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réflexions sur les luttes

Genres et classes

mardi 4 décembre 2012, par Courant Alternatif


Genres et classes

La démarche consistant à réfléchir sur les liens entre domination masculine et capitalisme, entre lutte des femmes et lutte des classes, est assez rare de nos jours pour qu’on ait envie d’en parler quand elle se présente. D’autant que le collectif auteur de Genres et classes, l’insurrection généralisée qui détruira les hommes et les femmes (1) explique ce choix « épineux » par son désir de dépasser les « clichés militants » et les analyses datées pour contribuer à un débat indispensable.

Le travail réalisé par le groupe communisateur (2) Incendo est déclaré d’entrée « non abouti », à la fois parce qu’il ne porte que sur la société occidentale (en particulier française) et parce qu’il est avant tout constitué de notes et de pistes de réflexion sur des questions qui suscitent des discussions internes « toujours vives et conflictuelles » quant à la priorité à donner soit à la lutte des classes soit à la lutte contre la domination masculine. Quoi qu’il en soit, je résumerai d’abord ici l’analyse proposée avant de lui apporter quelques commentaires.

Patriarcat, capitalisme
et Etat

Dans une perspective révolutionnaire, on ne peut faire l’économie de la question des genres*, constate Incendo, parce que la répartition des tâches selon le sexe ou le genre (ou sexuation, première division du travail) est intrinsèquement liée au capitalisme (mode de production où, avec le « monopole de la bourgeoisie sur les moyens de production et les subsistances, […] le prolétaire, démuni de tout, est contraint au travail salarié et à la production de plus-value »), et parce que la société communiste visée est incompatible avec la persistance de formes de hiérarchie et de domination. L’assignation des individus à un rôle social déterminé a de tous temps existé, mais avec des « degrés » de domination masculine variable. On avance couramment la maternité et ses contraintes pour expliquer la sexuation : la grossesse, l’allaitement, la sécurité des femmes enceintes (vitales pour la survie d’un groupe ou d’une société) auraient entraîné un glissement vers la « protection » de toutes les femmes en raison de leur potentielle capacité reproductrice. De plus, la domination masculine s’est renforcée avec l’apparition de la propriété privée et de la société de classes, du fait de l’appropriation des femmes par le père ou le mari via la famille et le mariage.

Le « travail domestique » a été inventé par le capitalisme, considère Incendo. Avant la période industrielle, la population est en majorité rurale et paysanne, et les unités de production et de reproduction* coïncident. Au foyer vit une famille élargie dont la production agricole permet la survie, et les activités des hommes* et des femmes sont « complémentaires et indispensables » (« cette sexuation n’implique alors pas une dévalorisation et une invisibilisation des tâches féminines »). Une partie de l’activité féminine est réalisée sur le lieu d’habitation, mais elle est pour l’essentiel destinée à l’autoconsommation (confection de vêtements, bougies, etc.) et n’existe plus aujourd’hui (3) ; à l’inverse, ce qui constitue à présent le gros du travail domestique (cuisine, lessive, ménage) n’y est que très marginal (ménage et lessive de printemps, etc.) et l’élevage des enfants est fort sommaire (ils sont considérés et traités comme des adultes en miniature).

Le passage au mode de production capitaliste rompt spectaculairement avec cette situation. Jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, certes, le capital utilise toute la main-d’œuvre à disposition – donc hommes, femmes et enfants. Mais, avec l’essor de l’industrie, cela devient dangereux pour la reproduction même de la « race des travailleurs », comme dit Marx (jusqu’à 14 heures de travail par jour, plus les trajets…). Or, l’accroissement (ou du moins le renouvellement) du nombre de travailleurs est la condition de l’expansion économique. De là l’assignation progressive des femmes à la maison pour effectuer les tâches domestiques : quand salariat et marchandise deviennent la règle, on assiste non seulement à une dépossession des moyens de production et de subsistance pour la grande majorité mais aussi à une séparation entre lieu de production (homme/usine, sphère publique) et lieu de reproduction (femme/foyer, sphère privée).

