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Qu’est-ce que la dette ?

Une approche anthropologique et historique

dimanche 2 décembre 2012, par WXYZ

David Graeber, est un anthropologue états-unien. Il a participé au mouvement altermondialiste et se définit comme anarchiste. En 2011, il a publié une vaste étude sur la dette intitulée Debt : the First Five Thousand Years (‟Dette : les 5000 premières années”) dans laquelle il contredit l’un des fondements des théories économiques en soutenant, entre autres choses, la thèse selon laquelle le système du troc n’a jamais été utilisé comme moyen d’échange principal au cours de ces cinq derniers millénaires. Par contre, selon lui, le système du crédit et de la dette est très probablement antérieur à l’invention même de la monnaie et ce système suppose, fonde et instaure une relation de pouvoir, de domination, de culpabilité et d’asservissement et que c’est là qu’il faut situer son origine. Au passage, David Graeber déconstruit le discours des économistes qui, dit-il, « ignorent les relations humaines qui ne sont pas appréhendées par l’économie formelle », notamment les relations de nature politique et celles dictées par la morale.
L’interview qui suit présente les grandes lignes de son travail.


La plupart des économistes affirment que la monnaie a été inventée pour remplacer le système du troc. Mais vous avez trouvé quelque chose d’assez différent.
Oui, il y a une histoire standard que nous apprenons tous, un « il était une fois » qui est un véritable conte de fées. Selon cette théorie, toutes les transactions étaient d’abord réalisées par le troc : « Vous savez quoi, je vais vous donner vingt poulets pour cette vache ! » Comme cela pouvait conduire à des problèmes si votre voisin n’avait pas besoin de poulets, il a fallu inventer la monnaie. Puis, après un moment, quand vous devenez capable de transactions plus sophistiquées, vous inventez le crédit. L’histoire remonte au moins à Adam Smith, et c’est à sa manière le mythe fondateur de l’approche économique.
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De mon côté, je suis un anthropologue, et nous, les anthropologues, nous savons depuis longtemps que cette histoire est un mythe, tout simplement parce que s’il y avait des endroits où les transactions quotidiennes avaient pris la forme de « Je vais vous donner vingt poulets pour cette vache », nous aurions dû en trouver un ou deux. Mais ce n’est pas le cas ! Après tout, les gens ont cherché depuis 1776, date de la première publication de La Richesse des nations. Mais si vous réfléchissez à ça, ne serait-ce qu’une seconde, il n’est guère surprenant que nous n’ayons rien trouvé.
En fait, au moment où le rideau se lève sur les archives historiques de l’ancienne Mésopotamie, vers 3200 avant Jésus-Christ, il existe un système élaboré de monnaie de compte et des systèmes de crédit complexes. La monnaie comme moyen d’échange ou comme unités standardisées d’or, d’argent, de bronze ou autre ne vient que bien plus tard. Plutôt que l’histoire standard – d’abord il y a le troc, puis la monnaie, puis finalement le crédit –, cela s’est produit historiquement dans le sens inverse. Crédit et dette viennent en premier, puis la monnaie émerge des milliers d’années plus tard. Et quand vous trouvez des systèmes de troc du type « Je vais vous donner vingt poulets pour cette vache », c’est généralement qu’il y avait des échanges monétaires mais que pour certaines raisons – comme en Russie, par exemple, en 1998 – la monnaie s’est effondrée ou a disparu.

