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Lettre de Russie : les activistes en danger

mercredi 26 février 2014

Lettre d’Alexei Gusev à Richard Greeman, du 25 février 2014 (*)

(…)
La situation en Russie, dans le contexte des événements d’Ukraine, devient véritablement dangereuse. La victoire de la révolution ukrainienne inquiète fortement le régime et il se prépare à lancer une nouvelle vague de répression contre les dissidents. Aujourd’hui, sept inculpés dans le procès de la place Bolotnaya (participants à la manifestation de masse pour la démocratie le 6 mai 2012 à Moscou) ont été condamnés à des peines de prison allant de deux et demi à quatre ans.
Les commentateurs à la solde du régime estiment qu’après les événements d’Ukraine, la police anti-émeute est pleinement justifiée à non seulement battre les protestataires mais à leur tirer dessus. Nous avons échappé de justesse à l’arrestation lorsque ces policiers lourdement armés ont brutalement dispersé les quelque mille manifestants qui manifestaient devant le tribunal contre la « justice » inique de Poutine. Quelque 500 personnes ont été arrêtées vendredi et de nouveau aujourd’hui pour avoir simplement stationné devant le tribunal.

L’aile démocratique de gauche du syndicat universitaire Solidarité a publié une déclaration de solidarité avec les Ukrainiens et Ukrainiennes universitaires, étudiants, membres des syndicats libres et de la société civile. Le jour même, ce document a reçu la signature de 35 professeurs de huit villes de Russie et des contacts plus larges ont été établis. Ce message figure sur le site de la principale université de la capitale ukrainienne. Simultanément, des propagandistes du régime parmi les plus notoires, tels que le fondamentaliste orthodoxe Milonov, membre du parti poutinien et du Conseil municipal de Pétersbourg et la vedette de la télévision Soloviev, ont lancé une chasse aux sorcières appelant à « démasquer » une « organisation clandestine anti-patriotique » composée de supporters de la révolution ukrainienne parmi les professeurs d’université et les étudiants.

Une hystérie anti-révolutionnaire et anti-occidentale se déchaîne quotidiennement sur nos écrans de télé, visant à préparer la population à un durcissement des mesures répressives à l’encontre d’une opposition associée désormais aux « traîtres à la patrie ». Dans le film de propagande patronné par l’État et diffusé en prime time sur la principale chaîne fédérale, « Biochimie de la trahison », les opposants actuels qui « trahissent » le régime poutiniste sont présentés comme un chaînon dans une chaîne de la trahison, qui va des révolutionnaires de 1917 - traîtres au tsar Nicolas - jusqu’à Vlassov et à son armée (qui trahirent Staline) et aux dissidents anti-Brejnev. Le prochain épisode annoncé traitera notamment des activités traîtresses de Bronstein-Trotsky, ennemi du peuple et espion, qui trahit la Russie au profit de l’Allemagne nazie.

Quand nous nous sommes rencontrés à Moscou au début des années 1990, qui aurait pu imaginer que les choses tourneraient ainsi en 2014 ? Nous nous attendons dans un avenir proche à une possible épuration dans l’Université et à d’autres mesures visant à briser toute opposition.
La situation se trouve compliquée par le fait que la massive propagande médiatique contre la révolution ukrainienne rencontre dans la conscience populaire des aspirations impérialistes de grande puissance et des vestiges staliniens qui sèment la confusion jusque chez des membres de syndicats indépendants. La question ukrainienne y est débattue âprement, certains prenant une position contre-révolutionnaire. Même la très faible gauche russe et ukrainienne (je ne parle évidemment pas des diverses sectes staliniennes) est divisée sur la question. Certains ne veulent voir à l’œuvre dans cette révolution que des forces de droite et vont jusqu’à parler de « coup d’État nazi et occidental », rejoignant ainsi la rhétorique du Kremlin. D’autres ne s’intéressent qu’aux « slogans sociaux et économiques », mais réclamer une « baisse des tarifs de transports publics » quand des gens se battent et meurent dans la rue n’est pas très pertinent… Je fais ici allusion principalement aux anarchistes, qui, à leur habitude, ne veulent pas voir l’importance de la question nationale, de la politique et du pouvoir d’État. Et seule une petite partie de la gauche, y compris parmi les tenants des divers courants libertaires, démocratiques et socialistes, s’est ralliée explicitement au mouvement de la place Maïdan et aux structures d’auto organisation et d’autogestion qu’il a créées. Certains ont participé à l’action et quelques-uns ont été tués par les RIP à la solde de Ianoukovitch. Les syndicats libres d’Ukraine, qui lors de notre conférence de novembre avaient affirmé leur orientation démocratique de gauche, ont évidemment participé activement à Maidan depuis le début.

Je constate la même confusion au sein de la gauche occidentale. Je ne parle pas ici de gens comme Stephen Cohen, dont les positions pro-Poutine sont évidentes depuis longtemps et qui ne fait que les confirmer maintenant dans ses écrits contre-révolutionnaires. D’autres aussi se sont détournés du mouvement Maïdan à cause du rôle qu’y ont joué des nationalistes ukrainiens d’extrême droite. Mais, d’une part, ils surestiment largement le rôle de la droite - et on peut voir là l’influence de Russia Today, etc. Voir à ce propos l’article du spécialiste reconnu de l’extrême-droite ukrainienne [ http://anton-shekhovtsov.blogspot.r... ]

D’autre part, cette tendance de la gauche semble oublier ou refuser de voir le fait que tout au long de l’histoire les nationalistes ont toujours été impliqués dans les révolutions survenues à la périphérie de l’empire. Et pourtant, la gauche socialiste n’a jamais refusé de soutenir sans réserve le soulèvement polonais de 1863 ou l’insurrection hongroise de 1956, auxquels des nationalistes participèrent aux côtés d’autres forces politiques, etc. On ne peut contrer leur influence qu’en participant au mouvement populaire de masse.

Merci encore de nous aider à expliquer à l’opinion occidentale la position sur l’Ukraine qui est la nôtre et celle des syndicats ukrainiens libres.

PS le 25 février :

1/ En Ukraine : des syndicats libres ont commencé à former des milices ouvrières qui patrouillent dans les rues de Kiev, de Kirovograd et d’autres villes, aux côtés de membres de l’Auto-Défense Maïdan (MSD) et on assiste à des tentatives d’instaurer un pouvoir ouvrier. Des militants syndicalistes soutenus par le MSD ont pris le contrôle de la ferme et du zoo privé de l’ex-palais de Ianoukovitch.

2/ En Russie : le nombre des militants arrêtés en deux jours à Moscou pour avoir protesté contre le procès intenté aux manifestants anti-Poutine de la place Bolotnaya atteint maintenant le millier. La dernière blague populaire : le seul record olympique de Poutine…

Alexei Gusev


(*) Alexei Gusev est président du Centre Centre de Recherche et d’Éducation Praxis (www.praxiscenter.ru) et professeur d’histoire à l’Université de Moscou, spécialiste des oppositions marxistes anti-staliniennes dans les années trente, en Russie.

Richard Greeman. Ancien professeur de l’université de Columbia, participant depuis un demi-siècle aux mouvements des droits de la personne aux États-Unis et ailleurs, Richard est secrétaire de la Fondation Victor Serge (Montpellier, France) et co-fondateur du Centre Praxis (Moscou, Russie) consacré à l’étude et la diffusion du socialisme antitotalitaire.

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