samedi 3 août 2024, par
Les Américains sont-ils tous des racistes dégénérés ? Neymar restera-t-il au PSG ? Comment un ivrogne et une bande de malfrats ont-ils pu s’emparer de l’État russe ? La Norvège est-elle vraiment un pays cool ? Pourquoi notre facture d’électricité n’arrête-t-elle pas d’augmenter ?
Toutes ces questions au demeurant sans rapport ont pourtant un point commun. Ce point commun c’est le gaz, la troisième source d’énergie la plus utilisée dans le monde, après le pétrole et le charbon. Des États-Unis au Qatar, de Gazprom à Equinor (la société nationale norvégienne de production de gaz) le gaz représente un enjeu économique, social, environnemental et géopolitique majeur incarné par l’extraction du gaz de schiste américain, les rentes qataris et russes, ou bien encore l’accès et le contrôle de la circulation de cette ressource avec la question des gazoducs.
Nous souhaiterions donc à travers une série d’articles démontrer aux lecteurs de Courant Alternatif pourquoi et comment cette énergie et les politiques qui s’y rapportent sont un point cardinal dans le capitalisme mondialisé et par là même sur nos vies.
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S’il faut reconnaître à la théorie communiste un défaut, c’est qu’elle est rébarbative. Usant d’un vocabulaire difficile, maniant des concepts mystérieux, renvoyant à des polémiques inconnues des profanes, elle se mue assez vite en charabia pour qui n’a pas fait marxisme LV2 au collège. Résultat la critique matérialiste devient une activité théorique réservée à des cercles de spécialistes ou d’universitaires. Or, comprendre le monde c’est se donner les moyens d’agir et donc de le transformer.
Le capitalisme étant un système basé sur la production de biens et de services, la question de l’énergie est donc primordiale. Le modèle énergétique est donc un des paradigmes de l’ensemble du modèle de production créé par le capitalisme et de la société qui en découle. L’analyse de toutes sociétés doit donc se fonder sur des causes matérielles considérant que les sociétés humaines sont le produit de leur activité et que le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale.
Prenons l’exemple du charbon pour illustrer notre propos. L’essor du charbon au cours de la première révolution industrielle permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en fer de lance l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Le charbon sert principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon, utilisé dans les bateaux à vapeur, servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Le charbon a aussi créé un ordre social : bourgeois et prolétaires, propriétaires des houillères et mineurs de fond. Ces travailleurs de par la place prépondérante qu’ils occupaient acquirent un pouvoir politique qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient ainsi parfois inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à ces luttes qu’un grand nombre de conquêtes sociales virent le jour au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle. A cette ère du charbon succéda l’ère du pétrole. Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 remettront en cause les fondements des sociétés pétrolières issues du XXe siècle avec l’apparition du chômage de masse, l’effondrement de la croissance économique et les modifications des affrontements impérialistes.
Mais à partir des années 2000 l’exploitation massive des gaz de schiste aux États-Unis, a entraîné une chute spectaculaire des prix de l’énergie et la relance du secteur de la pétrochimie.
Berceau de l’industrie pétrolière, les États-Unis sont devenus au cours du XXe siècle un importateur dépendant de fournisseurs extérieurs. En vingt ans, les États-Unis ont connu une révolution énergétique avec l’essor du gaz et du pétrole de schiste, faisant d’eux le premier producteur mondial de pétrole. Cette révolution a mis fin à un déclin structurel grâce à deux innovations technologiques, la fracturation hydraulique et les forages horizontaux, et elle a ouvert un nouveau cycle minier spéculatif. Surtout, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial devant la Russie et l’Arabie saoudite et sont dorénavant totalement indépendants, en particulier vis-à-vis du Moyen-Orient et de l’OPEP, bouleversant ainsi les équilibres géopolitiques et géostratégiques mondiaux de l’après-guerre. C’est dans ce contexte qu’intervient au printemps 2022 l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui débouche sur des sanctions visant en particulier le secteur des hydrocarbures. À moyen terme, le retrait de la Russie du marché énergétique mondial d’un côté et le décrochage de la dépendance énergétique de l’Union européenne d’avec la Russie de l’autre, ouvrent aux États-Unis de nouvelles perspectives d’affirmation énergétique mondiale, en rénovant en particulier sur des bases nouvelles le vieux lien géostratégique, géopolitique et géoéconomique transatlantique.
L’essor de du gaz et du pétrole de schiste s’insère dans une histoire longue du rapport entre les hydrocarbures et les États-Unis.
Pour comprendre le caractère structurel des mutations actuelles, il convient de les réinscrire dans la durée en partant du début du XXe siècle. Trois périodes historiques successives apparaissent alors, visibles sur le graphe 1. Elles répondent à trois cycles spécifiques participant de l’intégration des États-Unis dans la mondialisation.
Entre 1900 et 1970 se déploie le grand boom initial durant lequel la production états-unienne d’hydrocarbures connaît une envolée spectaculaire. Il est le socle du développement économique et social exceptionnel du pays et de son affirmation comme puissance impériale. Pour mémoire à la veille de la Seconde Guerre mondiale les États-Unis produisent encore plus de 60% du pétrole mondial et l’embargo décrété le 26 juillet 1941 sur le pétrole et l’acier étrangle le Japon et sa Marine de guerre, qui y répondront par l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Lorsqu’on étudie la valorisation d’une ressource non renouvelable, il importe de garder à l’esprit certains ordres de grandeur : ce sont 259 millions de barils par jour qui sont extraits durant les soixante-dix premières années du XXe siècle des gisements américains.