Vous dites que, dans la Mésopotamie de 3200 avant J.-C., une architecture financière complexe est déjà en place. Dans le même temps, est-ce que la société est divisée en classes de débiteurs et de créanciers ?
Historiquement, il semble y avoir eu deux possibilités. L’une, que vous trouvez en Égypte, est un État fort et une administration centralisée qui font payer des impôts à tout le monde. Pendant presque toute leur histoire, les Égyptiens n’ont pas développé l’habitude de prêter de l’argent à intérêt. Vraisemblablement, ils n’en avaient pas besoin.
L’autre, en Mésopotamie, était différente parce que l’État y a émergé de manière inégale et incomplète. Au début, il y avait des temples bureaucratiques gigantesques et aussi des complexes palatiaux, mais ils ne jouaient pas exactement le rôle de gouvernements et ils n’ont pas prélevé d’impôts directs – qu’on ne jugeait justifiés qu’aux dépens des populations conquises. C’étaient plutôt d’énormes complexes productifs, avec leurs propres terres, leurs troupeaux et leurs fabriques. C’est là que la monnaie est apparue comme une unité de compte, afin de pouvoir allouer les ressources au sein de ces institutions.
Les emprunts portant intérêts sont probablement nés des tractations entre les administrateurs des palais et les commerçants qui prenaient par exemple les lainages produits dans les temples (dont une partie des activités consistait à l’origine en des actions de bienfaisance, servant de foyers pour les orphelins, les réfugiés ou les personnes handicapées) pour les échanger dans des contrées lointaines contre du métal, du bois ou des lapis-lazulis. Les premiers marchés se sont formés aux abords de ces palais et semblent avoir fonctionné largement sur le crédit en utilisant l’unité de compte du temple.
Les marchands, les administrateurs du temple et d’autres nantis ont ainsi pu développer les prêts à la consommation aux agriculteurs qui, en cas de mauvaises récoltes, tombaient dans le piège de la dette. Ce fut le grand mal social de l’Antiquité – les familles commençaient avec la mise en gage de leurs troupeaux, de leurs champs et, avant longtemps, leurs épouses et leurs enfants seraient enlevés pour devenir des « serfs pour dette ». Souvent, les gens abandonnaient totalement les villes pour rejoindre des bandes semi-nomades, menaçant de revenir en force et de renverser l’ordre social existant.
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Les gouvernants concluaient alors systématiquement que la seule façon d’éviter la rupture sociale complète était de déclarer un « lavage des tablettes », celles sur lesquelles les dettes des consommateurs étaient inscrites, annulant celles-ci pour repartir de zéro. En fait, le premier mot que nous ayons pour « liberté » dans n’importe quelle langue humaine est l’amargi sumérien, qui signifie libéré de la dette et, par extension, la liberté en général, le sens littéral étant « retour à la mère » dans la mesure où, une fois les dettes annulées, tous les esclaves de la dette pouvaient rentrer chez eux.

