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Les élections en Tunisie

La revanche des régions et des populations marginalisées ?

jeudi 22 décembre 2011, par Courant Alternatif

Neuf mois après le 14 janvier 2011 qui a vu le dictateur Ben Ali fuir le pays
pour se réfugier en Arabie Saoudite, la Tunisie a connu les premières élections démocratiques jamais organisées dans aucun autre pays arabe. Surle plan technique, cette réussite est en soi un grand succès et un pas considérable vers la sortie définitive des régimes politiques totalitaires qui ont dominé le pays depuis l’indépendance en 1956.


Mais la véritable surprise, pour une grande partie de la population et surtout pour la majorité des observateurs étrangers, a été le succès incontestable des islamistes dont seules très peu de personnes avaient envisagé l’ampleur : près de 40% des sièges de l’assemblée constituante et environ 37% des voix exprimées, alors que les plus « pessimistes » ne leur donnaient pas plus de 30%, une estimation déjà considérable. Comment expliquer ce succès politique ? C’est à cette question que ce papier tente de répondre en examinant de plus près les résultats et les débats politiques pendant la campagne électorale et après le vote. Cette contribution s’appuie sur mon précédent article (Courant Alternatif n° 210) sur la révolution en Tunisie (1). Dans ce papier, j’ai essayé de démontrer que la révolution tunisienne, qui a commencé début 2008, a d’abord été une révolution des marginalisés contre la dictature et l’oppression mais surtout contre le chômage, la pauvreté et l’absence de dignité. Sans être une révolution des régions de la marge contre celles du pouvoir politique et économique (capitale et le Sahel), la révolution a été le résultat de l’écart de développement entre les régions riches de la côte et celles du centre et du sud, oubliées des politiques de développement. Les élections du 23 octobre ont-elles été la « revanche » de ces marginalisés ? Malgré quelques indications, la réponse n’est pas aisée et l’affirmation serait bien hasardeuse tant les lignes de partage se croisent sans logiques évidentes.

Pendant la campagne, deux Tunisies se sont ignorées

Durant les nombreuses semaines de campagne électorale qui ont précédé le scrutin, une ligne de partage s’est très clairement dessinée entre deux ensembles sociogéographiques qu’un large écart a semblé séparer. D’un coté, il y avait les « laïcs » représentant la gauche et ses différentes composantes, les libéraux et plus généralement la frange supérieure de la classe moyenne et la bourgeoisie. Géographiquement, ce premier groupe se trouvait d’abord dans les régions riches, développées et urbanisées du Nord et de la côte avec en particulier les quartiers riches de la capitale, et des autres premières grandes villes du pays. Largement francophone, contrôlant la grande partie des médias et les secteurs clés de l’économie, ce premier groupe, jaloux de ses intérêts et avantages, s’est senti menacé par l’éventuelle arrivée au pouvoir des islamistes. Mobilisé derrière les partis laïcs, il a tenu un discours résolument moderniste autour du mot d’ordre de protection des libertés individuelles et en particulier des droits des femmes qui font l’exception de la Tunisie sur la carte arabe.

Ce premier groupe a tenté par tous les moyens, face aux électeurs de jouer la carte de la peur en diabolisant les islamistes. Pour eux, leur possible prise du pouvoir résonnait comme un retour à la dictature où les droits seraient encore plus bafoués qu’avant le 14 janvier 2011. Certains sont allés jusqu’à assurer que même Ben Ali et avant lui Bourguiba avaient « protégé » et favorisé les libertés individuelles (non politiques) et les droits de la femme. Dans ce discours, Bourguiba, qui avait accordé des droits aux femmes tunisiennes et un statut parfois incompatible avec le droit musulman, a été fortement sollicité et associé à cette démarche. Sur Facebook, certains n’ont pas hésité à qualifier de « traîtres » les électeurs qui s’apprêtaient à voter pour les candidats d’Ennahda.
Le second groupe représente celui des régions et des populations marginalisées, moteurs sociaux de la révolution : les habitants du centre, du sud et de l’ouest du pays, ceux des quartiers pauvres des grandes villes, les jeunes chômeurs, diplômés ou non, le bas de la classe moyenne, comme les fonctionnaires et autres employés du secteur des services, majoritairement arabophones, conservateurs et attachés aux valeurs traditionnelles et religieuses et les habitants non moins conservateurs des villages et zones rurales isolés.
C’est ce groupe qui a majoritairement voté pour les listes d’Ennahda comme le montre très clairement la carte des votes obtenus par le parti islamiste de Ghannouchi. Face aux discours et à la campagne du premier groupe, ces derniers ont réagi en accordant une confiance, quoique conditionnelle et relative, aux islamistes. Leur objectif : faire de ces candidats leurs porte-paroles dans les instances nationales pour que leurs attentes et leurs revendications soient bien entendues par tous. Il y a derrière ce vote un mélange de raisons, mais il est aussi incontestable qu’il exprime davantage des attentes sociales, de la justice et de la dignité que des adhésions idéologiques pures à Ennahda. Certes on peut s’interroger sur le choix de cette formation politique mais il semble que le vote a plutôt exprimé une réaction contre la gauche et les libéraux : un vote sanction et un vote de résistance. Ce sont du reste les mêmes slogans scandés pendant la révolution.
Le vote pour Ennahdha s’explique par la place que ce dernier a su occuper sur la scène politique du pays en usant d’un discours « victimiste », moralisateur, rassurant et jouant sur les promesses. En plus de l’image négative dont pâtit le premier groupe dont les membres sont perçus comme méprisants, distants, renfermés sur leurs intérêts de classes, détachés du peuple, arrivistes, acquis à la France et « mauvais » musulmans voire athées, Ennahda a bénéficié de nombreux préjugés « positifs » qui, pour ses électeurs, le différencie des autres groupes politiques.