Pour ce faire, le capitalisme s’appuie sur le patriarcat – « type d’organisation sociale où l’autorité familiale et politique est exercée par les hommes ». Les institutions (Etat, droit, religion, politique…) visent à assurer la perpétuation et la stabilité de l’ordre social dont la famille est l’élément fondamental puisqu’elle permet la transmission du patrimoine. Il s’agit de fixer la classe ouvrière par le mariage, pour s’assurer son intégration et la reproduction de la force de travail, en promouvant le modèle familial bourgeois et sa morale.
Cependant, l’industrialisation tous azimuts au tournant du xxe siècle et les deux guerres mondiales conduisent le capitalisme à modifier la forme de la sexuation pour l’adapter à ses nouveaux objectifs. Afin de favoriser l’entrée des femmes dans le salariat du secondaire puis du tertiaire, il recourt à l’Etat ; et, avec l’explosion de la société de consommation et l’essor massif du salariat féminin, on assiste au milieu du XXe à un changement dans les rapports entre les sexes. Les femmes acquièrent une certaine indépendance économique et une certaine égalité formelle.

Bien sûr, le capitalisme ne « libère » pas pour rien les femmes : il a besoin d’une main-d’œuvre à bas coût et d’une relance constante de la consommation par une augmentation du pouvoir d’achat, et la famille « traditionnelle » freine la mobilité des travailleurs. Par ailleurs, l’accession de la bourgeoisie au pouvoir, avec la Révolution française, a entraîné une idéologie favorisant l’idée d’une égalité formelle entre hommes et femmes (« liberté, démocratisme, valeur travail, réussite, compétition, individualisme »…). La féminisation du salariat a une implication directe et massive dans la lutte de classes : d’une part, le prolétariat (composé d’ouvriers et d’employés des deux sexes) est en expansion ; d’autre part, la famille nucléaire, qui était devenue la norme, explose.

Aujourd’hui, l’appropriation des femmes « se fait majoritairement sur un mode collectif, la domination devient indirecte, impersonnelle […] ». Depuis le xixe, le rôle de l’Etat est majeur et croissant : il exerce, par le biais de la médecine, un contrôle sur le corps des femmes (contraception, IVG, etc.) et, grâce à divers dispositifs (DASS…), sur la famille (au détriment du pouvoir du mari) ; il prend en charge une partie des tâches de reproduction de la force de travail (crèches, éducation, formation, santé…, Sécu, allocs…) ; il impose l’égalité juridique des femmes avec les hommes, met en place des réglementations concernant le divorce, l’adoption, la garde des enfants… Quant aux politiques familiales, elles cherchent plus la sauvegarde du couple parental que du couple conjugal (PACS, réforme du divorce – par consentement mutuel…).

L’image de la femme au foyer a peu à peu été remplacée par celle de la travailleuse ou de la chômeuse ; et un nombre croissant de femmes participent à l’exploitation capitaliste (4) en accédant à des postes de pouvoir ou prestigieux – un phénomène « inéluctable » même s’il est plus ou moins rapide selon les secteurs. La sphère publique a de ce fait « perdu le caractère masculin qui la caractérisait ». Cette « mixité croissante de la classe dominante (femmes, hommes, hétéros, homos, Noirs, Blancs, Jaunes, etc.) » a pour conséquence de « masquer, partiellement, les oppressions de genres, mais elle est surtout le reflet d’une réalité : la marchandise se fout du genre du prolétaire et encore plus de celui du capitaliste ». Il n’y a en fait une avancée que pour les bourgeoises.

En revanche, la sphère privée demeure le domaine des femmes : les tâches domestiques et la reproduction de la force de travail leur reviennent toujours ; toutes restent « déterminées par leur fonction reproductrice » (même si plus elles montent dans la hiérarchie sociale moins elles font d’enfants) ; et il y a persistance des violences à leur encontre (viol, sexisme…). Cette double activité des femmes, qui « combine » leur statut au foyer de la société patriarcale avec celui de salariée (5), incite Incendo à parler présentement de « domination masculine » plutôt que de « patriarcat » : « Les hommes détiennent majoritairement le pouvoir, mais la société (occidentale) n’est plus organisée (juridiquement, politiquement) dans le sens de la division sexué du travail et l’exclusion des femmes des activités donnant du pouvoir (monopole de la politique, de l’usage des armes et des outils les plus efficaces). »

