Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2021 > 315 décembre 2021 > Dossier : Lutte des classes, révolution sociale et Utopie > L’aménagement du territoire : un nouveau terrain pour la lutte de classe ?

CA 315 décembre 2021

L’aménagement du territoire : un nouveau terrain pour la lutte de classe ?

dossier Lutte des classes

dimanche 5 décembre 2021, par Courant Alternatif

Alors que l’entreprise ne semble plus être le lieu de la conflictualité sociale et que l’essor du télétravail va sans doute accentuer ce phénomène, on a vu s’exprimer récemment le désir d’une autre société dans deux luttes en rapport avec l’aménagement du territoire : celle de la ZAD à Notre-Dame-des-Landes et celle des gilets jaunes. Leurs différences sont notables, mais les examiner ensemble peut aider à tirer quelques enseignements pour les batailles suivantes sur ce terrain.


Au cours des quatre dernières décennies, les mobilisations n’ont pas manqué en France, notamment contre diverses réformes de l’éducation nationale et du régime des retraites. La plupart avaient pour caractéristiques d’être à l’initiative de syndicats, ou rapidement passées sous leur contrôle. Certaines des plus anciennes, qui mariaient grèves et manifestations, sont restées dans les mémoires du fait de leur ampleur et de leur longueur – par exemple les mouvements dans les facs et les lycées de 1986 et de 2006, ceux contre la réforme de la Sécurité sociale et des retraites (1995) ou des coordinations infirmières (1988). Des grèves ont également été importantes dans la métallurgie (1979) et la sidérurgie (1982), et des occupations d’usine ou d’Assedic (1997) ont eu lieu pour tenter d’empêcher des délocalisations ou des fermetures d’entreprise [1]

Mais, depuis le début du XXIe siècle, la colère sociale s’est traduite bien davantage par des manifestations en série auxquelles appelaient les syndicats – pour s’opposer à la loi travail en 2016, ou à la réforme des retraites en 2019 – que par des grèves. Et d’autres mobilisations se sont déroulées, qui n’étaient pas liées à l’entreprise mais à l’organisation du territoire et qui ignoraient les « partenaires sociaux » : l’une contre le projet d’un aéroport international à Notre-Dame-des-Landes, dans laquelle une certaine jeunesse a cherché à concrétiser sur une partie de cette commune le projet d’une autre société [2] ; l’autre, portée par les gilets jaunes, où le mot « révolution » lui-même a ressurgi dans nombre de régions en déshérence.

Des luttes autonomes, populaires… et violemment réprimées

Les projets d’infrastructures défigurant les paysages (routes, ponts, usines, éoliennes, etc.) sont aujourd’hui légion, et des actions de plus en plus fréquemment menées pour empêcher leur concrétisation – à l’instar des zadistes. Mais beaucoup d’autres changements dans notre environnement s’opèrent peu à peu sans que nous nous en rendions compte, et leurs répercussions sur nos vies ne nous sautent aux yeux que lorsqu’il est trop tard ou presque pour y remédier – le combat des gilets jaunes en est la preuve.

• Les zadistes et les gilets jaunes ont, chacun dans leur genre, marqué les esprits par leur degré de radicalité, leur détermination et leur inventivité – comme cette sacrée trouvaille du rond-point et du gilet jaune. Et leurs luttes sont restées suffisamment populaires (les sondages l’ont montré) pour que l’Etat hésite par moments à les réprimer. Confronté aux gilets jaunes qui remettaient soudain la question sociale sur le devant de la scène, il a ainsi préféré accorder une « prime exceptionnelle de pouvoir d’achat » et laisser occuper les ronds-points pendant plusieurs semaines avant de donner pour consigne à ses troupes de casser les cabanes posées dessus et d’empêcher le blocage des carrefours. De même, les habitations des zadistes ont été détruites au prix de coûteuses interventions policières : il fallait que la ZAD disparaisse, ou au moins sa partie la plus visible.

