dimanche 4 avril 2010, par
S’il est encourageant de voir se mettre en place des initiatives comme celle de l’Observatorío Crítico, la Cátedra Haydée Santamaria, il faut aussi être attentif à ce qui se passe aujourd’hui à Cuba. Petit point rapide.
Le 23 février dernier, après 85 jours de grève de la faim, est mort Orlando Zapata Tamayo en prison. Agé de 42 ans, maçon de profession, prisonnier depuis sept ans, il s’est engagé dans cette grève de la fin pour protester contre les conditions de détention et pour être reconnu comme prisonnier politique.
Cette mort a eu un impact assez considérable et a sans aucun doute réveillé les diverses dissidences, dans Cuba, mais aussi à l’extérieur.
Pour empêcher que les funérailles d’Orlando Zapata Tamayo (OZT) dans sa ville de Banes ne se transforment en manifestation, la police a encerclé la ville et procédé à une centaine d’arrestations de dissidents connus. Parmi eux, le journaliste Guillermo "Coco" Farinas, 48 ans, psychologue de profession et ancien combattant dans des régiments d’élite du contingent cubain en Angola (très prestigieux à Cuba, car c’est l’armée cubaine qui a vaincu militairement l’armée sud-africaine)
Il décide alors de commencer une grève de la faim, le lendemain de la mort d’OZT (et de son interpellation), pour exiger la libération de 26 prisonniers politiques souffrants de maladies.
D’abord organisée depuis sa maison de Santa Clara, Guillermo Farinas poursuit sa grève de la faim depuis une salle de soins intensifs de l’hôpital provincial où il a été placé de force au bout de 15 jours et alimenté par intraveineuse.
Le gouvernement espagnol s’est montré assez actif en demandant à de multiples reprises à Farinas qu’il cesse sa grève de la faim et lui proposant un transfert en Espagne. Jusque là, Farinas a refusé.
Depuis, deux nouveaux grévistes de la faim l’ont rejoint, le prisonnier politique Darsi Ferrer, 40 ans, dans la prison de Valle Grande de La Havane depuis le 20 mars, y le militant dissident Franklin Pelegrino del Torro, 38 ans, dans la localité de Cacocún, province orientale de Holguín depuis le 28 février. Il a été placé sous perfusion à l’hôpital. Un dissident “historique”, Felix Bonne, a prévenu qu’il prendrait la “relève” si Farinas mourrait.
Le fer de lance de l’opposition est venu des « Dames en blancs », association regroupant une quarantaine d’épouses de prisonniers politiques. Tolérées car tenues à distance dans le quartier excentré et résidentiel de Miramar, elles ont décidé de manifester dans le centre de La Havane pour célébrer le 7ème anniversaire des arrestations et condamnations des opposants du groupe des 75 (parmi lesquels 53 restent en prison) en mars 2003. Pendant une semaine, du 15 au 21 mars, elles ont manifesté dans les rues de divers quartiers de La Havane, sous les yeux éberlués des passants ordinaires.
Les partisans du régime ont très vite organisé plusieurs contre-manifestations dont une a été filmée par la télévision cubaine. Du coup, tout le pays a été informé de l’existence de ces « Dames en blanc ». La police les a fait monter manu militari dans des bus pour les éloigner du centre de la ville.
Cette situation nouvelle a bien entendu mobilisé l’opposition cubaine, en particulier à Miami, qui est bruyamment descendue dans les rues à l’appel des organisations traditionnelles et des figures “people” habituelles (Andy García, Gloria Estefan…).