Par ailleurs, ces élections ont révélé que la ligne de partage s’est étendue aux Tunisiens de l’étranger qui comme leurs concitoyens de l’intérieur et dans les mêmes proportions, ont voté pour Ennahda. Ce vote a constitué une seconde surprise de ces élections. Les Tunisiens de l’étranger, relativement aisés, supposés plus ouverts au monde et plus au fait des débats de sociétés, ont pourtant massivement accordé leurs voix aux islamistes. L’explication nécessite certainement plus de travail d’enquêtes et d’analyses, mais il semble bien qu’ils ont finalement voté dans le même sens que les autres membres de leurs familles restées dans leurs villages et régions d’origine avec une vraisemblable iden- tification à leurs milieux sociaux. Il y a peut être aussi l’effet du rejet, de l’anti-Islam et du racisme dont ils font l’objet dans leurs pays d’accueil. Là aussi, la marginalité semble avoir favorisé un vote au profit d’un parti politique qui se réfère à une identité arabo-islamique. Mais, c’est encore la conséquence politique directe de la persécution des islamistes parmi lesquels un grand nombre de militants et de hauts cadres avaient réussi à s’exiler, contraints souvent, volontaires parfois. A l’étranger, ils se sont fortement investis dans un travail de mobilisation des Tunisiens de la diaspora. Ils ont réussi à constituer des réseaux denses, efficaces et organisés qui ont été très actifs pendant la campagne électorale, les résultats en témoignent.
Ennahdha, dont les membres ont été particulièrement persécutés par la dictature qui les a jetés en prison, les a forcé à l’exil et a privé un très grand nombre de toutes sources de revenus en les écartant, sous des prétextes divers, de leur travail quand ils en occupaient un ou d’un emploi quand ils en en cherchaient. Cet acharnement policier qui a touché des milliers de familles a été finalement très payant pour le parti islamiste transformé en victime par Ben Ali. Cependant, la victimisation, qui est de toute évidence une arme très efficace, ne peut se suffire à elle-même. Il y a donc d’autres raisons au vote islamiste :

  • Le vide politique et même « culturel » soigneusement organisé et poursuivi pendant les années de la dictature pour éviter toute compétition possible et tout développement de forces d’oppositions qui auraient pu menacer le régime ;
  • Le conservatisme d’une large partie des populations rurales et des régions marginalisées du Sud, du centre et de l’ouest du pays ;
  • Le faible accès des femmes des couches populaires aux savoirs parascolaires (cinéma, théâtre, livres, voyages…)
  • Le chômage qui frappe une très large partie de la jeunesse et qui n’a pratiquement aucune chance de trouver un travail à cause de l’éloignement géo- graphique des zones d’emplois et des possibilités d’accès à des ressources informelles. Comme celles disponibles pour les jeunes des grandes villes, généralement mieux formés, francophones et bénéficiant d’un capital social important. Quand on est jeune diplômé à la recherche d’un emploi, il vaut mieux descendre d’une famille habitant Sidi Bou-Saïd que d’une famille basée à Sidi-Bouzid.
  • La marginalisation pendant les dernières décennies des milliers de fonctionnaires, instituteurs, professeurs de lycée, infirmiers et ingénieurs… qui travaillent dans les zones marginalisées. Abandonnés selon eux par l’Etat, ils se sont progressivement renfermés dans la tradition, les solidarités locales, la famille et l’identité arabo-islamique ;
  • Une organisation sans faille comparée à des adversaires nombreux et divisés ;
  • Des ressources financières (assurées par certains pays du Golfe dont le Qatar et l’Arabie Saoudite) presque illimitées qui ont permis au parti de distribuer de l’argent et des aides alimentaires à des familles nécessiteuses ;

Ainsi, on peut dire que si le succès des islamistes est incontestable, ils le doivent d’abord à leurs adversaires qui ont mené compagne contre le parti Ennahda au nom d’une modernité qui exclut de fait une large partie de la population dont l’accès au pouvoir, aux richesses, aux savoirs et à l’information est fortement limité. Toutefois, si les libéraux et la gauche ont été clairement sanctionnés, les islamistes vainqueurs n’ont pas pour autant reçu un chèque en blanc et pourraient se trouver dans une position bien moins confortable après le test de l’exercice du pouvoir et de la rédaction, forcément collective, de la nouvelle constitution. Nombreux parmi ses électeurs d’hier pourraient facilement se retrouver dans le camp des adversaires s’ils sont déçus par des promesses non tenues, par un possible retour trop radical à des dogmes conservateurs et par une éventuelle application trop stricte des règles normatives liées à la charia.
Toutefois, il convient d’abord de rappeler que ces élections libres sont les premières que les Tunisiens ont jamais expérimentées. Les résultats sont donc à regarder et à analyser dans leur contexte politique exceptionnel et à considérer d’abord pour ce qu’ils sont, à savoir ceux d’une première expérience démocratique. Il serait trop rapide de les prendre comme une image fidèle des positionnements politiques et idéologiques dans la société. Je fais le pari que rien ne ressemblera moins aux élections du 23 octobre que celles prévues dans un délai d’un an, une fois la nouvelle constitution écrite.
Je ne saurai dire qui sont les plus heureux des résultats du scrutin et du succès des islamistes. Mais, j’en connais au moins un : Zine El Abidine Ben Ali qui a régné en dictateur sur la Tunisie et est aujourd’hui réfugié en Arabie Saoudite.

Habib

(1) Pour plus de détails on peut consulter : 2011,
Ayeb, H, “Social and political geography of the Tunisian revolution : The
alfa grass revolution” In Review of African Political Economy. London.

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