• Une réelle solidarité s’est exprimée par rapport aux gilets jaunes dans les zones rurales, où ce vieux réflexe subsiste (on ne reste en général pas longtemps en panne de voiture sur le bas-côté sans obtenir de l’aide, on s’entend avec son voisinage pour un covoiturage des enfants…). Cette solidarité a peut-être été moins évidente dans les zones péri-urbaines, où l’ancrage de la population est plus récent. Elle a en revanche été assez large concernant les zadistes parce qu’ils ont su « communiquer » – sur leur projet politique, mais aussi sur des thèmes tels que la sauvegarde d’espèces menacées et d’un paysage, le bocage. La ZAD a fait rêver ou débattre une partie de la population sur la possibilité d’une autre organisation sociale, d’un autre aménagement du territoire.
L’extrême gauche a manifesté quelque réticence à l’égard de ces deux mouvements, même si ses militant-e-s étaient souvent plus à l’aise dans les rassemblements à Notre-Dame-des-Landes que sur les ronds-points – un problème de culture, sinon de milieu social. Le slogan « Révolution » et les principes de démocratie directe adoptés par des gilets jaunes (notamment dans les AG des AG) les ont néanmoins attirés pour partie.

• La volonté d’autonomie qu’on trouvait dans les deux luttes, leur souci de ne pas se faire récupérer, a évidemment déplu aux syndicats et aux partis. Elle a suscité chez eux une méfiance, voire une hostilité, qui a par exemple empêché la fusion entre des Actes des gilets jaunes et des manifs pour le climat.

• La répression a frappé zadistes et gilets jaunes avec une violence peu fréquente depuis des années en France : l’État a lâché ses forces de l’ordre, et elles ont tué et mutilé. La dynamique qui était recherchée avec le mot d’ordre « ZAD partout » a, certes, été stoppée par des divisions internes à Notre-Dame-des-Landes quant à la conduite à tenir face au pouvoir (fallait-il accepter ou non de négocier avec lui en déposant des dossiers agricoles ?), qui ont eu des répercussions à Bure et ailleurs, mais la mort de Rémi Fraisse à Sivens a également eu un effet dissuasif. Pour finir, seule la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a réellement fonctionné.
Les gilets jaunes ont sidéré l’ensemble de la société par leur violence prolétarienne [3] dans les Actes (les affrontements avec les forces de l’ordre, les barricades, l’attaque d’un ministère avec un engin de chantier…). La répression policière et judiciaire qui s’est abattue sur eux montre que la bourgeoisie a eu peur – d’autant plus qu’ils ont refusé jusqu’au bout de fournir des interlocuteurs au pouvoir malgré ses propositions de « discussion » : les leaders autoproclamés ont toujours été rejetés par le mouvement.

Une politisation et des aspirations diverses

• La ZAD de Notre-Dame-des-Landes a beaucoup été le fait de jeunes en révolte contre la société existante, parmi lesquels on trouvait des surdiplômé-e-s venus par choix (et à même d’en réaliser un autre) comme des sans-diplômes davantage là par nécessité (afin de pouvoir subsister). Ce qui a rassemblé les zadistes était le combat à mener contre la construction de l’aéroport, mais surtout un refus de « son monde » – le travail salarié, les institutions, l’organisation capitaliste. Il s’agissait de vivre autrement dans un petit espace où l’on prônait l’autosuffisance alimentaire et l’autoréduction, le prix libre, une agriculture alternative, un « habitat léger », et où on échappait dans une certaine mesure à l’État et à sa police.

