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Point de vue

La fin prématurée des Frères musulmans ? nouveau commentaire

Santiago Alba Rico

jeudi 4 juillet 2013, par WXYZ

L’article que nous publions a été écrit la veille du coup d’Etat en Égypte de ce mercredi 3 juillet.

Malgré ses limites – nos amis de Tunisie (voir à la fin du texte le commentaire de notre de notre camarade Habib) ne sont pas d’accord « quand il assure que les revendications sociales ont baissé » dans leur pays – mais aussi, peut-on ajouter, l’absence relative des enjeux internes, sociaux, de classe, de la révolution en cours en Egypte, cet article a le mérite de présenter quelques-uns des éléments qui nous semblent décisifs de relever dans le contexte régional/global de cet échec de l’islamisme politique et aussi des dangers que signifie cette reprise en main de la situation par l’appareil militaire et disons-le tout net : de cette étrange alliance entre une grande partie des révolutionnaires avec cette armée égyptienne, structure politique et économique dirigeante de l’ancien régime dictatorial qu’ils ont pourtant combattu, qui a maintenu ses positions de pouvoir dans la société égyptienne depuis le début du processus révolutionnaire et qui se trouve être complètement liée et dépendante de la politique impérialiste des Etats-Unis dans la région.

De toute évidence, la révolution continue.



La fin prématurée des Frères musulmans ?

2 juillet 2013

Santiago Alba Rico *

Les choses vont très vite. Il y a tout juste un an un modèle semblait s’imposer de manière irrésistible dans le nouveau monde arabe en gestation à partir des Intifada populaires : celui qui devrait conduire au pouvoir par des moyens démocratiques, les islamistes ‟modérés” associés à la constellation des Frères musulmans. C’est ce qui s’est passé en Tunisie avec Ennahda et en Egypte avec le Parti de la Justice et la Liberté ; en Libye, ils n’ont pas gagné les élections, mais ils sont sans aucun doute la force la mieux articulée et la pus influente ; en Syrie, ils dominent également l’opposition en exil. Ce modèle est soutenu par le Qatar, nain hissé sur de gigantesques échasses financières, et surtout par la Turquie, pays gouverné par l’islamiste AKP dont le « printemps arabe » lui a donné l’occasion de rétablir une influence régionale historique dans un virage politique que de nombreux analystes ont appelé ‟néo-ottoman”.
L’irrésistible ascension des Frères musulmans – dans un sens, la normalisation d’un rapport de forces refoulé ou clandestin – explique aussi, par exemple, le changement de position de l’organisation palestinienne Hamas face au régime de Bachar Al-Assad, dont elle était un allié il y a encore juste un peu plus d’un an.

Mais ce modèle, qui a promettait de démocratiser et de stabiliser la région sans ruptures économiques et qui pour cela comptait sur l’appui des puissances occidentales, a rapidement montré ses limites sous la triple pression de la crise économique globale, des conflits géostratégique et des mobilisations populaires. Naturellement, nous ne pouvons pas inscrire les manifestations du mois dernier en Turquie dans l’‟onde longue” du ‟Printemps arabe”. Car s’il est vrai que les uns comme les autres – comme le 15M, Occupy Wall Street et maintenant le Brésil – s’appuient sur la même ‟faille tectonique” du capitalisme, il y a entre l’Intifada turque et les arabes – pour ainsi dire – quinze années de différence. Mais au-delà des spécificités, ce qui est indéniable, c’est la répercussion de la révolte turque sur le monde arabe, en ce sens qu’elle a sérieusement érodé le prestige de ce ‟modèle de transition démocratique”, celui d’Erdogan et de l’AKP, qui semblait pouvoir concilier nettoyage démocratique, tradition et croissance économique.

Le modèle turc, ou ce qui est la même chose, le modèle des Frères musulmans s’est très rapidement effrité, comme en témoigne également l’abdication de l’Emir du Qatar Hamad Al-Thani en faveur de son fils Tamim. En Tunisie, les derniers sondages révèlent l’usure d’Ennahda, qui a perdu environ 10 points par rapport aux élections d’octobre 2011. Et en Egypte, une mobilisation populaire sans précédent, plus massive encore que celle qui a renversé Moubarak, a mis ces jours-ci Mohamed Morsi et son gouvernement dans les cordes.