Des voix commencent à s’élever dans le propre camp du régime. Les cantautores très connus Pablo Milanés et Silvio Rodríguez ont fait quelques déclarations demandant des “changements”, et affirmant ne pas être d’accord avec la façon dont le régime traite ses opposants. Si Silvio Rodríguez affirme avoir encore confiance dans le pouvoir politique cubain, il a tout de même suggéré qu’il fallait « dépasser le “R” de Révolution » laissant entendre que le pays demande une « évolution », qu’il fallait « repenser beaucoup de choses, beaucoup de concepts et même les institutions ». Pablo Milanés est, lui, allé plus loin. A la question : « Qu’est-ce que les révolutionnaires ont fait de la Révolution ? », il a répondu : « Ils sont restés dans leur époque. Et l’histoire doit aller de l’avant avec des idées et des hommes nouveaux. Ils sont devenus les réactionnaires de leurs propres idées. C’est pourquoi j’ai dit qu’il faut une autre révolution, parce que nous avons des petites taches de saleté. L’énorme soleil qui s’est levé en 59 s’est salis à mesure qu’il est devenu vieux »
Evidemment, ces prises de positions n’ont pas été reprises par les médias du régime, mais ont été médiatisées à l’extérieur, dans l’univers hispanophone surtout. Une pétition lancée par l’opposition (“OZT - Yo acuso al gobierno cubano”) et fortement appuyée, entre autre, par la « gauche caviar » espagnole (le monde du showbiz, Almodóvar, Ana Belén, Victor Manuel, …) pour la libération des prisonniers politiques a déjà recueilli à ce jour plus de 43 000 signatures, dont environ 550 proviennent de l’intérieur de Cuba.
Ces récents évènements dans l’île témoignent que cela bouge un peu à Cuba, qu’il y a un malaise qui cherche à s’exprimer, y compris dans des sphères politiques, universitaires, culturelles, non liées à l’exil et à l’anticastrisme traditionnel, de droite, libéral, pro-capitaliste, etc. où l’on discute de « réinventer » la révolution vers un « nouveau socialisme », non bureaucratique, plus démocratique, plus autogestionnaire, ou même libertaire pour certains.
Tandis que d’autres secteurs du régime, ayant déjà acquis un poids économique considérable au cours des 15 dernières années comme l’armée, aspirent à une plus grande ouverture sur le capitalisme international, selon des modèles, sinon “chinois”, du moins “vietnamiens”… Mais à Cuba, la vie politique est suspendue à des considérations non proprement politiques : le temps et la biologie ; le poids extraordinaire, réel et symbolique, de la vie des frères Castro, ensemble et séparément.
Le régime est actuellement fragilisé par la mort d’OZT, notamment au plan international. Raúl Castro a été obligé de présenter des regrets. Mais aussi à l’intérieur du pays, où l’impact émotionnel de cette mort ne peut être mesuré, mais qui met à mal la thèse du régime disant qu’OZT était un délinquant commun (parrainé par Amnesty International), et jette une lumière sur ces « Dames en blanc » jusque là invisibles, mouvement non politique de familles de prisonniers politiques, dont le nombre total est évalué à 200 par la Commission des droits de l’homme cubaine (illégale mais tolérée). Car dans la rhétorique du régime, ces dissidents sont des agents de Washington, des mercenaires de l’impérialisme yanki, le gouvernement ne reconnaissant aucun prisonnier politique, car dans un tel régime de parti unique, qui est le parti de la patrie et de la nation, tout opposant ne peut qu’être un traître à la patrie, un agent de l’étranger, un gusano (littéralement “ver de terre”).
Sauf que là, il ne s’agit pas d’actions armées, de sabotages, de bombes dans les hôtels, comme Cuba en a effectivement connu beaucoup depuis 1959 de la part de l’exil cubain et de la CIA. Il s’agit d’actions non-violentes, ou du moins où la violence est retournée contre celui qui décide de ne plus s’alimenter. Il s’agit d’une campagne politique concernant les prisonniers et la liberté d’expression.
Cette fragilisation intervient dans un moment critique pour Cuba du à une grave crise économique, notamment la perte de moyens financiers (baisse des recettes du tourisme et du nickel, cyclones de l’automne 2008, impossibilités d’emprunter sur les marchés financiers pour investir…), et à des “réformes structurelles” annoncées par Raúl Castro en 2008 mais qui ne viennent pas et qui, dans tous les cas, supposent le maintien d’un pouvoir politique centralisé.
Le 3 avril 2010
Correspondant