Vous indiquez dans votre livre que la dette fut un concept moral bien avant de devenir un concept économique. Vous remarquez également que c’est un concept moral très ambivalent dans la mesure où il peut être à la fois positif et négatif. Pouvez-vous en dire un peu plus ? Quel aspect est le plus prononcé ?
Ils ont tendance à alterner. On pourrait raconter l’histoire comme ceci : finalement, les approches égyptienne (les taxes) et mésopotamienne (l’usure) fusionnent, les gens empruntant pour payer leurs impôts. La dette s’institutionnalise. Les impôts vont également jouer un rôle essentiel dans la création des premiers marchés qui fonctionnent avec de la monnaie, puisque celle-ci semble être inventée ou tout au moins largement popularisée par le biais de l’utilisation des impôts pour payer les soldats – à peu près simultanément en Chine, en Inde et en Méditerranée où le meilleur moyen de payer les troupes s’avère de leur donner des morceaux standardisés d’or ou d’argent, puis de demander à tout le monde dans le royaume de les accepter et de rendre ces pièces pour payer les impôts.
Le langage de la dette et le langage de la morale commencent alors à fusionner. En sanskrit, en hébreu, en araméen, « dette », « culpabilité » et « péché » sont en réalité le même mot. Une grande partie du vocabulaire des grands mouvements religieux – jugement dernier, rédemption, comptabilité karmique et autres – est tirée de la langue de la finance ancienne. Mais cette langue, jugée insuffisante, est toujours retravaillée pour évoluer vers des sens différents. C’est comme si les grands prophètes et les enseignants religieux n’avaient pas eu d’autre choix que de commencer par ce genre de mots puisque c’était le langage qui existait à l’époque, mais ils ne l’ont adopté que pour le transformer en son contraire : pour dire que ce ne sont pas les dettes qui sont sacrées, mais que ce qui est véritablement sacré, c’est la clémence [ou pardon] en matière de dette, la capacité à effacer la dette, et la prise de conscience que les dettes n’ont pas de réalité.
Comment cela est-il arrivé ? Comme je l’ai dit précédemment, la grande question à propos de l’origine de la monnaie est : comment se transforme le sens de l’obligation, le « Je vous dois un », en quelque chose qui peut être quantifié avec précision ? La réponse semble être : quand il y a une possibilité que la situation devienne violente. Si vous donnez à quelqu’un un cochon et qu’il vous donne en échange quelques poulets, vous pouvez peut-être penser que c’est un radin et vous moquer de lui, mais il est peu probable que vous trouviez une formule mathématique qui vous dise exactement de combien ils sont au-dessous du prix. Si quelqu’un t’arrache un œil dans un combat, ou tue ton frère, alors tu commences à dire : « La compensation traditionnelle est exactement de vingt-sept génisses de la meilleure qualité et si elle ne sont pas de la meilleure qualité, c’est la guerre. »
La monnaie, dans le sens d’un équivalent exact, semble émerger de ce type de situation, mais aussi de la guerre et du pillage, du contrôle des butins, de l’esclavage. Dans l’Irlande médiévale, les filles esclaves étaient la devise de la plus haute qualité. Et il était possible de spécifier la valeur exacte de tout ce qu’il y avait dans une maison, même si très peu de ces articles se retrouvaient à la vente quelque part parce que ces équivalences étaient utilisées pour payer des amendes et des dédommagements si quelqu’un les brisait.
Une fois que l’on comprend que les impôts et la monnaie ont commencé avec la guerre, il est plus facile de comprendre ce qui s’est passé. N’importe quel mafioso comprend cela : si vous voulez imposer une relation violente d’extorsion, de pur pouvoir, et la transformer en quelque chose de moral, et en plus, si vous voulez faire croire que les victimes sont les coupables, il faut la convertir en une relation de dette. « Tu me dois quelque chose, mais pour l’instant je te fais grâce. » Il est probable que tout au long de l’histoire la plupart des humains se sont entendu dire ça de leurs débiteurs. Mais le point crucial est que la seule réponse possible est celle-ci : « Dis donc ! qui doit quoi à qui ? » Et, bien sûr, cela a été dit par les victimes pendant des milliers d’années, mais dans le même temps, tu utilises le langage du pouvoir, tu admets que la dette et la morale sont une seule et même chose.
Telle est la situation dans laquelle les penseurs religieux ont été piégés quand ils ont commencé à utiliser le langage de la dette, alors ils ont essayé de le transformer en quelque chose d’autre.
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On pourrait penser que tout cela est très nietzschéen. Dans sa Généalogie de la morale, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche a fait valoir que toute morale était fondée sur l’extorsion de la dette sous la menace de la violence. Le sens du devoir inculqué chez le débiteur était, pour Nietzsche, l’origine de la civilisation elle-même. Vous avez étudié la façon dont la moralité et la dette s’imbriquent dans les moindres détails. Comment la théorie de Nietzsche s’en sort-elle après plus de cent ans ? Et quel élément vous paraît premier : la morale ou la dette ?
Eh bien, pour être honnête, je n’ai jamais été sûr que Nietzsche était vraiment sérieux dans ce passage ou bien si toute cette argumentation n’était qu’un moyen d’agacer son auditoire bourgeois, une manière de souligner que si vous démarrez votre raisonnement avec les hypothèses bourgeoises existantes sur la nature humaine vous aboutissez logiquement à la conclusion la plus inconfortable pour cet auditoire.
En fait, Nietzsche commence son argumentation exactement comme Adam Smith : les êtres humains sont rationnels. Mais rationnel signifie ici calcul, échanges et par conséquent, troc ; acheter et vendre serait alors la première expression de la pensée humaine, antérieure à toute forme de relation sociale.
Mais ensuite il révèle exactement pourquoi Adam Smith a dû prétendre que les villageois néolithiques faisaient des transactions au comptant. Parce que si nous n’avons pas de relations morales antérieures les uns avec les autres, et que la morale émerge simplement de l’échange, alors la poursuite des relations sociales entre deux personnes ne peut exister que si l’échange est incomplet – si quelqu’un n’a pas payé.
Mais dans ce cas, l’une des parties est un criminel, un mauvais payeur et le premier acte de la justice consisterait dans la vengeance punitive exercée sur ce mauvais payeur. Ainsi, dit-il tous ces codes législatifs où il est dit « vingt génisses pour un œil crevé » – en fait, à l’origine, c’était l’inverse. Si vous devez à quelqu’un vingt génisses et ne payez pas, on vous crève l’œil. La morale commence avec la livre de la chair de Shylock [1].
Inutile de dire qu’il n’y a nulle preuve de tout cela – Nietzsche l’a juste complètement inventé. La question est de savoir si même lui y croyait. Peut-être que je suis un optimiste, mais je préfère penser que non.
Quoi qu’il en soit, cela n’a de sens que si vous prenez comme prémisses que toute interaction humaine est un échange, et par conséquent, que toute relation qui se poursuit est une dette. Cela va à l’encontre de tout ce que nous savons réellement ou expérimentons de la vie humaine. Mais si vous partez de l’idée que le marché est le modèle de tous les comportements humains, c’est à cela que vous aboutissez.
Si toutefois vous laissez tomber tout le mythe du troc, et posez au départ une communauté où les gens ont d’abord des relations sur le mode éthique, pour vous demander ensuite comment ces relations morales en sont venues à être conçues comme des « dettes » – c’est à dire comme quelque chose de quantifié précisément, impersonnel et, par conséquent, transférable – eh bien, c’est une toute autre question. Dans ce cas, oui, se pose d’emblée le rôle de la violence.

