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CA 346 janvier 2025

Les cahiers de doléance du mouvement des Gilets Jaunes

Dossier anniversaire : Gilets jaunes, 6 ans après

lundi 20 janvier 2025, par Courant Alternatif

Le 26 octobre dernier, le 1er ministre Barnier déclare qu’il envisage l’élaboration d’un plan de réformes à 5 ans pour changer le pays. Ses équipes devaient s’inspirer des cahiers de doléances issus du mouvement des gilets jaunes pour construire ce plan. Ainsi, les cahiers refont surface 6 ans après.


Petite histoire des cahiers de doléances

Dès les premiers jours du mouvement des GJ, le besoin d’écrire apparaît sur certains ronds-points : à Libourne en Gironde, les arrivants toujours plus nombreux sont invités à consigner par écrit les raisons de leur présence et leurs envies, leurs propositions concrètes. Le 8 décembre 2018, face à la colère sociale qui s’exprime et qui ne faiblit pas de semaine en semaine, l’association des maires ruraux de France initie l’opération « mairie ouverte » consistant à permettre à toute personne d’exprimer par écrit ce qu’elle souhaite porter à la connaissance des gouvernants. Les premiers cahiers de doléances de cette opération plus institutionnelle furent remis à Macron le 14 décembre 2018 qui, espérant endiguer cette colère, lancera le grand débat dès le lendemain tout en promettant : « Les cahiers citoyens ouverts dans les mairies seront mis en ligne sous licence libre », c’est-à-dire libre d’accès. Le bilan du grand débat comprenant le contenu de ces cahiers devait être restitué le 15 avril 2019 mais deux jours avant, l’incendie de Notre-Dame de Paris monopolisa l’attention nationale et permis à Macron d’enterrer en toute conscience ce bilan contenant bien des idées émancipatrices, voire révolutionnaires.
Aujourd’hui, 19 899 cahiers sont recensés, comprenant plus de 200 000 contributions rédigées manuellement auxquelles il faut rajouter 2 millions de contributions en ligne, le tout conservés dans les 101 archives départementales. Ce succès démontre que les contributeurs des cahiers ont largement dépassé le cadre des seuls gilets jaunes. Officiellement, une pièce d’identité suffit pour les consulter mais dans la réalité, beaucoup sont interdits à la consultation (et ce jusqu’en 2069) car contenant des données personnelles qualifiées de sensibles (nom, adresse, numéro de téléphone…). Ce sont donc seulement quelques chercheurs et journalistes autorisés qui ont pu y avoir accès mais après avoir franchi les différentes étapes d’une longue procédure.

