CA 346 janvier 2025
mardi 28 janvier 2025, par
Les prestations sociales représentent près du tiers du PIB en France, c’est-à-dire de la richesse créée en une année. C’est dire les conséquences immédiates que peut avoir un budget d’austérité du type Barnier, Bayrou ou le suivant, pour une partie importante de la population. D’un autre côté, les dépenses contraintes, c’est-à-dire obligatoires au sens où on ne peut pas les moduler facilement (genre loyer, assurance, charges, internet…) sont de plus en plus importantes, et mangent en moyenne 30% du revenu. Leur augmentation rend les budgets modestes d’autant plus sensibles à l’inflation sur les biens qu’on achète quotidiennement. En effet, comme le rappellent beaucoup d’expressions populaires, une partie importante du revenu est dépensée avant même d’avoir fait le premier achat.
Parmi les clichés habituels, certains ont un fonds de vérité. Effectivement, la France fait partie des pays qui ont une bonne protection sociale. Nous sommes un pays particulièrement inégalitaire en terme de revenus primaires, c’est-à-dire de salaires directs et de profits. Mais nous avons un système de redistribution qui corrige partiellement ces inégalités. En 2023 (cf. encadré), le niveau de vie moyen des 20% les plus riches était d’environ 6000 euros par mois, celui des 20% les plus pauvres d’un peu plus de 700 euros, soit 8,4 fois moins. Après redistribution (c’est-à-dire impôts et prestations sociales), on passe à 4800 euros contre 1100 euros. L’inégalité moyenne entre ces deux catégories a été divisée par deux. Si on prend les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches, l’amplitude passe de 22,3 à 6,5. (1)
Le corollaire de tout ça, c’est que le revenu de la majorité de la population est très dépendant des dépenses sociales. On appelle revenus de transfert les prestations sociales (retraite, chômage, maladie, allocations familiales …) et l’assistance étatique (allocation handicapé, RSA…). Ils représentent plus de la moitié de son revenu pour le quart de la population le plus modeste. Le revenu ne diminue après impôts et prestations sociales que pour la moitié la plus aisée. Donc, quand Barnier annonce qu’il va falloir faire des efforts et qu’il faut couper dans les dépenses sociales, il annonce qu’il va diminuer le revenu de la moitié de la population la moins riche. Ça fait du monde quand même.
Et ces temps-ci, les plus modestes ont déjà pas mal dégusté, merci Macron. On dispose pour le moment de l’analyse des chiffres de 2023. D’après l’INSEE, « Pour les 10% les plus modestes, les mesures de 2023 induisent une perte moyenne de 290 euros annuels de niveau de vie, soit ‑2,7%, pour l’essentiel du fait de la non‑reconduction de la plupart des mesures exceptionnelles de soutien au pouvoir d’achat prises en 2022. À l’autre extrémité de l’échelle, les mesures prises en 2023 soutiennent le niveau de vie des 10% les plus aisés de 280 euros annuels en moyenne (+0,4%), principalement du fait de la suppression de la taxe d’habitation. » Et comment vous dire, 280 euros de plus sur l’année, les plus riches ne s’en sont probablement pas aperçus, par contre, 290 euros de moins quand on est à moins de 1000 euros par mois, on les sent passer. Et on rappellera qu’en 2022, la Sécurité Sociale n’était pas en déficit.
2024 devrait être plutôt pire. En effet, en 2023 le gouvernement a stoppé les aides exceptionnelles liées au covid et à l’inflation, mais l’arrêt n’a pas été immédiat. Pour 2024, on tape dans le dur : baisse des allocations chômages, baisse des remboursements sécu, poursuite de la baisse des allocations logement…. Sans compter un truc beaucoup plus efficace que n’importe quel budget d’austérité, la dématérialisation, qui a pour conséquence que les moins à l’aise avec l’informatique et l’administration, qui ne sont généralement pas les plus riches, n’arrivent plus à percevoir leurs droits. D’après le Conseil Economique, Social et Environnemental, le taux de non-recours (2) aux prestations sociales oscille entre 30% et 40% en moyenne en France. C’est 50% pour le minimum vieillesse, 34% pour le RSA et 30% pour l’assurance-chômage. Efficace, non ?
Parallèlement, les dépenses que les statisticiens qualifient de contraintes ne font qu’augmenter. On appelle dépenses contraintes les dépenses qu’il est difficile voire impossible de moduler. Ces dépenses contraintes (loyer, gaz, électricité, eau, assurances, téléphone, internet…) ne font que croître et pèsent lourdement sur les revenus.
Il y a déjà le logement, qui représentait en moyenne plus du quart du budget des ménages (contre un peu moins de 10 % dans les années 60) en 2017, 27,3 % en 2023. Les transports, dont on sait qu’en tous les cas pour les plus modestes, ce sont essentiellement des frais pour aller au boulot, représentent 12,9 % du budget, et les assurances 8,2 %. On en est donc à près de la moitié du salaire dépensé avant d’avoir acheté sa première baguette de pain. Et il s’agit de moyennes.
Or, c’est sur les revenus les plus modestes que ce type de dépenses pèse le plus. Certes, lorsqu’on est riche, on se loge mieux, on est mieux assuré, on part en voyage et on ne fait pas forcément très attention à sa consommation d’eau ou d’électricité. Mais il n’empêche que comparativement à leur revenu, les dépenses contraintes pèsent beaucoup moins pour les riches. En 2017, elles pesaient 31,5% du budget des 20 % les moins riches, et 19% du budget des 20 % les plus aisés. Désolée, je n’ai pas de chiffres plus récents. Pendant longtemps, l’INSEE publiait ce type de chiffres tous les ans. C’est fini. Le lecteur n’a plus accès qu’aux moyennes, en attendant un article spécialisé sur la question. On sait cependant que c’est une proportion qui ne cesse d’augmenter.