Pour ceux qui comme nous, depuis la gauche, avons annoncé et souhaité cette dérive, cette nouvelle devrait nous réjouir. Elle nous réjouit. Mais en même temps, il est difficile de ne pas considérer la question : n’est-ce pas trop tôt ? N’est-ce pas trop rapide ?
En Tunisie, où la mobilisation sociale a diminué, mais où augmente la polarisation politique, l’alternative à Ennahda n’est pas le Front Populaire, la coalition de la gauche, mais Nida Tounès [l’Appel de la Tunisie], le parti des nostalgiques du bourguibisme et des fouloul du RCD (le parti de Ben Ali), auquel s’ajoutent des forces laïques islamophobes, qui, par exemple, ont voté contre la loi dite de Protection de la Révolution, qui empêche les ministres et les dirigeants de la dictature d’exercer une fonction publique pendant 7 ans (si seulement en Espagne, nous avions eu une telle loi après la mort de Franco). Plus à droite, également dans l’opposition, nous avons les salafistes, de mieux en mieux organisés dans les quartiers populaires où ils gagnent un soutien précisément chez les jeunes qui ont fait la révolution (j’ai des amis dans la Qasba qui flirtent aujourd’hui avec Ansar al-Charia).
Contrairement à l’Egypte, l’armée tunisienne n’est pas une institution ‟politique”, mais de nombreux analystes se sont senti alarmés par le récent discours d’adieu, entre menaçant et solennel, de Rachid Ammar, le chef d’état-major, aujourd’hui à la retraite, qui a acquis une grande notoriété et du prestige pour avoir refusé de tirer sur le peuple pendant la révolution.

En Egypte, les manifestations sont gigantesques, émouvantes, prometteuses, mais aussi inquiétantes. Fruit du malaise croissant d’une population qui a vu trahis tous ses espoirs démocratiques et économiques, elles réunissent toute l’opposition : depuis les infatigables jeunes révolutionnaires jusqu’aux nombreux électeurs déçus par les partis de gauche en passant par les fouloul de la dictature. Leur légitimité découle de leur nombre, de leur ampleur, de leur caractère transversal, mais semble laisser peu d’issues.

Contrairement à la Tunisie, l’armée égyptienne est le pilier politique et économique de l’Etat et sa tradition est antidémocratique et pro-américaine. Et il y a une grande différence entre une armée dont les soldats refusent de tirer sur le peuple et se joignent à un mouvement révolutionnaire et un haut-commandement militaire qui donne un ultimatum à un gouvernement légitimement élu lors d’élections démocratiques. Cela s’appelle un coup d’État et le communiqué émis hier par le chef de l’état-major – qui donne à Morsi un délai de deux jours pour répondre ‟aux exigences du peuple” – est en réalité une menace de coup d’Etat militaire qui – comme l’indiquent les déclarations d’Obama – a le soutien étatsunien. Les États-Unis ne peuvent pas vouloir cela maintenant, il s’agit seulement, très probablement, d’une stratégie visant à faire pression sur les deux parties, mais sont inquiétants les cris de joie de Tahrir qui ont suivi la déclaration de l’armée, ainsi que le communiqué immédiat de Tamarrud (Rébellion), le mouvement qui a appelé à des manifestations et qui salue avec enthousiasme l’ingérence des militaires.