Contenu des cahiers de doléances

Cette recherche obstinée et opiniâtre permet aujourd’hui d’avoir connaissance du contenu d’une partie des cahiers [1]. Un documentaire, « Les doléances », réalisé par Hélène Desplanques contribue également fortement à divulguer ces contenus et à ouvrir une forme de curiosité. Il ressort de ces cahiers un contenu extrêmement riche et exprimant non seulement une volonté de changer l’organisation sociale pour une vie plus digne et plus juste mais aussi proposant et exposant des actions à mettre en place pour y parvenir. La Politique (à savoir la conduite des affaires de la cité) est au cœur de ces doléances. Ce sont donc des contributions politiques, des pensées réfléchies et d’une grande dignité qui y figurent, illustrant les préoccupations d’un peuple pensant, contrairement à l’image que beaucoup de médias et de politiques renvoyaient du mouvement des gilets jaunes. 
Plusieurs thèmes sont abordés et parmi les plus importants, figurent :1/ le besoin de justice sociale et d’équité entre tous et toutes : revalorisation des retraites, augmentation du SMIC, augmentation du pouvoir d’achat, réduction des différences salariales, institution d’un revenu universel, amélioration des logements, salaires et retraites indexés sur l’inflation, taxer les multinationales, supprimer la TVA, cesser de spéculer sur les denrées de première nécessité, renationaliser l’eau, l’électricité, les autoroutes… ; 2/ aménagement du territoire [2] : lutte contre les déserts médicaux, cesser la disparition des services publics notamment dans les zones rurales, ouverture de maisons de santé, prise en compte décente du handicap et de la maladie, remboursement des frais dentaires, sauvegarde des commerces de proximité, développement des lignes de train TER, maintien des établissements scolaires, construction d’école pour limiter le nombre d’élève par classe… ; 3/ justice fiscale : rétablissement de l’ISF, lutte contre la fraude fiscale, abolition des privilèges, réduction du train de vie de l’État, baisser les salaires du président et des ministres, … ; 4/ réformes institutionnelles profondes : institution du RIC, suppression du Sénat, diminuer le nombre de députés, meilleure représentativité des élu·es par un tirage au sort par exemple, plus de démocratie participative, plus de démocratie par l’action collective, prendre en compte les bulletins blancs, instaurer un pourcentage minimum pour être élu, cesser la violence de la dématérialisation… ; 5/ actions pour lutter contre le réchauffement climatiques et développer des moyens d’énergie moins polluants : taxer les carburants des avions les plus polluants, des porte-conteneurs, les paquebots... On ne trouve que très peu de contributions sur l’immigration, la dette publique ou la sécurité, thèmes chers aux gouvernants.
Il y a là matière à changer notre organisation politique, sociale et fiscale. Quand l’éphémère 1er ministre Barnier annonce vouloir s’appuyer sur ces contributions, l’entourloupe se fait déjà sentir. Marie-Claire Carrère-Gée, ministre déléguée auprès du 1er ministre et chargée de la coordination gouvernementale en charge de ce dossier, insiste sur la nécessité d’actualiser ces propositions et propose d’y intégrer des thématiques comme la sécurité ou l’immigration, qu’elle estime plus actuelles. Encore une fois, on assiste à un décalage complet entre les réelles préoccupations des gens et celles des politiques. En quoi ces préoccupations sécuritaires répondront à cette maman de Libourne ? (voir encadré)

Rendre réellement publics les cahiers de doléances

Dans les cahiers du département de l’Hérault, on lit : « En espérant que ces cahiers servent ». A ce jour, ces cahiers citoyens ont été volontairement oubliés des débats publics. Dans son documentaire « les doléances », Hélène Desplanques sillonne le territoire et part à la rencontre de collectifs de citoyens qui militent pour que les cahiers soient rendus publics pour que les contributions soient entendues. La diffusion de ce documentaire ne fut pas simple car la diffusion initiale avait été programmée au 17 juin 2024 mais la dissolution de l’Assemblée nationale l’a empêchée. Elle sera reportée au mois de septembre dernier. Sur le plan législatif, en 2022, une proposition de loi relative à la publication des cahiers d’expression libre issus du grand débat avait été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale mais jamais mise au vote. En janvier 2024, en septembre 2024, et de nouveau le 24 novembre 2024, des projets de résolution et le projet de loi de 2022 sont à nouveau déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale mais n’ont jamais faits l’objet de discussion en séance. Suite au renversement du gouvernement Barnier le 4 décembre, le 9 décembre dernier, la même proposition est de nouveau déposée.
On ne peut que soutenir ces demandes de publication des cahiers mais aucun espoir n’est à avoir quant à l’utilisation qui en sera faite. En effet, d’une part l’utilisation, ou plutôt la non-utilisation volontaire, qui a pu déjà en être faite par le pouvoir montre un détournement de leur contenu (comme le rétablissement de l’ISF largement voulu par les contributeurs que Macron ballait d’un revers de la main dès janvier 2019 car étant contraire à sa politique libérale) et d’autre part, aucun·e candidat·e à la présidentielle de 2022 ne s’est appuyé sur le contenu de ces centaines de propositions politiques et aujourd’hui certains députés - sous prétexte d’actualisation - veulent rajouter des sujets qui n’y figuraient pas ou de manière si marginale.
 