Les gilets jaunes, de tous âges, ont été qualifiés par les médias d’abord de « petits patrons » puis de « classes moyennes inférieures » paupérisées, termes qui désignaient surtout des artisans avec ou sans employés, avant que ne soit reconnue la présence de prolétaires (souvent des chômeurs et précaires) dans leurs rangs. Ils ne se sont pas exclus volontairement de la société avec un projet alternatif comme les zadistes, et beaucoup d’entre eux ne remettaient en cause ni le patronat ni le capitalisme. Dans les zones rurales surtout, ils ont au contraire pété les plombs précisément parce qu’ils avaient l’impression d’être abandonnés à leur sort par les pouvoirs publics – avec la disparition des commerces et services publics ainsi qu’avec la hausse des dépenses en transport. Ils ne se sont ainsi pas tant indignés contre les effets de l’aménagement du territoire en général que contre leur difficulté grandissante à vivre dans leur milieu habituel. Dans les zones péri-urbaines, où on habite souvent par défaut (en l’absence des moyens financiers permettant d’être plus près de son travail) et où l’existence est rythmée par un mouvement pendulaire vers la ville, le sentiment d’être coincé dans un cadre de moins en moins appréciable a produit le même effet.

• Les gilets jaunes partageaient le désir d’une organisation à la base, non un quelconque programme politique, mais leur action commune a favorisé leur politisation, et un certain nombre d’entre eux s’y sont forgé une « conscience de classe ». Cependant, ceux qui ont parlé de révolution aspiraient-ils pour autant à une société communiste ou anarchiste, ou remettaient-ils en question le consumérisme ? Pas sûr : si le slogan « Révolution ! » a été abondamment repris au bout de quelques semaines, et médiatisé, le rythme du mouvement ne lui a guère laissé le temps de préciser son contenu. Ses références en matière de révolution étaient en tout cas surtout celles de 1789, et il visait davantage à améliorer le fonctionnement des institutions en place – en particulier par l’obtention du référendum d’initiative citoyenne (RIC), assez fréquemment revendiqué – qu’à bâtir une autre société. Les gilets jaunes se sont donc inscrits de fait dans la lutte de classe, par leurs Actes, mais sans l’avoir théorisé.
Une fraction au moins des zadistes était à l’inverse déjà politisée au départ, et dans une démarche d’autogestion de la lutte et d’auto-organisation de leur existence…

Quelques pistes de réflexion pour l'avenir

La lutte de la ZAD et celle des gilets jaunes sont toutes deux devenues des symboles. Et on peut considérer l’une et l’autre à la fois comme une victoire et comme un échec, selon ce que l’on veut en retenir. La première a été victorieuse dans la mesure où le projet d’aéroport a été abandonné, et la seconde a échoué puisque la répression a arrêté sa dynamique. Mais la « normalisation » de la ZAD et l’arrêt de la dynamique « ZAD partout » ont relativisé le succès des zadistes (on ne peut de toute façon changer la société française à partir d’une simple enclave, d’autant que le système d’exploitation économique sévit à l’échelle internationale), tandis que nombre de gilets jaunes ont retiré de leur mouvement une réelle fierté, ils demeurent comme une partie de la population convaincus que leur combat est juste et n’ont peut-être pas dit leur dernier mot.
La dégradation des conditions de vie et de travail dans les zones rurales et péri-urbaines s’est en effet poursuivie – sinon accélérée avec la pandémie. L’information selon laquelle des urbains délaissent aujourd’hui les métropoles pour la « province » est inexacte : ils s’installent dans les régions qui possèdent les infrastructures permettant de circuler aisément et offrant les services nécessaires à la vie quotidienne. Le problème soulevé par les gilets jaunes est donc toujours d’actualité. Des réoccupations de ronds-points et la réapparition de gilets à l’avant des voitures montrent qu’une colère sociale subsiste. La prime de 100 euros octroyée par Macron à plus de la moitié de la population ne suffira pas à l’apaiser car elle est ancienne et profonde : les promesses d’ascension sociale faites par les tenants du capitalisme n’ont pas été tenues, et le fossé entre classes supérieures et classes populaires ne cesse de s’élargir.

