Courant Alternatif 241, juin 2014
… en France, la classe politique et la caste militaire refusent toujours de reconnaître leurs responsabilités de plus en plus évidentes...
jeudi 26 juin 2014, par
Vingt ans après le génocide, les relations entre la France et le Rwanda sont loin d’être « normalisées ». Deux événements ont bien montré que l’Etat français n’est pas prêt à en assumer le prix, c’est-à-dire reconnaître le rôle qu’il a joué aux côtés des génocidaires du Hutu Power : d’un côté, pour la première fois en France, un génocidaire, Pascal Simbikangwa, a pu finalement être jugé et condamné ; de l’autre, les propos de Paul Kagame sur les responsabilités directes françaises dans des actes de génocide ont déclenché une nouvelle crise dans les relations entre les deux pays, à l’occasion de cette vingtième commémoration
En France au pays du négationnisme
La question des responsabilités françaises au Rwanda est un sujet difficile à résumer dans le cadre d’un seul article. Il y a tant à dire (1) ! Il est pourtant important d’essayer de faire le point sur l’essentiel de ce qu’on peut dire aujourd’hui, tant les choses ont pu évoluer depuis ces vingt années, grâce à l’abnégation d’ une poignée d’individus et d’associations qui ont mené un long combat pour la vérité face à des flots de désinformation. Au cours de cette année 2014, deux événements ont illustré le chemin tortueux d’une prise de conscience toujours contrariée par des obstacles dont le principal est le refus persistant des responsables politiques et militaires de l’époque (ceux qui sont encore en vie et qui ont encore beaucoup de secrets à cacher) ; en outre, parmi la classe politique et médiatique, le conformisme et le carriérisme ambiants font que l’on continue encore d’accorder du crédit au discours négationniste qui présente Paul Kagame et le FPR (2) comme les auteurs de l’attentat du 6 avril contre l’avion de Habyarimana et donc les responsables indirects des « massacres » qui auraient suivi en « représailles », ce qui est le discours bien rôdé des responsables du génocide comme on l’a vu au tribunal d’Arusha.
Une intervention militaire pas comme les autres...
Rappelons d’abord que la France est intervenue en octobre 1990 dans le cadre d’une opération militaire baptisée Noroit, qui avait pour but officiel de protéger et d’évacuer des résidents français mais qui, en réalité, avait pour objectif de sauver le régime Habyarimana qui aurait été renversé sans ce soutien militaire (3). En février-mars 1993, l’opération dite Chimère a abouti à un second sauvetage alors que le conflit tournait encore à l’avantage du FPR en plaçant de fait les Forces armées rwandaises (FAR) sous le contrôle effectif de militaires français. Un peu avant cela, une ligne hiérarchique directe avait été établie entre la présidence de la République française et le commandement des opérations spéciales (COS) permettant de mobiliser la « crème » des unités vouées à l’intervention extérieure : en clair, cela revient à donner un bras armé à notre monarque républicain lorsqu’il veut mener sa guerre à lui tout seul sans en référer ni au parlement, ni même au gouvernement (4)...
Durant cette guerre civile (1990-1994), on a assisté à des tueries de civils tutsi organisées par des responsables locaux avec souvent l’appui d’éléments militaires (de quelques centaines à quelques milliers, notamment le massacre des pasteurs bagogwe en 1991 et les massacres dans la région du Bugesera en 1992), autant d’événements qui constituaient des répétitions générales de ce qui allait se passer et qui était largement annoncé par les alertes données par des ONG, le chef de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), le général Dallaire ou même certaines ambassades. Durant cette période, les militaires français ont été au moins jusqu’à « la limite de l’engagement » militaire, comme l’a reconnu elle même la commission d’information parlementaire de 1998. Par ailleurs, ils ont été vus à de nombreuses reprises en train de procéder à des contrôles d’identité et de « trier » les suspects en fonction de la mention « ethnique » qui figurait sur leur carte d’identité. D’anciens miliciens interhamwe tristement célèbres pour leur participation aux massacres ont rapporté que les militaires français avaient participé à la formation de ces milices. Un ex-membre du GIGN a aussi raconté qu’il avait participé à la formation de la Garde présidentielle qui s’est illustrée par son rôle particulièrement actif dans la mise en œuvre du génocide.
Un appui politique affirmé au Hutu Power avant le génocide ...
Par ailleurs, sur le plan politique, alors qu’ils appuyaient officiellement les négociations d’Arusha, les représentants de l’Etat français ont choisi de fait d’appuyer le Hutu Power. On l’a vu à la suite de la visite du ministre de la Coopération Marcel Debarge, le 28 février 1993, dont les appels à un « front commun » face au FPR ont coïncidé avec l’apparition, dans la plupart des formations d’opposition, d’une tendance « Power » qui va rejoindre quelques mois plus tard le camp du génocide. Les préférences de l’Etat français ont été aussi très claires, à partir du déclenchement du génocide : on a laissé les Tutsi se faire massacrer (y compris ceux qui travaillaient pour les services de l’ambassade ou du centre culturel) ainsi que les « Hutu modérés » (comme la première ministre Agathe Uwillingimana ou le négociateur des accords d’Arusha, Boniface Ngulinzira) ; à l’inverse, on a affrété spécialement un avion pour évacuer la veuve Habyarimana, accompagnée d’un grand nombre de dignitaires du Hutu Power.