Féminisme et révolution

Une fois cette analyse faite, cependant, Incendo se heurte – comme nombre d’autres – à des questions telles que : « Existe-t-il une double contradiction, au sein des classes et au sein des genres ? Les bourgeoises peuvent-elles prendre part à la révolution ? Peut-il y avoir des “solidarités” entre femmes au-delà des classes – et inversement ? » Poursuivant sa réflexion, le collectif de la revue s’est penché sur le mouvement des femmes des années 1970 et ses trois courants féministes principaux :

  • le féminisme radical (avec en particulier Questions féministes et la tendance des lesbiennes radicales), qui tient les femmes pour une classe. Le capitalisme étant le fruit du patriarcat, le sexisme en est un des fondements ; et si on ne peut abattre l’un sans l’autre, l’ennemi principal reste le patriarcat ;
  • l’essentialisme ou le différentialisme (dont Psychépo [6]), qui valorise le corps des femmes et leur capacité reproductrice, la « féminitude », en souhaitant un contrôle des naissances et l’appropriation des enfants par les femmes ;
  • le courant lutte de classes (notamment le groupe/journal des Pétroleuses et le Cercle Elisabeth-Dmitriev) pour qui la convergence de la lutte des femmes et de la lutte des classes est une nécessité (le capitalisme ayant utilisé les structures du patriarcat préexistantes), et qui s’intéresse aux luttes des femmes dans le salariat. L’idée admise dans ce courant est que les femmes subissent une domination, et non une exploitation spécifique, et qu’elles ne sont pas toutes dominées pareil (bourgeoises et prolétaires n’ont pas les mêmes intérêts). Mais les choix stratégiques divergent ensuite, selon les analyses faites, entre : la lutte de classes est primordiale, et la lutte des femmes doit être liée à elle ; ou la lutte des femmes est en soi anticapitaliste ; ou encore la lutte des femmes contre le patriarcat et la lutte des prolétaires contre le capitalisme doivent se rejoindre dans un affrontement principal contre le « système ».

De nos jours, le mouvement des femmes a quasi disparu mais ces sensibilités féministes subsistent, rappelle Incendo, qui constate à propos des féministes et lesbiennes radicales : « Bien que l’homosexualité tende de plus en plus à être intégrée par le capitalisme, la critique de l’hétérosexualité et de son pendant, la pression à la maternité, ont toujours lieu d’être », mais « cette critique peut aboutir à la théorie du lesbianisme comme stratégie politique, (et parfois) à des tendances séparatistes anti-hommes, dénonçant l’hétérosexualité comme une forme de collaboration avec l’ennemi ou de soumission volontaire. Par cette posture, il s’agit de refuser la domination masculine, mais certainement pas le sexisme, et encore moins les genres ».

Les essentialistes continuent de valoriser la « nature » féminine, la maternité et la « sororité », en idéalisant souvent des sociétés précapitalistes et en voulant se réapproprier des savoirs anciens.

Et puis, à côté des « spécialistes du genre » (universitaires et intellectuelles s’exprimant dans les facultés, l’édition ou les médias), on note l’action de groupes (Chiennes de garde, Ni putes ni soumises, la Marche mondiale…) souvent citoyennistes social-démocrates qui cherchent par une pression sur l’Etat, et au moyen de campagnes de lobbyisme et d’un recours à la justice, à défendre les droits des femmes. Ces groupes veulent corriger les défauts de la domination masculine et améliorer la « condition des femmes » par des aménagements qui s’inscrivent en fait dans les évolutions du capitalisme (parité, égalité salariale, défense du droit à l’avortement…) [7].

Pour Incendo, l’accent qui a été mis de plus en plus, dans le mouvement des femmes, sur le privé, le mode de vie, explique sa déliquescence : si « le personnel est politique », la politique ne s’y réduit pas ; et s’il est impératif de parler de soi, cela peut conduire à un glissement vers « la politique c’est le privé » quand on se cantonne à une déconstruction (« remise en cause individuelle et personnelle des genres ») sans s’impliquer dans des mouvements sociaux. Cette déconstruction, « comme toute alternative, se réduit à la recherche du bonheur individuel dans la société capitaliste », alors que, les genres n’étant pas « des identités figées [mais] une construction sociale, il n’est pas possible de s’extraire des rapports sociaux dont ils sont la manifestation (8) ».