Lors du premier confinement lié à la pandémie, des médias – surtout de gauche – ont avancé l’idée que rien ne serait plus jamais comme avant : un « vrai » changement social était pour bientôt. On a au contraire constaté depuis en France à la fois une détérioration de la vie pour une majorité de la population et l’absence d’une réelle contestation. Certes, il y a eu de belles manifestations écologistes, féministes ou contre les violences policières, comme ailleurs dans le monde, et les rendez-vous hebdomadaires contre la loi « sécurité globale » ou contre le passe sanitaire ont duré plusieurs mois ; mais la tendance est à l’atonie – la « rentrée sociale » du 5 octobre, préparée de longue date, a été fort peu remarquable.
Par ailleurs, le rôle déjà très important de l’Etat dans le système capitaliste a été renforcé grâce au virus : il est ouvertement intervenu (aide aux entreprises, chômage partiel, etc.) comme l’acteur économique qu’il est au service de ce système, et non comme le « régulateur » neutre qu’il prétend être. L’état d’urgence et le passe sanitaire ont accru le contrôle social… et partout ont jailli des projets d’aménagement du territoire qui nuisent à la population, notamment en matière de santé et d’environnement. Les luttes contre ces projets, qu’ils concernent des mégabassines ou les installations de la 5G, naissent-elles aussi partout en réaction [4].

Une mobilisation efficace implique cependant d’appréhender la politique des pouvoirs publics dans sa globalité, afin de bien voir que l’aménagement du territoire et le développement du numérique dans tous les secteurs de la société servent à accroître les profits capitalistes et à conforter l’ordre établi. Par exemple, les antennes de Pôle emploi ou de la CAF sont déplacées des centres-villes vers les zones industrielles à la fois pour faire des économies sur le prix des locaux et pour éviter leur invasion [5], alors que le pointage en ligne a déjà rendu plus difficile l’action collective des personnes au chômage. Il s’agit donc de ne pas saucissonner nos réponses aux attaques sociales. La jonction entre les précaires et les corvéables-à-merci de l’industrie et des services demeure urgente – et, avec la dématérialisation galopante, il va sans doute falloir réinvestir les ronds-points mais aussi trouver d’autres moyens d’organiser la lutte de concert.

Vanina

Notes

[1Des églises ont également été investies par des sans-papiers, en particulier Saint-Bernard à Paris en 1996, et plusieurs d’entre eux y ont fait une grève de la faim ; et des théâtres ont été occupés, contre les menaces pesant sur le statut des intermittents en 2003, contre la fermeture des lieux culturels et la réforme de l’assurance-chômage en 2021

[2Commencée en 1972, elle a pris de l’ampleur surtout à partir de 2001 avec la relance du projet par le gouvernement Jospin, le Camp climat (2009) et l’« opération César » (2012), jusqu’à l’abandon du projet d’aéroport par Macron en 2018

[3Les résistances à la suppression des emplois se traduisent parfois dans les luttes en entreprise par le recours à des méthodes radicales : séquestrations de patrons (Sony France en 2009), menace de jeter des produits toxiques dans la rivière voisine de l’entreprise (Cellatex en 2000) ou de la faire sauter avec des bouteilles de gaz (Nortel en 2009), saccage de bâtiments publics (Continental en 2009)…

[4Au cours des siècles, c’est cet aménagement qui a entraîné de vastes mouvements de population, en assignant les classes populaires aux centres-villes parce que les usines y étaient construites, ou en les chassant pour que les classes possédantes s’y installent après leur rénovation

[5En février 1997, des militants d’Agir ensemble contre le chômage ! et d’autres groupes antichômage ont occupé plusieurs jours les locaux de l’ANPE à Bordeaux, Perpignan et Paris pour réclamer entre autres la gratuité des transports et du téléphone pour les chômeurs. Voir notre Brochure mouvement des chômeurs en France Hiver 1997-98

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette