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[Réflexion] Les révolutions contre les avant-gardes

par Raúl Zibechi

vendredi 17 juin 2011, par OCLibertaire

Les puissantes mobilisations qui traversent le monde débordent autant les démocraties que les dictatures, les régimes nés d’élections ou de coups d’État, les gouvernements du Premier et du Tiers Monde. Mais pas seulement.
Elles débordent les murs de contention des partis sociaux-démocrates et de gauche, dans leur plus diverses variantes. Elles débordent aussi les savoirs accumulés par les pratiques émancipatrices en plus d’un siècle, au moins depuis la Commune de Paris.


Voir en ligne : Texte original

Naturellement, ceci produit de la confusion et de la méfiance parmi les vieilles gardes révolutionnaires, qui réclament une organisation plus solide, un programme avec des objectifs réalisables et des moyens pour les atteindre. En somme, une stratégie et une tactique qui ouvrent la voie et bordent l’unité des mouvements qui se condamneraient à l’échec s’ils persistaient dans leur dispersion et improvisation actuelles. C’est ce que disent souvent des personnes impliquées dans les mouvements et qui se félicitent de leur existence, mais qui n’acceptent pas qu’ils puissent avancer par eux-mêmes en se passant d’interventions qui établissent une certaine orientation et direction.

Les mouvements en cours mettent en question le principe même de l’idée d’avant-garde, l’idée qu’une organisation de spécialistes est nécessaire pour penser, planifier et diriger le mouvement. Cette idée est née, comme nous enseigne Georges Haupt dans « la Commune comme symbole et comme exemple » (Siglo XXI, 1986) [1], avec l’échec de la Commune. La lecture que fit une partie substantielle du camp révolutionnaire a été que l’expérience parisienne a échoué à cause de l’inexistence d’une direction : « Ce fut le manque de centralisation et d’autorité ce qui a coûté la vie à la Commune de Paris », a dit Engels à Bakounine. Ce qui à ce moment-là était exact.

Haupt soutient que de l’échec de la Commune ont surgi de nouveaux thèmes dans le mouvement socialiste : le parti et la prise du pouvoir d’État. Dans la social-démocratie allemande, le principal parti ouvrier de l’époque, l’idée se fraye que la Commune de 1871 était « un modèle à rejeter », comme l’a écrit Bebel quelques années plus tard. La vague suivante des révolutions ouvrières, qui a eu son apogée dans la révolution russe de 1917, a été marquée au fer par une théorie de la révolution qui avait fait de l’organisation hiérarchique et composée de spécialistes son axe et son centre.

Au cours du dernier demi-siècle ont eu lieu deux nouvelles vagues de ceux d’en bas : les révolutions de 1968 et celles actuelles, qui ont probablement leur point de démarrage dans les mouvements latino-americains contre le néo-libéralisme des années 90. Dans ce demi-siècle se sont produits, insérés dans les deux vagues, quelques évènements qui ont modifié ces principes à la racine : l’échec du socialisme soviétique, la décolonisation du Tiers Monde et, surtout, les révoltes des femmes, des jeunes et des ouvriers. Les trois processus sont tellement récents que souvent nous ne remarquons pas la profondeur des changements qu’ils incarnent.

Les femmes ont fait entrer en crise le patriarcat, ce qui ne veut pas dire qu’il ait disparu, en brisant un des noyaux de la domination. Les jeunes ont débordé la culture autoritaire. Les ouvriers, et les ouvrières, ont désarticulé le fordisme. Il est évident que les trois mouvements appartiennent à un même processus que nous pouvons résumer dans la crise de l’autorité : du mâle, du chef et du contremaître. À leur place s’est installé un grand désordre qui oblige les dominateurs à trouver de nouvelles manières de discipliner ceux d’en bas, pour imposer un ordre chaque fois plus éphémère et moins légitime, puisqu’il n’est le plus souvent que de la pure et simple violence : machiste, étatique, d’en haut.

En parallèle, ceux d’en bas se sont appropriés des savoirs qui auparavant leurs étaient niés, depuis le dominion de l’écriture jusqu’aux technologies modernes de la communication. Le plus important, cependant, est qu’ils ont appris deux éléments reliés entre eux : comment agit la domination et comment faire pour la désarticuler ou, du moins, la neutraliser. Un siècle plus tôt, les ouvriers qui dominaient de tels savoir-faire étaient une minorité exiguë. Les rébellions, comme celle qui dirigea la Commune, étaient le fruit de brèches que d’autres avaient ouvert dans les murs de la domination. Maintenant, ceux d’en bas, nous avons appris à ouvrir des brèches par nous-mêmes, sans dépendre de la sacro-sainte “conjoncture révolutionnaire”, dont la connaissance était l’oeuvre de spécialistes qui dominaient certains savoirs abstraits.

Dans certaines régions du monde pauvre se produit la récupération, par ceux d’en bas, des savoirs ancestraux qui avaient été broyés par le progrès et la modernité. Dans ce processus les peuples amérindiens jouent un rôle décisif, en redonnant vie à un ensemble de savoirs liés à la guérison, à l’apprentissage, à la relation avec l’environnement et aussi à la défense des communautés, ou encore la guerre. Là se trouvent les zapatistes, mais aussi les communautés de Bagua, dans la forêt péruvienne, et une infinité d’expériences qui montrent que ces savoirs sont valides pour ces résistances.

Cet ensemble d’apprentissages et de nouvelles capacités acquises dans la résistance ont rendu inapte et peu opérationnelle l’existence des avant-gardes, ces groupes qui ont la vocation de commander parce qu’ils croient savoir ce qui est meilleur pour les autres. Maintenant, des peuples entiers savent comment se diriger eux-mêmes, avec comme base le « commander en obéissant », mais aussi inspirés par d’autres principes que nous avons pu entendre et pratiquer ces dernières années : « marcher au pas du plus lent », « entre tous nous savons tout » et « en posant des questions nous cheminons ».

Ce qui précède ne signifie pas qu’il n’est pas nécessaire de nous organiser dans des collectifs militants. Sans ce type d’organisations et de groupes, composés d’activistes ou comme veulent bien s’appeler les personnes qui consacrent leurs meilleures énergies à changer le monde, ce changement n’arrivera jamais, parce qu’il ne tombe jamais du ciel, ni n’est le cadeau de caudillos et d’hommes d’Etat éclairés. Les révolutions que nous sommes en train de vivre sont le fruit de ces multiples énergies. Nous sommes nombreux et nombreuses à les faire exploser entre nous. Mais une fois mises en marche, la prétention de les diriger par pur commandement produit généralement des résultats opposés à ceux souhaités.

Raúl Zibechi
« La Jornada », México, 17 juin 2011.

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Traduction : XYZ pour OCLibertaire – Reproduction vivement encouragée

P.-S.

Raúl Zibechi est uruguayen. Journaliste et auteur, il est responsable de la section internationale au sein de l’hebdomadaire Brecha, édité à Montevideo. Il est l’auteur de plusieurs livres sur les mouvements sociaux, dont Genealogía de la revuelta. Argentina : una sociedad en movimiento et Dispersar el poder (Bolivie).

Nous avons déjà publié certains de ses textes comme à propos de la question de l’eau et de l’autonomie des communautés amérindiennes en Equateur, cf http://oclibertaire.free.fr/spip.ph...

Notes

[1le texte de Georges Haupt sur la Commune de Paris dont il est question ici a été publié dans la revue Le Mouvement Social n°79, avril-juin 1972. Il est téléchargeable ici : http://raumgegenzement.blogsport.de...

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