Marquant une étape encore plus politique dans la collaboration avec le pouvoir génocidaire, la formation du gouvernement intérimaire du Rwanda (GIR), le 7 avril 1994, s’est réalisée dans les locaux de l’ambassade de France (5).
Un soutien prolongé au gouvernement intérimaire durant le génocide...
Durant le génocide, la proximité avec ce GIR qui a orchestré les massacres n’a pas été remise en cause. La France a été le seul pays occidental à avoir reçu officiellement une délégation de ce dernier le 27 avril 1994, de surcroît conduite par des personnalités (J. Bicamumpaka et J.B. Barayagwiza) qui incarnaient ouvertement l’option génocidaire. Elle a poursuivi ses relations sur le plan militaire, comme l’a attesté aussi une visite d’un représentant de l’état-major de l’armée rwandaise (E. Rwabalinda) du 9 au 13 mai. Des coopérants militaires, qui n’étaient pas concernés par les accords d’Arusha qui avaient organisé le retrait des forces françaises (remplacées par les forces de la MINUAR), sont demeurés présents. Par ailleurs, la présence du capitaine Barril en compagnie de mercenaires est attestée durant le génocide au Rwanda (6). En 2013, une perquisition a permis de saisir un exemplaire d’un « contrat d’assistance » d’une valeur de plus de trois millions de dollars signé le 28 mai entre Barril et le premier ministre du GIR, Jean Kambanda (7).
Au mois de juin 1994, l’opération Turquoise, avant d’être une opération humanitaire, a d’abord été une tentative avortée de stopper l’avancée militaire du FPR. Cela sautait aux yeux, au vu de la nature des matériels offensifs transportés pour cette opération, mais récemment un ancien pilote qui a participé à l’opération a confirmé que sa mission initiale consistait en des frappes aériennes pour aboutir à geler les positions des belligérants. C’est l’avancée plus rapide que prévue du FPR et les délais de mise en œuvre de l’opération Turquoise qui ont empêché la réussite du projet initial.
On a laissé les génocidaires continuer leur « travail » dans la « zone humanitaire sûre » en ne les désarmant pas et aussi en laissant la RTLM surnommée « Radio Machette » continuer à émettre. Des plaintes ont d’ailleurs été déposées à l’encontre de militaires de Turquoise pour des viols ou encore des mauvais traitements infligés à des civils tutsi (8).
Le lieu où se focalisent de multiples accusations à l’encontre des militaires français est la colline de Bisesero. Des milliers de Tutsi sans armes ont choisi de résister dans ce lieu escarpé durant des semaines. Quand des militaires français de Turquoise les ont retrouvés « par hasard » le 27 juin, ils n’en restait plus qu’environ 2000. Ils ont promis de revenir les chercher mais, entre temps, ils avaient permis aux miliciens qui les accompagnaient de les repérer. Ce n’est que le 30 juin, après la parution d’articles dans la presse, que l’armée française s’est souciée d’évacuer les derniers survivants qui n’étaient plus qu’autour de 800. Mais l’accusation la plus grave concerne des faits qui se serait produits le mois précédent (le 13 mai), lors de l’attaque menée avec des moyens militaires importants contre ce foyer de résistance. En effet, de nombreux témoignages font état de la présence de militaires « blancs » qui parlaient français au côtés des FAR durant ces attaques contre la résistance de Bisesero (9).
Lorsqu’il est apparu que la victoire militaire ne pouvait plus échapper au FPR, l’opération Turquoise a permis à l’appareil d’Etat génocidaire de venir s’installer juste de l’autre côté de la frontière en poussant devant lui des centaines de milliers de civils hutu vers Goma et les camps de réfugiés installés à la frontière du Zaïre. C’est à partir de ces camps, que, durant les mois et les années suivants, des attaques ont été menées vers l’intérieur du Rwanda (10).
Les mystères et les mensonges français au sujet de l’attentat du 6 avril 1994
Enfin, en ayant à l’esprit qu’un génocide implique toujours une organisation spécifique, on peut revenir sur la question de l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril 1994. Quels que soient les résultats des enquêtes, si on parvient un jour à savoir la vérité, cela ne permettra pas de remettre en cause, en aucune manière, l’existence du génocide en tant que projet politique mis en œuvre par une organisation spécifique. Concernant les auteurs de l’attentat, deux thèses s’opposent : celle qui a été mise en avant notamment par le juge Bruguière selon laquelle le FPR est responsable de l’attentat (11) ; celle défendue notamment par la journaliste belge Colette Braekman, d’un attentat commis par les partisans du Hutu power qui trouvaient que Habyrarimana était en train de trahir son propre camp en acceptant le partage du pouvoir prévu par les accords d’Arusha (12).