Intéressant. Peut-être que c’est le bon moment pour vous demander comment vous concevez votre travail sur la dette par rapport au classique essai sur le don du grand anthropologue français Marcel Mauss.
Oui, à ma façon, je pense que je travaille tout à fait dans la tradition maussienne. Mauss a été l’un des premiers anthropologues à poser la question : bien, parfait, et si ce n’est pas le troc, alors quoi ? Que font réellement les gens qui n’utilisent pas de l’argent quand les choses changent de mains ? Les anthropologues ont attesté l’existence d’une variété infinie de ces systèmes économiques, mais ils n’en n’ont pas vraiment déduit de principes communs. Ce que Mauss a remarqué, c’est que, dans presque tous les cas, les gens faisaient comme s’ils se donnaient des cadeaux les uns aux autres en niant attendre quoi que ce soit en retour. Mais, en réalité, tout le monde comprenait qu’il y avait des règles implicites et que les bénéficiaires se sentaient obligés de rendre la pareille d’une façon ou d’une autre.
Ce qui fascinait Mauss, c’est que cela semblait être universellement vrai, même aujourd’hui. Si j’invite un économiste partisan du libre marché à dîner, il pensera qu’il doit me rendre la politesse et m’inviter à son tour. Il peut même penser qu’il est un crétin s’il ne le fait pas et ce, même si sa théorie lui dit qu’il vient de recevoir quelque chose pour rien et devrait en être heureux. Pourquoi ? Quelle est cette force qui me pousse à vouloir retourner un cadeau ?
C’est un argument important, et cela montre qu’il y a toujours une certaine morale qui sous-tend ce que nous appelons la vie économique. Mais il me semble que si vous vous concentrez trop sur ce seul aspect de l’argumentation de Mauss vous vous retrouvez de nouveau à tout réduire en termes d’échange, à cette réserve près que certains feignent de ne pas le faire.
Mauss n’a pas vraiment tout pensé en termes d’échange, cela devient évident si vous lisez ses écrits autres que son Essai sur le don. Mauss a insisté sur le fait qu’il y avait beaucoup de principes différents en jeu en plus de la réciprocité, dans quelque société que ce soit, y compris la nôtre.
Par exemple, prenez la hiérarchie. Les cadeaux offerts à des inférieurs ou à des supérieurs n’ont pas à être rendus du tout. Si un professeur invite notre économiste à dîner, bien sûr, il va sentir qu’il devrait rendre l’invitation, mais si c’est un étudiant, il va probablement penser que simplement accepter l’invitation est déjà une faveur suffisante et si George Soros lui paie à dîner, tant mieux, il aura enfin obtenu quelque chose pour rien. Dans les relations explicitement inégales, si vous donnez quelque chose à quelqu’un, loin de vous rendre cette faveur, il est plus probable qu’il s’attende à ce que vous la rééditiez.
Ou prenez les relations communistes – et je les définis, à la suite de Mauss en fait, comme toutes celles où les gens interagissent sur la base « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Dans ces relations, les gens ne comptent pas sur la réciprocité, par exemple, lorsque vous essayez de résoudre un problème, même à l’intérieur d’une entreprise capitaliste. (Comme je dis toujours, si quelqu’un qui travaille pour Exxon demande « donne-moi le tournevis », l’autre gars ne dit pas « oui, et qu’est-ce tu me donnes pour ça ? ») Dans une certaine mesure, le communisme est à la base de toutes les relations sociales – dans le sens où si le besoin est suffisamment important (je me noie) ou le coût suffisamment petit (puis-je avoir du feu ?) – on s’attend à ce que tout le monde agisse de cette façon.
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Quoi qu’il en soit, c’est une chose que j’ai prise à Mauss. Il y aura toujours beaucoup de différentes sortes de principes en jeu simultanément dans tout système social ou économique ; c’est pourquoi nous ne pouvons jamais vraiment ramener tous ces faits à une science. Les sciences économiques essaient, mais en mettant tout de côté, sauf l’échange.

