Courant alternatif 304, novembre 2020
mardi 24 novembre 2020, par
L’Entonnoir est un collectif d’antipsychiatrie qui organise des séminaires de rencontres et de discussions à Caen dans un lieu autogéré, La Pétroleuse (voir l’encadré). Il revient ici sur les combats menés, depuis le XIXe siècle, de l’antialiénisme à l’antipsychiatrie, par le biais de collectifs, de revues ou de livres.
Consacrés par la loi du 30 juin 1838 sur les « aliénés », l’asile et ses aliénistes se donneront pour objectif de traiter la folie à partir de techniques coercitives fondées sur la discipline et l’enfermement. C’est avec le renfort de la bourgeoisie, de l’Etat et du clergé que l’asile devient le lieu quasi exclusif pour traiter l’« aliénation mentale » pendant plus d’un siècle et demi. C’est pendant cette période que les premières idées et manifestations antipsychiatriques naissent. En effet, dès la seconde moitié du XIXe siècle, des voix multiples s’élèvent pour dénoncer les séquestrations arbitraires et l’injustice dont peuvent faire l’objet les personnes indésirables, indigentes, aliénées, etc. La problématique majeure qui occupe les antialiénistes de l’époque repose sur cette question de l’enfermement et des maltraitances. De Jules Vallès, l’ancien communard, à Albert Londres, journaliste de renom, les témoignages, articles et récits à charge contre le système psychiatrique de l’époque ne manquent pas. L’antipsychiatrie naît donc en réalité au même moment que la psychiatrie elle-même, et non pas, comme il est communément admis, durant la période d’effervescence politique qu’étaient les années 60-70. Aussi, il nous semble important de ne pas réduire sa vitalité et ses manifestations à une simple tentative d’effraction historique. L’antipsychiatrie n’est pas une et indivisible, c’est pourquoi nous préférerons parler d’antipsychiatries.
Les années 60-70 :
un raz de marée
antipsychiatrique
C’est dans un contexte de critiques généralisées des institutions que naît, dans les années 60, une vague de révolte contre l’ordre social dominant et les contraintes en général. L’institution psychiatrique, sanctuarisée, à l’abri des soubresauts de l’Histoire pendant plus d’un siècle, est aussi traversée par cette vague de contestation. L’effervescence révolutionnaire s’y traduit par la tenue d’assemblées générales dans lesquelles peuvent enfin se côtoyer hors du cadre thérapeutique les membres du personnel soignant.
Aussi, si les réflexions sur le pouvoir psychiatrique, la pathoplastie hospitalière, le rapport asymétrique soignant/soigné·e, etc., occupent une part importante des universitaires de l’époque, c’est au niveau de leurs savoirs d’expériences et du vécu des oppressions que les personnes psychiatrisées apporteront leurs contributions à ces problématiques. Ainsi, il existe dans ce contexte toute une littérature de résistance, clandestine, faite de slogans, de poèmes, d’écrits que les personnes se refilent en prenant bien soin de ne pas éveiller l’attention du regard médical. Toutes ces velléités contestataires ont pu, in fine, aboutir à la création de brochures et de collectifs militants.
C’est notamment le cas du GIA (Groupe information asile), qui naît au lendemain des événements de Mai 68. Ce mouvement se forme autour d’anciens patients. Il fait de la lutte contre l’enfermement son cheval de bataille et est à l’avant-garde des mouvements d’usagers en santé mentale. Le GIA revendique la nécessité de prendre en compte la parole des personnes psychiatrisées, seules expertes de leurs vies, des discriminations et des oppressions qu’elles ont subies en psychiatrie.
Le collectif autonome Marge, fondé en 1974, s’est lui aussi illustré dans la rédaction de brochures, dont certains numéros furent exclusivement consacrés aux luttes en psychiatrie. Marge a su tracer, dans les années 70, le sillon politique des luttes antipsychiatriques naissantes en France.