Or, sans entrer dans les détails d’une procédure toujours en cours, il apparaît deux éléments importants qui viennent invalider la première thèse (13) :
− d’abord les témoins rwandais, supposés avoir été proches de l’organisation de l’attentat du côté du FPR selon l’enquête de Bruguière, ont tous désavoué par la suite leurs témoignages (14) ;
− l’expertise balistique menée par le juge Trévidic (janvier 2012) qui a repris l’instruction concernant l’attentat du 6 avril a montré que les missiles ne pouvaient pas provenir de la colline de Masaka tenue par un bataillon du FPR mais plutôt du camp Kanombe où étaient cantonnés des éléments de la garde présidentielle.
Vingt ans après, on ne sait encore pas jusqu’à quel niveau de collaboration avec les génocidaires est allé l’Etat français, dirigé par un homme qui n’avait alors que quelques heures de lucidité par jour. Mais ce qu’on en sait déjà montre un niveau de cynisme que même les plus désabusés d’entre nous sur l’exercice du pouvoir et la raison d’Etat n’osaient pas imaginer... La liberté de manœuvre dont dispose de nos jours l’armée française en Afrique, au nom de la lutte contre les jihadistes ou d’un autre prétexte, conduit hélas à penser qu’une même « guerre noire » (15)se reproduirait si les mêmes circonstances se présentaient.
PS : Contrairement à ce qu’écrivent certains journalistes plus soucieux de prendre en compte les états d’âme des militaires touchés dans leur « « honneur », les associations qui agissent en France au côté des victimes de ce génocide ne sont guère puissantes sur le plan médiatique ou financier. On peut, par exemple, soutenir l’action en justice des Rwandaises ayant porté plainte pour viol contre des militaires français en allant sur le site : http://contreviolsrwanda.info/
Pascal, le 21 mai
1- Pour un résumé sur le sujet, on peut lire : Jacques.morel67.free.fr/SalonAnticolonial2014.pdf
2 - Front patriotique rwandais.
3 - Cette aide apportée au régime Habyarimana est présentée encore de nos jours comme s’inscrivant dans le cadre d’un accord de coopération militaire, ce qui est une fiction car l’accord existant, signé en 1975, ne portait que sur la mise en place et la formation de la gendarmerie et non pas d’unités de combat comme dans le cas de la guerre contre le FPR.
4 - Le Rwanda a servi de « banc d’essai » au COS qui existe toujours...
5 - Comme l’a reconnu récemment Kouchner l’ancien ministre des Affaires étrangères (Libération, 7 avril 2014 )
6 - Les politiques français se sentant les plus « mouillés » (comme Védrine) pour se dédouaner laissent entendre qu’il pouvait y avoir des mercenaires français agissant à titre privé (des « soldats perdus », Politis, 9 juillet 2009)... C’est encore une fiction : sans le « feu orange » des services français, les mercenaires français n’auraient jamais pu entrer en action aux côtés du gouvernement rwandais.
7 - Une plainte a été déposée par la FIDH et Survie pour « complicité de génocide » (Le Monde, 05/04/2014)
8 - Selon les témoignages produits par la Commission Mucyo au Rwanda, des civils tutsi auraient été largués du haut d’hélicoptères par des militaires français.
9 - Serge Farnel, Rwanda, 13 mai 1994. Un massacre français ? , Esprit Frappeur, 2012
Bruno Boudiguet, La question de la participation de la France dans le génocide des Tutsis rwandais , Aviso, 2014
10 - Malgré les démentis officiels et en violation de l’embargo décrété par l’ONU, des fournitures d’armes françaises en faveur des FAR ont continué pendant et même après le génocide
11- C’est ce que les militaires rwandais qui ont pris le pouvoir le 7 avril ont aussi défendu mais en soutenant à l’époque que c’étaient des Belges qui agissaient pour le compte du FPR.
12 - C’est ici que se greffe l’hypothèse secondaire d’une participation de militaires et/ou mercenaires français à cette opération qui nécessitait des compétences techniques spécifiques.
13 - Il faudrait aussi rappeler la disparition de la boîte noire de l’appareil que prétendait avoir retrouvé Paul Barril lorsqu’il paradait sur les plateaux de télévision en 1994... sachant qu’immédiatement après, les lieux de l’attentat ont été « bouclés » par des militaires rwandais des FAR et que des militaires français ont pu y avoir accès.
14 - C’est le cas notamment d’Abdul Ruzibiza, qui a signé un ouvrage préfacé par deux universitaires français (Rwanda, l’histoire secrète, Panama, 2005). Par ailleurs, concernant les interceptions de messages radio du FPR qui sont mentionnés à titre de preuve dans l’ordonnance Bruguière, il s’agit selon l’agent qui les transmettait de faux qui étaient rédigés par les services secrets rwandais dans un but d’ intoxication (CF. J. F. Dupaquier, l’agenda du génocide, Karthala, 2011).
15 - Une guerre noire, enquête sur les origines du génocide rwandais, La Découverte, 2007, montre que les militaires rwandais ont été fortement imprégnés par la doctrine de la « guerre révolutionnaire » qui conduit à mobiliser la population civile dans le cadre d’une guerre où en fait tout est permis.