Passons à la théorie économique donc. L’économie a des théories très précises sur ce qu’est l’argent. Il y a l’approche dominante que nous avons abordée brièvement ci-dessus ; c’est la théorie de l’argent-marchandise dans laquelle des marchandises spécifique servent de moyen d’échange pour remplacer l’économie brute du troc. Mais il y a aussi d’autres théories qui ont de plus en plus cours en ce moment. L’une est la théorie circuitiste de la monnaie dans laquelle tout l’argent est considéré comme une dette contractée par un agent économique. L’autre – qui intègre effectivement l’approche circuitiste – est la théorie chartaliste dans laquelle tout l’argent est perçu comme un moyen d’échange émis par le souverain et gagé sur le recouvrement des créances fiscales. Peut-être que vous pourriez dire quelque chose à propos de ces théories ?
Une de mes sources d’inspiration pour Debt : the First Five Thousand Years [‟Dette : les cinq mille premières années”] a été l’essai de Keith Hart Two Sides of the Coin [2]. Dans cet essai, Hart souligne que non seulement ces différentes écoles ont des théories différentes sur la nature de la monnaie, mais qu’il y a aussi des raisons sérieuses de croire que les deux ont raison. La monnaie a été, la plupart du temps dans son histoire, une étrange entité hybride qui intègre à la fois les deux aspects, la marchandise (objet) et le crédit (rapport social). Ce que, à mon avis, j’ai réussi à ajouter à cela est la constatation que dans l’histoire, si la monnaie a toujours présenté ces deux aspects à la fois, elle oscille de l’un à l’autre ; il y a des périodes où le crédit prime, et tout le monde adopte plus ou moins les théories chartalistes, et d’autres périodes où le paiement comptant tend à prédominer et alors les théories de la monnaie-marchandise reviennent au premier plan. Nous avons tendance à oublier que, disons au Moyen Âge, de la France à la Chine, le chartalisme était simplement du bon sens : la monnaie était juste une convention sociale, dans la pratique, c’était tout ce que le roi voulait recevoir comme impôts.

