarié(e)s soumis à la pression constante des profits n’en dorment plus, s’épuisent, sacrifient sur la qualité du travail. Ils ou elles pensent trahir l’éthique du métier, se trahir soi-même.

Jeu de dupe entre des salarié(e)s qui croient pouvoir s’épanouir
au travail, y trouver
leur raison d’être et
les capitalistes qui produisent n’importe quoi
pourvu que cela rapporte

Les bourgeoisies européennes n’ont de cesse de détricoter les acquis de la classe ouvrière. Le cadre de l’union européenne, permet l’ouverture à la concurrence, puis la privatisation des Services Publics. Ces réformes commencées sous la présidence de Mitterrand ont pris un coup d’accélérateur depuis l’élection de Sarkozy, qui représente une « ligne dure » de la bourgeoisie française.
Après France Télécom, c’est maintenant La Poste qui prévoit pour 2011 une ouverture de son capital de 20%, avec l’idée à terme de la création d’un trust privé de distribution du courrier à l’échelle européenne.
Dans le domaine de la formation et la gestion du chômage, la création du Pôle emploi, avec la fusion des Assédic et ANPE, mais également de l’AFPA et du GRETA permet un contrôle accru des chômeurs/euses, ne leur permettant que des formations souvent réduites, standardisées en fonction des nécessité du marché sans soucis de leur attentes, de leurs besoins.
A Pôle emploi, les conseiller(e)s n’ont que 12 minutes à consacrer au demandeur(euse) d’emploi ou de formation qu’ils reçoivent. Ils/elles doivent s’ajuster à des paramètres de productivité et financiers et non plus à la qualité du travail fourni, en l’occurrence répondre correctement à son interlocuteur. Un agent de Pôle Emploi explique « On ne peut pas toujours rencontrer le nombre de personnes voulues dans une matinée parce que l’on a des cas complexes, des situations dramatiques. Alors on dit à la personne suivante de revenir un autre jour ou on lui propose de procéder par téléphone. On est obligé de tricher ! ». Des tricheries qui constituent des prises de risque face à une hiérarchie dont les outils de contrôle sont de plus en plus intrusifs et traquent ces ajustements.
« Les tricheries ne sont jamais neutres du point de vue de la souffrance au travail, et au delà, de la santé des travailleurs. La méconnaissance, voire le déni, pire encore la sanction, peuvent avoir des effets désastreux sur la dynamique de l’accomplissement de soi par le travail » (Dejours, 1996).
Dans le privé, cela fait bien longtemps que les organisations syndicales ne mènent plus que des luttes pour sauver ce qui peut être sauvé, pour toucher de plus grosses indemnités de licenciement, ou pour ne licencier qu’une partie du personnel. On ne compte plus les usines délocalisées, là où la main d’œuvre est meilleur marché, les mutations d’une région à une autre, les licenciements sans espoir de retour à l’emploi. Et les plus malins qui croyaient sauver leur emploi en travaillant plus, sans gagner plus, ont subit le même sort, licenciés eux aussi, jetés dehors malgré leur soumission.

Nous avons besoin de donner
un sens à notre travail,
parce que nous ne sommes pas des robots lobotomisés

Ceux et celles qu’on appelle « les désobéisseurs » parlent de travail et en font. L’Education nationale tentant de leur faire faire n’importe quoi, ils et elles ont décidé d’affirmer une idée de leur métier, et appliquent sans attendre telle ou telle mesure de nature à les rendre fiers de ce qu’ils font.
D’autres commencent à s’organiser, résistent quand ce qu’on leur demande revient à faire un métier qu’ils ne reconnaissent pas. Ces arrangements « avec soi-même », avec les collègues, ces équipes dans lesquelles le poison de la mise en concurrence n’entre pas, sont des actes de la résistance.
« A France Télécom, les salarié-es reprennent la main. Il aura fallu 24 suicides en 18 mois à France Télécom pour que la révolte des salarié-es impose un tournant dans la politique sociale de l’entreprise. Nous ne savons pas jusqu’où ce tournant va aller, comment les salarié-es vont continuer à peser sur cette situation, mais ce mouvement enclenché depuis la mi-septembre
est le plus important depuis 10 ans dans l’entreprise. » (3)

Guerre de classe

Il n’y a évidemment pas d’intérêts communs entre les capitalistes et les ouvrier(e)s qu’ils emploient, pas plus qu’entre la bourgeoisie et les classes populaires. La violence du système capitaliste est directement lié à une mode d’exploitation, de domination : accroître la « profitabilité » des salarié(e)s, justifier la logique de la concurrence entre employé(e)s d’une même boîte, entre entreprises, poursuivre dans un productivisme sans frein, dans une logique de la performance sans limite. Produire toujours plus de marchandises, inutiles et nuisibles, à consommer et faire tourner ainsi la machine à profit et à broyer les vies…
L’absence de lieux collectifs, d’opportunité, de débats fait que les gens se retrouvent seuls avec cette violence qu’ils subissent au travail.
Les syndicats restent dans leur majorité, sur un positionnement de constatation, de contestation… en aval finalement des décisions. Ils ne sont plus acteurs du changement, porteurs d’un certain point de vue sur le travail, celui des salarié(e)s.

Il semble indispensable que nous nous ré emparions de la question du travail, tel qu’il se joue au quotidien, en pointant les compromis, les arbitrages mutilants, prendre la mesure du coût humain du travail, tant du point de vue physique, cognitif, social, psychique. Cela nécessite en amont un travail réflexif sur des notions aussi essentielles que celles de performance, de qualité, de santé, de prévention mais surtout de ce que produit le travail du côté de la production, de la santé, du bien-être. En bref, qu’est-ce qu’on produit et pour améliorer quoi ?
C’est à celles et ceux qui travaillent d’imposer leur rythme ! De dire ce qui est convenable ou non !

Faire des suicides au travail une question politique ! 

Il faut inverser le rapport de force, et pas seulement sur le salaire ou les risques de licenciement mais sur cœur du sujet : le travail lui-même. En parler, donner un sens global, social, collectif, politique à cette violence : bref de se défendre et de rendre les coups.
Prendre en charge l’organisation de la révolte, la mobilisation d’un contre-pouvoir collectif, remettre un peu de lutte de classes dans le rapport de domination, être capables de dire : ça suffit ! Ni maladie, ni accident, ni mort au travail !

Odile, ocl Caen


(1) Christophe DEJOURS psychiatre dans « La mise à mort du travail », série documentaire de Jean-Robert Viallet.
(2) Philippe DAVEZIES est enseignant-chercheur en médecine et santé du travail à l’université Claude-Bernard Lyon I
(3) Verveine ANGELI du syndicat Sud à France Télécom :institut.fsu.fr/lettremensuelle

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