Cet effondrement ‟trop tôt” et ‟trop rapide” du modèle ikhuani (des Frères musulmans) menace de renvoyer le monde arabe à un état ‟pré-printanier", avec un affrontement entre les autoritarismes laïcs et les islamismes radicalisés, duquel la gauche – avec les peuples – serait une fois de plus la victime. Bachar Al-Assad doit se frotter les mains de satisfaction, car cela a été, dès le début, sa stratégie : immobiliser et retourner le temps des peuples dans le temps des géostratégies et des dilemmes sectaires (le Général Moindre Mal dirait Bernanos). Il y a peu de spectacles plus répugnants – en dehors des coups frappés sur la poitrine, hypocrites et rhétoriques, de ceux qui prétendent soutenir la révolution syrienne depuis l’Occident et le Golfe – que le soutien de la dictature d’Al-Assad aux révolutionnaires de Tahrir. Alors que nos alliés en Syrie, ceux qui sont à Taqsim, à la Puerta del Sol, à Tahrir, ceux qui continuent de lutter à la fois contre Assad et contre al-Nosra (les manifestations dans les zones libérées sont systématiquement réduites au silence par nos médias), cette ‟solidarité” de l’assassin des démocrates syriens avec les démocrates égyptiens (qui se laissent tentés par l’armée) donne toute la mesure de la complexité de la situation et des nombreux dangers qui menacent les mouvements populaires.

___

(*) Santiago Alba Rico est un écrivain et philosophe d’origine marxiste. Il a vécu plusieurs années au Caire puis à Tunis depuis 1998.

Traduction : XYZ/OCLibertaire

Source : http://www.cuartopoder.es/tribuna/fin-prematuro-de-los-hermanos-musulmanes/4786


Commentaire  :

Habib Ayeb

Cet article de Santiago qui connaît très bien les deux pays, ayant résidé en Egypte avant de s’intsaller à Tunis. Maitrisant parfaitement l’arabe et fin connaisseur des questions politiques et sociales des deux pays, l’auteur est certainement l’un des meilleurs observateurs « étrangers  » des évolutions politiques en Tunisie et en Egypte. Toutefois, la question qu’il pose sur la « fin prématurée des frères musulmans  » - « trop tôt, trop rapide  » - ne me semble pas être la bonne question. D’abord, il ne s’agit pas de la « fin  » des islamistes mais de la « fin  » de leur présence au sommet de l’Etat. En tous cas, la question qui me paraît plus importante est celle de savoir pourquoi ils ont perdu le pouvoir en Egypte et sont, certainement, entrain de le perdre en Tunisie. A mon avis, et sans oublié les jeux et stratégies propres de l’armée dans les deux pays, ce qui est entrain de changer fondamentalement la donne, c’est justement la contestation sociale qui n’a jamais baissé d’intensité. C’est parce que les Islamistes au pouvoir n’ont pas su et/ou pu répondre aux attentes et aux revendications sociales, que la contestation de leur légitimité s’est intensifiée entrainant dans son sillage une large partie de celles et ceux qui avaient voté Nahdha en Tunisie et Morsi + Frères Musulmans en Egypte. C’est d’ailleurs la seule manière, me semble-t-il, de comprendre et d’analyser les dernières évolutions politiques en Egypte  : 22 millions de signatures receuillis par le mouvement Tamarrod, entre 20 et 30 millions de manifestants, selon les sources, -soit pas moins d’un égyptien sur quatre, dans les places et les rues Egyptienne. C’est cette mobilisation qui a forcé l’armée à mettre fin au pouvoir des islamistes et, du coup, à en profiter pour reprendre la direction du pays. En Tunisie, la situation est tout à fait comparable, malgré d’évidentes différences, mais il est peu probable que la contestation généralisée réussisse à démettre Nahdha et ses alliés de la direction du pays. L’armée tunisienne, en touts points différente de celle de l’Egypte, ne rejoindra pas la contestation, voire même, elle fera tout le nécessaire pour empêcher la chute d’un pouvoir qu’elle considère légitime et qu’elle a fortement contribué à mettre en place.
Ceci dit, l’article de Santiago ouvre un débat intéressent qui nous fait sortir de l’éternel débat polémique sur la « légitimité  » électorale. Un débat qui ne concerne pas trop les contestataires organisés ou non dans les deux pays qui revendiquent la « légitimité « révolutionnaire  » et la légitimité de la rue comme nouvelle « institution politique  ».

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