Vous dites que l’histoire passe de périodes de monnaie-marchandise à des périodes d’argent virtuel. Ne pensez-vous pas que nous avons atteint un point dans l’histoire où, en raison de l’évolution technologique et culturelle, nous avons peut-être vu la fin de la monnaie-marchandise pour toujours ?
Les cycles d’une forme à l’autre sont de plus en courts. Mais je pense que nous allons devoir encore attendre au moins quatre cents ans pour vraiment savoir ! Il est possible que l’époque de la monnaie-marchandise touche à sa fin, mais ce qui me préoccupe surtout à présent c’est la période de transition.
La dernière fois que nous avons assisté sur une grande échelle au passage de la monnaie-marchandise à la monnaie de crédit, ce n’était pas très joli. Pour ne rappeler que quelques épisodes, nous avons eu la chute de l’Empire romain, celle de l’âge de Kali en Inde et la disparition de la dynastie Han en Chine… Des périodes de mort, de catastrophe et de chaos. Le résultat final a été, à bien des égards, profondément libérateur pour la majeure partie de ceux qui les ont vécues – l’esclavage pour dette, par exemple, a été largement éliminé des grandes civilisations. Cela a été un acquis historique remarquable. Le déclin des villes signifiait que la plupart des gens travaillaient beaucoup moins. Mais j’espère que le bouleversement ne sera pas d’une ampleur aussi grandiose cette fois. D’autant plus que les moyens réels de destruction sont bien plus importants aujourd’hui.

À votre avis, lequel des deux a joué le rôle plus important dans l’histoire humaine : la monnaie ou la dette ?
Eh bien, cela dépend de vos définitions. Si vous définissez la monnaie dans le sens le plus large, comme toute unité de compte par laquelle vous pouvez dire que 10 de ceci valent 7 de cela, alors vous ne pouvez pas avoir de la dette sans monnaie. La dette est simplement une promesse qui peut être quantifiée au moyen de la monnaie (et qui donc devient impersonnelle et, par conséquent, transférable). Mais si vous me demandez ce qui a été la forme la plus importante de la monnaie, le crédit ou l’argent, alors probablement je devrais dire le crédit.

Passons aux problèmes du monde actuel. Au cours de ces dernières années, dans de nombreux pays occidentaux, les ménages ont accumulé des dettes énormes, notamment par les prêts immobiliers (ces derniers ayant été la cause de la récente crise financière). Quelques économistes disent que la croissance économique depuis l’ère Clinton était fondée sur une quantité croissante d’endettement familial. Dans une perspective historique, que pensez-vous de ce phénomène ?
D’un point de vue historique, c’est assez alarmant. On peut remonter plus loin que l’ère Clinton, ce que l’on peut faire valoir, c’est le fait que la crise à laquelle nous assistons est la même que celle de années 1970. Simplement, il a été possible de la retarder pendant trente ou trente-cinq ans grâce à tous les dispositifs élaborés de crédit et bien évidemment à la surexploitation du sud de la planète, à travers la crise de la dette du Tiers-Monde.
L’histoire eurasiatique oscille, dans ses grandes lignes, entre des périodes dominées par la monnaie virtuelle de crédit et les périodes dominées par la monnaie matérielle (pièces, lingots d’or…).
Les systèmes de crédit du Proche-Orient antique ont cédé la place aux empires esclavagistes du monde classique en Europe, en Chine et en Inde qui frappaient monnaie pour payer leurs soldats. Au Moyen Âge, les empires disparaissent ainsi que la fabrication de la monnaie – l’or et l’argent sont pour l’essentiel enfermés à double tour dans les temples et les monastères – et le monde retourne au crédit. Après 1492, les empires reviennent et avec eux les devises en or et en argent, et l’esclavage.
Ce qui s’est passé depuis que Nixon a abandonné l’étalon-or en 1971 a simplement été un nouveau tour de roue, même si, bien sûr, il ne se produit jamais deux fois de la même manière. Cependant, en un sens, je pense que nous avons fait les choses à l’envers.
Dans le passé, les périodes dominées par la monnaie de crédit ont également été des périodes accompagnées de protections sociales pour les débiteurs. Une fois que vous reconnaissez que la monnaie n’est qu’un artefact social, un crédit, une reconnaissance de dette, comment empêcher les gens d’en produire indéfiniment ? Comment empêcher les pauvres de tomber dans les pièges de la dette et dans la servitude des riches ? C’est pourquoi vous avez eu l’effacement des tablettes en Mésopotamie, les jubilés bibliques, les lois contre l’usure au Moyen Âge, tant chrétien que musulman, et ainsi de suite.
Depuis l’Antiquité, le pire des scénarios, celui dont chacun sentait qu’il conduirait à la rupture sociale totale, c’est une crise majeure de la dette. Les gens ordinaires se retrouvent si endettés auprès des 1 % ou 2 % de la population les plus riches qu’ils commencent à vendre les membres de leur famille en esclavage, voire éventuellement eux-mêmes.
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Que se passe-t-il à notre époque ? Au lieu de créer des institutions globales pour protéger les débiteurs, on a créé le Fonds monétaire international (FMI) ou Standard & Poor’s pour protéger les créanciers. Ils proclament, au mépris de toute logique économique traditionnelle, qu’un débiteur ne doit jamais être autorisé à faire défaut. Inutile de dire que le résultat est catastrophique. Nous vivons quelque chose qui, pour moi, ressemble exactement à ce dont les anciens avaient le plus peur : une population de débiteurs patinant au bord du désastre.
Je dois ajouter que si Aristote se baladait par ici aujourd’hui, je doute beaucoup qu’il considère comme autre chose qu’une subtilité juridique la distinction entre le fait de te louer ou de louer des membres de ta famille à un employeur et le fait de te vendre ou de vendre des membres de ta famille comme esclaves. Il conclurait très probablement que la majorité des Américains sont à tous points de vue des esclaves.