Une multitude d’autres brochures virent le jour dans ces années-là (Gardes Fous, Tankonalasanté, Mise à Pied, Le journal de l’Aerlip, Psychiatrisés en lutte, etc.). Malheureusement, l’essentiel de ces écrits qui passaient de main en main, et dont la diffusion restait très limitée, semble avoir disparu de la circulation. Le temps a fait son œuvre, et seule une recherche fouillée permettrait de reconstituer la culture littéraire antipsychiatrique.
Il reste toutefois les œuvres universitaires des quelques figures de proue de l’époque que sont Michel Foucault, Robert Castel ou encore Gilles Deleuze, qui sont entrées dans la postérité et ont connu un vrai succès littéraire. C’est aussi le cas des écrits de Félix Guattari et de Roger Gentis, deux soignants en psychiatrie dont les œuvres ont eu un retentissement énorme pour qui se réclamait de l’antipsychiatrie. Néanmoins, l’oubli et la confidentialité semblent avoir été depuis toujours le sort réservé à la grande majorité des écrits antipsychiatriques dès lors qu’ils ne relevaient pas du milieu académique et intellectuel.
Enfin, le travail de sape dont ont fait preuve les acteurs de la politique de sectorisation en psychiatrie pour neutraliser les idées antipsychiatriques a largement contribué à son invisibilisation, et ce depuis les années 80. L‘affaire du Coral1, très médiatisée à l’époque, a jeté le discrédit sur le fonctionnement autogestionnaire des lieux de vie alternatifs. Pourtant, ces lieux ne manquaient pas à l’époque. Rien qu’en France, le catalogue ASEPSY recensait plus d’une centaine de lieux d’accueil et de soins qui relevaient d’un fonctionnement autogéré.
C’est donc à partir de la création de brochures, d’œuvres fondatrices, de lieux de vie, etc., et des efforts d’individus aux statuts et aux approches plurielles que s’incarnent dès lors les antipsychiatries.
Les antipsychiatries
de nos jours
Aujourd’hui, les antipsychiatries restent méconnues car écrasées par le poids de l’histoire officielle. Pourtant, les idées subversives portées par ce courant de pensée animent encore les personnes se réclamant d’une forme d’autogestion dans les soins et refusant l’administration du vivant. En effet, elles s’incarnent toujours au travers de collectifs militants, de livres, d’associations d’usager·e·s, d’émissions de radio, de blogs, de témoignages d’ex-psychiatrisées, etc. Même si la filiation avec les idées antipsychiatriques est nettement moins revendiquée de nos jours, certains collectifs et certaines associations ne peuvent nier la part importante qu’a jouée ce mouvement dans la formation de leur philosophie et l’affinité élective qu’ils entretiennent avec lui :
Au niveau des écrits, les incarnations toujours tenaces et actuelles de l’antipsychiatrie sont légion :
C’est parce que la liberté est thérapeutique que toujours les antipsychiatries s’incarneront, et ce quoi qu’en dise l’Histoire.
Collectif L’Entonnoir, octobre 2020
1. Antoine Jean-Marc, « Une histoire des lieux de vie », Vie sociale et traitements, avril 2004, p. 103-108.
2. Lesage de La Haye Jacques, La Mort de l’asile, Editions libertaires, 2006 ; L’Abolition de la prison, Libertalia, 2018.
3. https://psychiatrie.crpa.asso.fr/20...
Présentation du collectif
L’Entonnoir
« Avec nos séminaires, nous souhaitons proposer un « espace-temps » susceptible de permettre une réappropriation de nos existences, en partageant des savoirs et surtout des savoirs d’expériences en lien avec la psychiatrie. Au travers de nos pratiques militantes et/ou professionnelles, de nos rapports aux institutions, des relations sociales et affectives que nous tissons, nous avons toutes et tous (eu) affaire à quelque chose qui relèverait des pratiques de soin dominantes. En adoptant un point de vue critique sur le système de soin traditionnel, nous souhaitons déconstruire le processus de normalisation à l’œuvre, identifier les mécanismes qui amènent à l’isolement et à l’oppression des individus, et à critiquer la dépolitisation ambiante. Nous aspirons enfin, au travers de ces rencontres, à (re)penser collectivement nos manières de (nous) soigner et de nous lier socialement dans le but de renforcer notre autonomie individuelle et collective. »