Si les femmes constituent bien un groupe dominé en raison de leurs supposées capacités reproductrices, bourgeoises et prolétaires « ne sont pas toutes soumises aux mêmes conditions matérielles et ont des intérêts contradictoires ». Toutefois, dans l’impossibilité d’avancer davantage sur la question des genres et des classes, Incendo s’en remet ensuite à la révolution : « Ce mouvement abolissant définitivement l’ordre des choses existant, c’est-à-dire les rapports sociaux de ce monde de merde (Etat, propriété, capitalisme, exploitation, valeur, argent, salariat, l’échange, les classes, etc.), supprime dans un même temps la nécessité de reproduire la force de travail, la famille et les genres. L’abolition du salariat et l’activité révolutionnaire mettent fin à la distinction entre activité sociale et activité individuelle, entre les diverses séparations (temps de travail, de repos, de loisir, etc.), donc aux bases du travail domestique (la séparation entre sphère privée/reproductive et sphère publique/productive). »

Commentaires
sur ce qui précède

Certaines analyses d’Incendo concernant les sociétés précapitalistes paraissent séduisantes (comme la non-dévalorisation des tâches féminines alors), mais elles n’en demeurent pas moins des hypothèses. Tout dépend qui plus est des classes sociales étudiées, et on ne peut de toute façon « mesurer » par exemple le renforcement de la domination masculine avec l’avènement de la bourgeoisie. Par ailleurs, Incendo écrit que le patriarcat « concerne surtout les sociétés industrielles contemporaines » ; est-ce à dire qu’il aurait duré en France à peine un ou deux siècles ? Comment dès lors qualifier les sociétés antérieures – et n’y avait-il vraiment pas, dans ces sociétés, de hiérarchie entre les sexes sur la base de la différenciation des tâches ? Ce serait étonnant vu l’importance de la force physique ainsi que du nombre d’enfants (de « bras ») dans l’économie rurale. Quant à l’« invention » des tâches ménagères attribuée au capitalisme, il n’est que de se rappeler l’origine du mot « domestique » (domus = maison) pour se dire que, déjà, la société romaine en avait quelque idée. Enfin, le renvoi des femmes à la maison avec l’essor de l’industrialisation est à relativiser beaucoup, puisqu’au début du xxe siècle la moitié de la population française était encore agricole, avec donc nombre de femmes travaillant sur leur lieu de vie, et que les bourgeoises étaient cantonnées au foyer.

On a par ailleurs un peu l’impression, à la lecture de la revue, que le patriarcat et le capitalisme sont des entités séparées et monolithiques. Ce sont pourtant les structures mêmes (à la fois économiques, institutionnelles et sociales) d’un même pouvoir, qui se confortent l’une l’autre, et leurs tenants sont suffisamment mêlés pour avoir fait couler des tonnes d’encre depuis des décennies sur la question de savoir où est la poule et où est l’œuf. Et puis, il existe au sein des classes supérieures une lutte constante et acharnée entre « progressistes » et « conservateurs », dans leurs recherches respectives d’un profit maximal, afin de promouvoir ou au contraire d’empêcher les changements jugés nécessaires.

Concernant toujours le patriarcat, il est affirmé que la légalisation de l’avortement et de la contraception lui a porté des « coups fatals », et que ce terme est donc dépassé pour qualifier les sociétés actuelles. Pourquoi pas lui préférer la « domination masculine », en effet – même si un nombre croissant de femmes intègrent les hautes sphères ? Il n’empêche que, en dépit de ses transformations, la famille demeure le pilier du système en place (elle établit l’appartenance à une classe, favorise ou gêne l’ascension sociale, sert de base au soutien économique entre les générations…) ; et que le mariage traditionnel n’est pas « devenu obsolète » autant qu’Incendo l’estime : après quelques années d’union libre, on y vient encore pour transmettre le patrimoine… mais aussi parce qu’il y a l’envie d’établir un lien stable et durable fondé sur la fidélité. Car l’exigence de fidélité « d’antan » n’a pas disparu, loin de là, et, marié ou non, le couple demeure le modèle dominant. Même s’il s’est « libéralisé » avec le « turnover » des familles décomposées-recomposées et les divorces qui soldent aujourd’hui plus de la moitié des mariages, on observe en général dans sa pratique une fidélité-à-l’autre le temps de la relation – partant, une appropriation de l’autre. « La permanence du couple peut notamment s’expliquer par les difficultés économiques qui poussent à s’associer pour élever un enfant », suggère Incendo ; cependant, parmi les autres facteurs, il y a fortement le désir de vivre ensemble dans la fidélité… avant de se quitter pour reformer un autre couple, sur les mêmes bases le plus souvent.