Vous mentionnez le fait que le FMI et Standard & Poor’s sont des institutions principalement orientées vers le recouvrement des dettes pour les créanciers. Cela semble être devenu aussi le cas dans l’Union monétaire européenne. Que pensez-vous de la situation en Europe en ce moment ?
Je pense que c’est un excellent exemple de la raison pour laquelle les dispositions existantes sont clairement intenables. Évidemment, la « totalité de la dette » ne peut pas être payée. Mais même si certaines banques françaises ont offert des rabais volontaires à la Grèce, les autres ont précisé qu’ils considéreraient cela comme un défaut de paiement de toute façon. Le Royaume-Uni a pris une position encore plus bizarre, disant que cela vaut même pour les dettes de l’État envers les banques qui ont été nationalisées – c’est-à-dire, techniquement, pour les dettes ce qu’elles se doivent à elles-mêmes ! Si cela signifie que les retraités impotents ne peuvent plus utiliser les transports en commun ou que les centres de jeunes doivent être fermés, eh bien c’est tout simplement la « réalité de la situation », comme ils l’ont déclaré.
Ces « réalités » se révèlent de plus en plus comme étant celles du pouvoir. Il est clair que les assertions du type « les marchés s’autorégulent, les dettes doivent toujours être honorées » ont perdu tout sens en 2008. C’est l’une des raisons pour lesquelles, je pense, nous voyons le début d’une réaction très similaire à celle que nous avons connue au plus fort de la « crise de la dette du Tiers-Monde », qui fut appelé alors, plutôt bizarrement « mouvement antimondialisation ». Ce mouvement qui appelait à une véritable démocratie a réellement essayé de pratiquer des formes de démocratie directe et horizontale. En face de cela, on trouve l’alliance insidieuse entre les élites financières et les bureaucraties planétaires (que ce soit le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, aujourd’hui l’UE, ou ce que vous voulez).
Lorsque des milliers de gens commencent à se rassembler sur des places en Grèce ou en Espagne en appelant à la « démocratie réelle », ce qu’ils veulent dire, c’est : « Depuis 2008, vous avez laissé le chat de la crise sortir du sac. Alors, si l’argent n’est vraiment qu’une construction sociale, une promesse, une série de reconnaissances de dettes, et même de milliers de milliards de dettes, on peut les faire disparaître si des acteurs suffisamment puissants le demandent. Si la démocratie signifie quelque chose, tout le monde doit pouvoir peser sur la manière dont ces promesses sont faites et peuvent être renégociées. » Je trouve cela extrêmement encourageant.

D’une manière générale, comment voyez-vous le dénouement de la crise de la dette, ou crise financière actuelle ? Sans vous demander de regarder dans la proverbiale boule de cristal, comment voyez-vous l’avenir se dérouler, autrement dit, comment vous situez-vous en ce moment ?
Pour l’avenir à long terme, je suis assez optimiste. Nous avons peut-être fait les choses à l’envers au cours des quarante dernières années, mais en termes de cycles de cinq cents ans, eh bien, quarante ans ce n’est pas grand-chose ! Finalement, il faudra reconnaître que dans une phase d’argent virtuel, de crédit, des protections doivent être mises en place – et pas seulement celles des créanciers. Combien de catastrophes faudra-t-il pour y arriver ? Je ne puis le dire.
Mais en attendant, il y a une autre question à se poser : une fois que nous aurons fait ces réformes, le résultat sera-t-il quelque chose qui pourrait encore s’appeler « capitalisme » ?