Entre 1970 et 2008 vient le temps du recul et de la dépendance. Le pays bascule dans un nouveau système énergétique. Son taux de dépendance énergétique passe de 5% en 1960 à 30% en 2006. Sa puissance et ses capacités hégémoniques en sortent fragilisées, comme en témoigne l’embargo pétrolier arabe de 1973-1974 décidé à la suite de la Guerre du Kippour. Washington prend alors conscience de sa dépendance énergétique et ouvre en urgence à l’exploitation des champs conventionnels toujours plus difficiles d’accès, alors que les prix mondiaux explosent c’est le « choc pétrolier ».
Depuis 2009 prévaut le retour à l’autonomie puis à l’indépendance grâce cette fois à une innovation de rupture majeure : le boom spectaculaire du gaz et du pétrole de schiste. Entre 2009 et 2021, la production de pétrole est multipliée par deux et celle de gaz augmente de 71% : jamais dans son histoire la première puissance mondiale n’a produit autant d’énergie. Ces hydrocarbures non-conventionnels réalisent dorénavant plus de 60% de la production nationale de pétrole et 70% de la production de gaz naturel. Cet essor a un impact certain sur le mix énergétique états-unien : en 2020, le pétrole et le gaz jouent un rôle majeur dans la consommation énergétique (71% de la production totale), largement devant le charbon en déclin (10,4%), le nucléaire en difficulté (8,4%) et les énergies renouvelables encore confidentielles.
Depuis 2017 les États-Unis sont ainsi devenus le premier producteur mondial de pétrole et de gaz. Pour le gaz, le choc est encore plus net puisque le pays réalise 23,7% de la production mondiale en 2020, largement devant la Russie.
Cet essor a des conséquences géopolitiques et géostratégiques considérables. Non seulement les États-Unis sont devenus indépendants car autosuffisants, une clé majeure de leur sécurité nationale à l’intérieur et de leur indépendance d’action à l’extérieur mais ils sont devenus exportateurs nets. En 2020, pour la 1re fois depuis 1949, les États-Unis ont en effet exporté plus d’hydrocarbures qu’ils n’en ont importés. De plus afin de compléter sa sécurité d’approvisionnement, le pays s’est recentré sur le continent américain avec la signature de l’accord de l’ACEUM (ex-ALENA) [2] : le Canada lui fournit 52% de ses importations de pétrole et le Mexique 11%.
C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer l’évolution des prix mondiaux. Ainsi, entre 2015 et 2020, les prix baissent fortement du fait de la bataille pour les parts de marché et la fixation des prix entre puissances rivales : le duo Russie/Arabie saoudite cherche alors à briser l’essor du gaz et du pétrole de schiste états-unien en tentant d’amener les prix sous le seuil de rentabilité (40 à 50 $/baril). La relance post-covid et l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 viennent à nouveau bouleverser ces équilibres. Les pays producteurs de matières premières minérales, énergétiques ou agricoles profitent à nouveau de l’envolée des prix mondiaux.
La guerre en Ukraine bouleverse la géographie énergétique, tout particulièrement gazière, du continent européen et au-delà, du monde. Moscou se heurte en effet en réaction à une série de sanctions politiques, économiques et financières, en particulier dans l’énergie qui constitue un des vecteurs majeurs d’interdépendance entre les différentes parties du continent européen depuis des décennies. Le 21 mars 2022, un mois après le début de l’invasion russe et en lien avec le sommet européen, les États-Unis et l’Union européenne annoncent ainsi symboliquement un vaste accord énergétique sur le gaz naturel liquéfié (GNL). Or la Russie demeure une économie rentière, largement financée par l’exportation de matières premières ou de produits semi-finis ; elle est essentiellement tournée vers l’Europe centrale et occidentale.
Pour autant, la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie, bien que fort variable selon les pays, est telle que ce changement est difficile à réaliser dans l’immédiat. En 2021, Moscou a fourni 40% des importations européennes de gaz, soit 10% de la consommation totale d’énergie. Dans ce contexte tendu dont la résolution prendra des années, l’Union européenne se tourne vers la Norvège, l’Algérie, l’Azerbaïdjan ou les États-Unis… Mais beaucoup de ces fournisseurs sont déjà aux limites de leurs capacités productives. Face à la saturation des gazoducs existants, l’Europe est contrainte de se tourner vers le gaz naturel liquéfié (GNL) livré à travers les océans par les navires méthaniers, mais il coûte sensiblement plus cher.
Il faudra plusieurs années avant que les États-Unis, s’ils y arrivent un jour, remplacent la Russie sur le marché européen. En effet, si elles sont attirées par la forte hausse des prix en Europe, les compagnies états-uniennes doivent d’abord réinvestir massivement sur leur territoire : dans la production, dans la suppression des goulets d’étranglement logistiques dus à l’insuffisance des réseaux de gazoducs vers les terminaux portuaires, dans le renforcement des capacités des systèmes techniques d’exportation en Europe (terminaux méthaniers flottants de GNL à Klaïpeda en Lituanie, au Havre...)... Pour l’Europe, ces tensions s’accompagnent d’une forte hausse des prix, bien évidemment sur les marchés libres dits Spot, mais tout autant lors des négociations de contrats sur le marché mondial du gaz. L’Europe entre en effet en concurrence frontale sur un marché déjà très tendu avec les grands pays asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud et la Chine qui sont les plus grands consommateurs de GNL au monde.
A suivre deuxième partie : Les conséquences sociales et spatiale de l’exploitation du gaz de schiste aux USA.
[1] Emmanuel Macron, Interview au magazine ELLE Mai 2017
[2] ACEUM = Accord Canada États-Unis Mexique / ALENA = Accord de libre-échange Nord-Américain