Les « petites gens » sont donc pris en étau entre des revenus sociaux en baisse relative et de plus en plus difficiles à toucher et une base de dépenses qu’ils et elles ne peuvent pas maîtriser.
Entendons-nous. Pour le moment, les revenus sociaux ne baissent pas dans l’absolu, ou du moins pas tous. Mais ils augmentent moins vite que l’inflation, et beaucoup moins vite que les revenus élevés. Ils sont aussi de plus en plus difficiles à obtenir et de plus en plus faciles à perdre. Il faut déjà disposer d’un smartphone et d’une connexion internet (une dépense contrainte donc). Il faut ensuite s’y retrouver dans les arcanes administratifs. Ça a toujours été le cas, mais là on atteint des sommets. Il n’y a quasiment plus aucun guichet où exposer sa situation ou gueuler. Lorsqu’un droit vous est refusé, on est complètement démuni. Cet arbitraire est une base matérielle de rancœurs et de divisions. Pourquoi mon voisin touche et pas moi ? Même le voisin ne saurait le dire. Et de là à dire pourquoi l’étranger touche et pas moi, il n’y a qu’un tout petit pas, beaucoup plus vite franchi que celui de la revendication de ses droits, d’autant qu’on ne se heurte même plus à un mur qu’on pourrait tenter d’abattre, mais à des cases incompréhensibles, à une technologie qui-ne-se-trompe-jamais.
Et pour ce qui est de se serrer la ceinture, on ne peut plus, puisque plus de la moitié du revenu est déjà dépensée d’avance. Si on veut restreindre ce type de dépenses, la majorité des gens étant mensualisés, ce sera une ristourne en fin d’année. Donc, les « petites gens » se voient revenus aux temps où il faut compter sou à sou pour la nourriture, garder des meubles abîmés ou des appareils qui marchent mal, retarder ou éviter des dépenses de santé, restreindre les cadeaux aux enfants… L’INSEE estimait en 2023 à 9 millions le nombre de personnes en état de privation matérielle (3). Deux privations augmentent fortement début 2023 : ne pas pouvoir, pour des raisons financières, manger de la viande, du poisson ou un équivalent végétarien tous les deux jours, et ne pas pouvoir chauffer suffisamment son logement. 12 % des personnes étaient confrontées à chacune de ces privations en 2023. Sauf qu’entre-temps la société de consommation est passée par là, et continue de s’étaler constamment sous nos yeux dans les pubs, à la télé… On peut imaginer la frustration qu’engendre cette situation. On peut imaginer aussi que cette frustration ne peut que grandir.
D’autant que cette situation se confronte au déni méprisant du pouvoir. D’après les statistiques, les conditions de logement s’améliorent, l’inflation ralentit, etc. En moyenne, la taille des logements et leur confort augmente, oui, mais le nombre de mal logé·es aussi. L’inflation ralentit, oui, mais le reste à vivre une fois payées les dépenses contraintes étant faible, une petite inflation a de grosses répercussions sur la vie quotidienne. D’autant que les deux catégories qui connaissent la plus forte inflation sont l’alimentation, tout particulièrement les produits frais, et l’énergie. Et ça, les ménages modestes le sentent passer tous les jours.
La pression ne peut donc que monter.
Sylvie
Sources : INSEE, Observatoire des Inégalités (dont la source est généralement l’INSEE), Centre d’Observation des Sociétés (dont la source est généralement l’INSEE).
Notes
(1) Attention, ce ne sont que des moyennes. Les moyennes écrasent les différences. Les écarts réels sont donc en fait plus importants. D’autant qu’on connaît très mal les revenus des plus riches.
(2) Le taux de non-recours, c’est le % de personnes qui ne touchent pas une allocation ou une prestation alors qu’il ou elle y a droit.
(3) Personnes ne pouvant pas couvrir les dépenses liées à au moins cinq éléments de la vie courante parmi treize, comme chauffer son logement à la bonne température, s’acheter des vêtements neufs, accéder à Internet depuis son domicile ou se réunir avec des amis autour d’un verre ou d’un repas au moins une fois par mois.
Le niveau de vie
Le niveau de vie est une notion un peu complexe. C’est un équivalent célibataire. Imaginons deux personnes qui gagnent chacune 1500 euros et sont célibataires. Leur niveau de vie est de 1500 euros chacune. Imaginons que ces deux personnes se mettent en couple. Un certain nombre de charges vont baisser : elles vont partager le loyer, n’auront besoin ni de deux frigos, ni de deux cuisinières, etc. Leur niveau de vie va donc augmenter. L’INSEE raisonne donc en unités de consommation pour tenir compte de la taille des ménages. La définition de ces unités est forcément arbitraire, surtout qu’il a fallu l’harmoniser au niveau européen. L’INSEE considère qu’au sein d’un ménage, le deuxième adulte vaut la moitié du premier, de même que les enfants de plus de 14 ans. Les plus jeunes enfants comptent pour 0,3. C’est-à-dire qu’on va considérer chacun des membres de notre nouveau couple comme ayant un niveau de vie de 2000 euros (le cumul de leurs deux revenus divisé par 1,5). S’ils ont un enfant, à revenu égal, leur niveau de vie passera à 1667 euros chacun.