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CA 340 mai 2024

Sainte-Soline, un an après

samedi 11 mai 2024, par Courant Alternatif

La répression qui s’est abattue sur les manifestants à Sainte-Soline le 25 mars 2023, puis tout au long de l’année à coups de procès, d’arrestations et de dissolutions concernant tout ce qui bouge dans l’hexagone n’a pas entamé la détermination et la force du mouvement contre les bassines, qui n’est que la face émergée d’une levée déterminée de réappropriation d’espaces et de moyens de vie que le capitalisme nous arrache peu à peu pour les transformer en marchandises.


Ce n'était pas une bavure…

L’extrême violence policière exercée contre les manifestants antibassines le 25 mars 2023 à Sainte-Soline (79) n’a pas été le fait de quelques « beaufs » moustachus et casqués saisissant l’occasion de se faire des gauchistes à coups de tirs tendus. Elle n’a pas été due à des erreurs de jugement d’une compagnie entière de gendarmes mal dirigés arrosant par erreur de grenades diverses et variées les manifestants. Elle n’a pas non plus été le fait d’une préfète « autoritaire et bornée », ni même d’une hiérarchie gouvernementale qui aurait commis des erreurs au plus haut niveau…

La chaîne de responsabilités qui a fait plus de 200 blessés sur les 20 000 personnes présentes ce jour-là (dont deux au moins ne sont restées en vie que grâce à la solidarité et aux initiatives d’autres manifestants) a été une mécanique prévue, planifiée, obéissant au « quoi qu’il en coûte » en termes de vies humaines et de corps abîmés pour longtemps.
Le 25 mars 2023 à Sainte-Soline n’a donc pas été une bavure qui aurait pu être évitée si on avait mis au « bon » endroit de « bonnes » forces de l’ordre, dirigées par une hiérarchie compétente obéissant à un pouvoir politique « intelligent » et humaniste. Cela a été une riposte rationnelle à la montée d’une contestation que craignent les dirigeants politiques – lesquels ne sont que les représentants de ceux qui profitent d’un système bien connu : le capitalisme. Un système que beaucoup dénoncent… tout en l’acceptant, en définitive.

A ce propos, on a parfois entendu dire ou lu que « les » vingtenaires présents à Sainte-Soline, ce 25 mars 2023, auraient été sidérés par une violence policière qu’ils ne pensaient pas possible. En gros, ils n’imaginaient pas à qui ils avaient affaire. C’est là un jugement un peu rapide : s’il est vrai concernant un certain nombre d’entre eux, beaucoup d’autres, acteurs et actrices de luttes depuis plusieurs années, savaient que le capitalisme est une machine impitoyable qui veut broyer toute opposition, et que le système politique qui nous régit est à son service. On peut être jeune sans être bisounours (et vice versa).

Le pouvoir a eu beau prétendre le contraire, ce qui a fait la caractéristique du 25 mars 2023, c’est la complicité entre les différents engagements lors de la manifestation. Elle était visible dans les images et les paroles, et seuls quelques politiciens se sont crus obligés de se dissocier des « casseurs » – dans le but évident de conserver une certaine crédibilité dans le monde politique et médiatique et, pour certains, leur écharpe tricolore.

Une lutte des classes à l'échelle territoriale

Le mouvement contre les mégabassines n’est que la partie la plus visible d’un ensemble plus vaste qui entend sortir d’une écologie consistant, d’un côté, à faire pression sur les gouvernants pour réclamer des mesures générales en vue de « sauver » une planète dont on ne sait pas, en réalité, ce qu’elle est vraiment ; et, de l’autre, à mettre en place des comportements individuels vertueux. En dehors de ce « macro » inaccessible et politicien et de ce « micro » moraliste et inefficace, le mouvement anti-bassines comme tous ceux qui sont liés à l’aménagement capitaliste du territoire marquent une volonté de réappropriation directe d’un espace bien réel, connu de tous et toutes et maîtrisable. Que ce soit contre un projet d’autoroute comme la A 69 entre Toulouse et Castres, contre une nouvelle usine de semi-conducteurs près de Grenoble, contre les cimentiers comme Lafarge, contre l’industrie touristique qui chasse les pauvres des villes et pollue l’environnement avec ses monstres de croisière, etc., de telles initiatives, à la fois locales et maîtrisables par celles et ceux qui les mènent, ont de plus un sens global dans lequel toute personne, elle-même dépossédée et exploitée sur d’autres terrains, peut se reconnaître.

Dans la lignée des luttes contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou contre les lignes THT, ces mouvements ont pris ces cinq dernières années une dimension plus globale et massive. Ils le doivent, entre autres, à un contexte de conflictualité sociale illustré par le long épisode des gilets jaunes, la bataille contre la « loi travail » et la réforme des retraites. Ce contexte favorable a permis que la lutte des classes se manifeste à tous les étages de la société pour concerner tous les aspects de l’exploitation et les désirs de vie contre la barbarie capitaliste.

Le pouvoir politique n’a jamais d’état d’âme lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts d’une classe dominante qu’il estime menacée. Tous ceux qui n’ont pas les mêmes intérêts et qui le font savoir deviennent alors pour lui une classe dangereuse dont il s’agit de réduire la capacité de contagion et de museler par la peur les initiatives. Depuis quelques années, l’État français craint les possibles rencontres entre les différentes luttes, tout comme l’émergence de mouvements incontrôlables et imprévisibles. Les « cellules d’expertise » et autres think tanks qui se penchent sur cette question s’activent, et l’objet de leur réflexion est évident : comment paralyser cette classe dangereuse qui rechigne même, de nos jours, à se faire représenter dans le cadre de la démocratie parlementaire ?