Plus gênant à mes yeux, dans les thèses présentées, est l’espèce de déterminisme sous-jacent – par exemple concernant la lutte menée par les femmes dans les années 1970 : « Est-ce le mouvement des femmes qui a fait évoluer les rétrogrades mentalités françaises ? […] Et si les campagnes féministes n’étaient que l’effet et non la cause ? Comme tous les groupes/orgas gauchistes qui sont en plein développement dans les années 1960, l’émergence du mouvement féministe est révélatrice des bouleversements économiques et sociaux, et de la conflictualité des rapports sociaux de la période. […] En fait, cette lutte n’était pas en contradiction avec la modernisation de la société, au contraire. »

Porter un regard distancié et critique sur le féminisme (comme sur n’importe quel autre courant de pensée) a bien sûr son utilité ; et il n’est pas faux de dire que toutes les « avancées » (avortement, contraception… ou autres) obtenues par des mouvements sociaux, sur la base de revendications nées des évolutions économiques, satisfont en partie le capitalisme pour un profit maximal – de même que, quand un rapport de forces sur le terrain économique et social permet d’arracher quelque chose, le pouvoir n’a de cesse de le récupérer pour lui ôter son aspect subversif… Mais, d’une part, que le capitalisme ait pu choisir d’améliorer la « condition féminine » pour favoriser l’industrialisation puis la tertiarisation des emplois ne signifie en rien que le résultat aurait été le même en l’absence du mouvement de libération des femmes. D’autre part, si on pousse plus loin ce type de raisonnement déterministe, pourquoi ne pas attendre tout simplement que les évolutions économiques entraînent les changements sociaux – que, par exemple, les « conditions » soient remplies pour que surgisse un nouveau mouvement des femmes ? (La renaissance de ce mouvement, dit Incendo, « ne dépend évidemment pas de l’énergie ou du volontarisme de quelques-unes mais des conditions de ce début de XXIe siècle qui restent à étudier ».)

Concernant les classes et les genres, Incendo nous propose une conclusion au même caractère inéluctable : « Avec la révolution, sexuation et genres auront de fait été abolis par les individus immédiatement sociaux [“déjà transformés par la communisation”] » ; le processus insurrectionnel « intégrera inévitablement la question des genres, et entraînera pour nous, à terme, leur abolition sous peine de sombrer dans la contre-révolution ». Or, s’il est profondément vrai que c’est dans les situations de rupture, révolutionnaires, que les gens se transforment (rôle, attitudes…) et que les rapports sociaux habituels sont bouleversés ou interrompus, s’avancer davantage me paraît faire preuve d’un optimisme forcené car la mécanique sociale ne fonctionne pas de façon aussi « magique ». Incendo met juste un bémol à sa description : tout ne baignera pas aussitôt, et donc il faudra une « période de transition (non pas de dépérissement de l’Etat, mais de dépérissement des mentalités capitalistes) vers le communisme ». Pour ma part, je n’ai pas besoin de démontrer la nécessité d’une révolution par quelques « preuves » pêchées dans l’Histoire : le désir que j’en ai me fait plutôt, je l’avoue, chercher les signes d’une avancée vers cette révolution dans les rapports de forces actuels.

Dernières remarques, en ce qui concerne la domination masculine : le mariage n’a pas selon moi pour seuls fondements la transmission du patrimoine et le souci qu’a eu la bourgeoisie devenue dominante d’inculquer ses valeurs ; il a été bien avant, pour l’Eglise et l’Etat, un formidable outil de répression sexuelle – et c’est pourquoi la libération sexuelle, le droit de disposer de son corps, a constitué une des principales revendications du mouvement des femmes. Or, cette libération est quasi absente de la revue.