Conclusion

Aujourd’hui, le difficile accès aux cahiers consultables dans les archives et la non-publication des autres doléances apparaissent comme l’expression de la confiscation de la parole du peuple. Ils traduisent également que l’appropriation de cette parole est crainte. Le refus d’utiliser le contenu de ces doléances sans les déformer, d’écouter la colère qui s’exprime dans ces cahiers, participe au sentiment de confiscation de la parole. Les cahiers des doléances proposent pourtant des pistes concrètes pour un programme politique au plus près des aspirations des gens, avec des doléances certes mais aussi des centaines de propositions qui ont pu être porteuses d’espoir pour beaucoup des contributeurs. Les doléances expriment les douleurs et le mal de vivre en France. Elles renvoient la violence vécue chaque jour les pieds sur terre à la face de ceux qui dirigent ce pays. Mais l’État de par sa centralité et sa bureaucratie, de par l’exercice de ses violences et de ses intérêts bourgeois, se rend sourd et aveugle des conditions d’existence de ses administrés. Il n’entend pas ces cris « J’ai toujours peur de l’avenir, écoutez-nous SVP, quand il est encore temps » ou encore « Mais voilà, nous ne sommes rien, ne comprenons rien, personnellement je suis en colère », etc.
Ces écrits sont un bien commun, un état des lieux et une réflexion riche issue d’une crise qui n’a fait que s’accentuer depuis. La dépossession de ces écrits par un pouvoir en roue libre et instable génère une colère et un dégoût profond sur l’ensemble du territoire. Cet extrait d’un des cahiers annonce - encore soucieux - ce qu’il pourrait advenir d’un pouvoir si arrogant et étanche :

Nous sommes le sol sur lequel vous marchez
Vous êtes de plus en plus nombreux et lourds
de plus en plus lourd.
Ça ne peut pas durer.
On va se soulever ou s’effondrer 
et c’est vous qui aller tomber de haut, pas nous
puisque nous sommes le sol, sur lequel vous marchez !!!

M., M., D., G.
 
Notes
[1] Sources : documentaire « les doléances » visible sur France TV, de nombreux articles tirés du Monde Diplomatique, Le Monde, Médiapart, … et des sites divers ayant rapportés des extraits de cahiers de doléance.
[2] Les cahiers de doléances des communes rurales et des petites villes ont été très investis par les contributeur·trices

 

« Monsieur le Président, j’aimerais que vous expliquiez à ma fille de 5 ans pourquoi maman ne met pas le chauffage partout dans la maison ? Pourquoi maman n’achète pas du pain tous les jours ? Pourquoi le soir, maman mange les restes dans son assiette ou une tasse de café ? Pourquoi maman fait des nouilles passé le 15 du mois ? Pourquoi maman a traversé beaucoup de rues très loin de la maison pour enfin décrocher un emploi précaire alors que selon vous une seule rue suffisait ? Pourquoi le père Noël apporte des cadeaux que maman a fabriqués ? Pourquoi maman utilise sa prime de Noël pour payer la taxe d’habitation et audiovisuelle avec des pénalités de retard ? Pourquoi il y a des maisons vides alors qu’il y a des Français dans la rue ? Pourquoi maman trie régulièrement nos affaires et les donne à d’autres gens qui n’ont rien ? Pourquoi maman se sent heureuse et dit qu’elle est riche quand elle arrive à s’offrir un café en terrasse bien meilleur qu’à la maison ? Pourquoi maman dit qu’elle s’est cogné le pied quand elle pleure le soir dans son lit en consultant le solde de son compte ? Pourquoi maman sait déjà qu’elle ne pourra pas lui payer de grandes études ? Pourquoi cette année (encore) son arrière-grand-mère, qui a travaillé toute sa vie en tant que femme de ménage chez des gens aisés, touche environ 750 euros de retraite ? Pourquoi donc elle vient passer l’hiver en famille une année de plus en laissant sa cuve de chauffage au fioul vide ? Pourquoi les gens riches continuent d’obtenir les miettes qu’il restait aux pauvres ? Pourquoi maman dit que nous sommes pauvres sans jamais s’en plaindre malgré sa colère ?
Monsieur le Président, pensez surtout à lui expliquer comment fait maman pour rester digne et humble quand les préoccupations du peuple vous passent au-dessus de la tête. Si, après lui avoir expliqué tout cela il vous reste encore un peu de salive, dites-lui pourquoi maman a honte de vous !
Une maman comme tant d’autres ! »

 

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