Les « commémor'actions »

Pour revenir sur ce qui s’est passé le 25 mars 2024 à Sainte-Soline, des « commémor’actions » ont été organisées. Il y a eu d’abord, le 23 mars à Melle, l’érection d’un cairn rappelant les blessés mais aussi la solidarité ; comme à son habitude, la préfète a déployé un dispositif policier énorme pour « contenir » les quelques centaines de manifestants rassemblés à cette occasion ! Puis, le 25 mars, des « mégaboums » ont eu lieu dans 40 villes de France devant les préfectures et/ou les gendarmeries, rassemblant chaque fois plusieurs centaines de manifestants à l’appel de Bassines non merci, de la Confédération paysanne et de nombreux collectifs locaux. Preuve que ni la répression policière et judiciaire ni la tentative avortée de dissoudre les Soulèvements de la terre n’ont entamé la détermination à poursuivre le combat. Enfin, le 31 au cinéma de Melle, plus d’un millier de personnes ont consacré leur journée aux récits et témoignages « un an après ». Deux documentaires réalisés par Off Investigation (et trouvables sur YouTube) ont été projetés : Mégabassines – Histoire secrète d’un mensonge d’Etat et Sainte-Soline – Autopsie d’un carnage, qui revient de façon claire et précise sur le 25 mars 2023 et qui a rencontré un vif succès. Par ailleurs, on ne manquera pas de voir l’interview intégrale de Sergeréalisée pour Autopsie d’un carnage qui en dit encore plus sur les responsabilités de ce « carnage ».

On a noté quand même une tendance, tant dans les témoignages que dans les discussions sur les documentaires, à faire de l’émotion et de la victimisation un moyen de mobilisation et d’homogénéisation du mouvement. On ne gagne pourtant rien à sur-dramatiser une situation par des mots, d’autant que les victimes qui se révoltent et agissent cessent du même coup d’être des victimes. L’utilisation du pathos n’est pas à conseiller si on veut éviter la démagogie politicienne ! Parmi divers stands, on trouvait celui de la coordination régionale Ni maître ni bassines (NMNB), qui a marqué une présence libertaire clairement anticapitaliste et permis de fructueux échanges en vue des luttes futures.

Oui mais…

Car des échanges, des discussions, des critiques, il en faut. C’est une condition essentielle au développement d’un mouvement. Malgré notre engagement et notre enthousiasme, gardons-nous, par principe, de tout triomphalisme. L’État et la bourgeoisie sont forts, et nous savons malheureusement très bien sécréter nous-mêmes et en nous-mêmes les germes de notre affaiblissement. Chaque fois qu’émergent des mouvements qui interrogent l’ordre social, il ne manque pas de candidats pour en effacer l’autonomie par la mise en place de structures intermédiaires chargées de représenter ces mouvements, puis de négocier avec la classe dominante. Le mouvement des gilets jaunes a ainsi subi de tels assauts, mais heureusement sa diversité et son désir d’autonomie ont rendu sa récupération difficile, et tant les néo-leaders issus de ses rangs que ceux de partis coutumiers du fait ont échoué dans cette entreprise.

A nous de tenir compte de telles expériences, pour éviter que les mêmes tentatives de récupération par des avant-gardes « éclairées » ne viennent ternir l’élan des luttes actuelles qui, soyons-en bien conscients, est fragile. Les collectifs de base qui se sont créés doivent absolument rester autonomes, et les coordinations qui se tiennent ne doivent refléter que ce qu’elles sont. Et, surtout, le débat dans ces luttes doit être permanent, car il est la condition nécessaire à l’extension de leur politisation.

Vers de nouvelles aventures

Bassines non merci appelle à converger dans le Poitou à partir du 16 juillet « pour mettre un coup d’arrêt olympique et révolutionnaire aux projets des accapareurs » : « Nous invitons l’ensemble des convois à laisser des traces sur leur route, à réaliser des gestes inventifs pour percer l’opacité de la filière bassine, défendre l’eau et reprendre les terres. A vélo, en tracteur, en voiture, en canoë, à pied… Nous invitons chaque collectif à s’organiser selon ses envies. » Voilà qui est clair : c’est l’autonomie des collectifs qui prévaudra cet été sur toute tentative de constituer une avant-garde « éclairée ».
Le week-end de mobilisation des 20 et 21 juillet sera précédé d’un « village » d’une semaine (du 14 juillet au soir au vendredi 19) pour se rencontrer, se solidariser, se préparer, commencer à agir, et construire l’avenir de nos luttes.

Nous ne saurons oublier que nous serons dans la Vienne, où trône la centrale nucléaire de Civaux qui vient d’être promue au rang de fournisseur de tritium pour la nouvelle « économie de guerre » voulue par le gouvernement. Lier le combat contre les bassines à celui contre le nucléaire est une évidence qui peut avoir le double avantage de participer à sortir le mouvement antinucléaire d’une longue atonie et de contrer les tendances de certains « écologistes » anti-bassines à mettre l’antinucléaire dans leur poche avec un mouchoir électoral par-dessus. Nous devrons également appuyer tout ce qui peut permettre que des mouvements sociaux qui se mènent en parallèle finissent par se rencontrer sur un objectif commun et clairement énoncé contre le système capitaliste.

J.-P. Poitou

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