De même, Incendo ne consacre à la maternité guère plus qu’un tract sur le désir de… stérilisation pour ne pas avoir d’enfants, en remarquant : « Le communisme n’abolira évidemment pas la distinction entre qui porte les enfants et qui ne les porte pas. Cependant la grossesse n’est pas un phénomène naturel, elle est organisée socialement (différemment selon les époques, les sociétés et les régions).
Aujourd’hui cela implique la constitution du groupe femmes et la domination masculine. La manière dont sera traitée et résolue la question de l’organisation de la grossesse pendant la communisation est cruciale et très problématique. C’est notamment sur cette question, la maternité, que risque de buter l’abolition des genres, donc la communisation. » Quant à moi, je considère – encore – la grossesse comme un phénomène naturel ; ce qui ne l’est pas, c’est l’organisation de la reproduction. Mais, quoi qu’il en soit, ce n’est sûrement pas par un recours accru à la science (comme beaucoup le souhaitent, pour des bouleversements qui laisseront très loin derrière la « révolution » des bébés-éprouvettes [9]) que l’émancipation sociale… naîtra.

Enfin, Incendo constate à juste titre que nombre de femmes ne remettent pas en question la sexuation, surtout pour ce qui est de la garde des enfants ; que la non-mixité ne peut régler le problème des inégalités entre les femmes, autrement dit du pouvoir qu’ont celles qui parlent fort, facilement, etc., et que le pouvoir n’est donc pas « forcément masculin », comme le capitalisme n’est « ni blanc ou “réservé” aux hommes actuellement, ni hétérosexuel pour toujours »… Autant d’observations qui rejoignent celles faites par un certain anarcha-féminisme (10), et qui pointent la nécessité de croiser lutte anticapitaliste et lutte antipatriarcale pour avancer vers un processus révolutionnaire.

Vanina

 [1]

Notes

[11. Hors-série du collectif Incendo (http://incendo.noblogs.org), vendu 3 euros en librairie, prix libre ailleurs.
2. Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans l’encadré p. 27.
3. Les tâches ménagères actuelles sont pour une bonne part inutiles : voir le temps passé au ménage par les femmes salariées et par celles qui sont au foyer ; néanmoins, avec l’arrivée d’un enfant, le travail des femmes augmente beaucoup par rapport à celui des hommes.
4. A la différence des femmes des classes supérieures d’autrefois, qui en profitaient seulement grâce à la situation de leur époux.
5. Cela explique pour une bonne part la réalité du travail à temps partiel : il est à 80 % effectué par des femmes en France. En 2005, les « familles monoparentales » (7 % des foyers) étaient à plus de 90 % des femmes élevant leur-s enfant-s seules. Dans 85 % des cas de divorce, les enfants sont confiés à la mère, et 96 % des bénéficiaires de l’allocation de soutien familial sont des femmes.
6. Antoinette Fouque, avec « Psychanalyse et politique », a créé en 1973 et 1974 les éditions et librairies Des femmes, puis s’est approprié le sigle MLF en le déposant comme une marque en 1979.
7. Certains collectifs, note Incendo, mènent des campagnes de sensibilisation (contre les jouets sexistes, le publisexisme…) à destination du grand public et à l’impact très réduit. Convaincus que « le sexisme puise son origine dans l’éducation, les médias, la publicité, ils croient que c’est en modifiant l’éducation, et en épurant les médias et la publicité que l’on pourra abolir le sexisme », alors que l’oppression des femmes « repose sur des bases bien plus profondes » et que l’« éducation n’est qu’un vecteur ».
8. Incendo adresse le même reproche aux Queer : s’il faut dépasser le genre et les identités sexuelles, leur refus des normes en cours ne conduit pas à la destruction d’un cadre d’oppression, plutôt à son élargissement (par le choix d’autres normes) ; et leur ignorance des rapports de classes crée les limites de leur revendication car le capitalisme s’accommode fort bien des changements à caractère personnel.
9. Lire par exemple « Biologie et homoparentalité » (Le Monde du 27 octobre 2012) sur la possibilité prochaine – grâce aux cellules souches IPS – pour les homosexuel-le-s d’avoir des enfants biologiques porteurs de gènes des deux parents ; et, pour une même personne, de produire à la fois des ovules et des spermatozoïdes.
10. Voir, entre autres, Libération des femmes et projet libertaire, ouvrage collectif de l’OCL paru chez Acratie ; et les hors-séries de Courant Alternatif « Le mythe de la gauche : un siècle d’illusions social-démocrates » ou « Libération sexuelle et émancipation sociale » (téléchargeables sur oclibertaire).

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