Traduction pour Courant Alternatif par nos soins (Domi, J.F., Daniel)

Notes de la traduction
[1] Shylock : personnage de prêteur sur gage (usurier) dans Le Marchand de Venise de Shakespeare. Le prélèvement sur son corps d’une livre de sa chair est le gage que le marchand Antonio accepte de souscrire en échange du prêt que lui accorde le juif Shylock. Antonio, connaissant un revers de fortune, ne peut rembourser. Shylock, qui veut se venger des humiliations que lui ont fait subir les chrétiens, exige que le contrat soit appliqué à la lettre, sachant qu’il entraîne ainsi la mort d’Antonio.
[2] Keith Hart, Heads or Tails ? Two sides of the coin, 1986. Ouvrage non traduit en français.


Cette interview a été publiée dans le numéro n°224 de Courant Alternatif, novembre 2012.

La version originale a été réalisée par Philip Pilkington, journaliste et écrivain basé à Dublin, Irlande, et publiée originellement sur le site nakedcapitalism.com le 26 août 2011. Une version extrêmement raccourcie a été publiée dans le mensuel Alternatives Economiques Hors-série n° 91 - décembre 2011.

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David Graeber occupe actuellement le poste de maître de conférences en anthropologie sociale à l’Université Goldsmiths de Londres. Avant cela, il a été professeur agrégé d’anthropologie à l’Université de Yale qui l’a remercié pour ses engagements politiques. Il a participé activement au mouvement Occupy Wall Street de New York qui a d’ailleurs lancé récemment un appel à la « grève de la dette », à la formation d’un mouvement des endettés qui refusent de payer leurs dettes.




Un livre de David Graeber a été publié en français sous le titre, Pour une anthropologie anarchiste, 2006, éditions Lux (Canada). Voir ici


Une sélection d’articles sur la dette et la crise publiés dans Courant Alternatif et repris sur le site OCLibertaire :

Agences de notation : AAA AAAA... tchoum !! (janvier 2012)

Une crise de la finance ??? (octobre 2011)

Dette, déficit et domination (décembre 2010)

Nous ne leur devons rien, la bourgeoisie nous doit tout ! (Tract, août 2010)

D’une crise à l’autre (juillet 2010)

Dettes et déficits, un outil de domination (juin 2010)

Dette publique de la Grèce, ou comment encore une fois la crise nourrit la finance (mars 2010)

titre documents joints

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  • Pour prolonger ce « prendre du recul pour viser juste », une éventuelle lecture complémentaire :
    APPRÉHENDER LA DETTE COMME FONDEMENT DU SOCIAL / Pourquoi parler d’économie de la dette plutôt que de finance ? / La fabrication de la dette / La dette porteuse d’un rapport de pouvoir spécifique
    LA GÉNÉALOGIE DE LA DETTE ET DU DÉBITEUR / Dette et subjectivité : l’apport de Nietzsche / Les deux Marx / L’agir et la confiance dans la logique de la dette / Deleuze et Guattari : petite histoire de la dette
    L’EMPRISE DE LA DETTE DANS LE NÉOLIBÉRALISME Foucault et la « naissance » du néolibéralisme / La reconfiguration du pouvoir souverain, disciplinaire et biopolitique par la dette / La gouvernementalité néolibérale à l’épreuve de la dette : hégémonie ou gouvernement ? / La dette et le monde social / Antiproduction et antidémocratie
    La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, de Maurizio Lazzarato

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  • Qu’est-ce que la dette ?

    7 décembre 2012 10:50, par Pavillon Noir

    Merci bien pour cette traduction d’interview.
    Voir une traduction de David Graeber sur le sujet, ici :
    http://fa86.noblogs.org/?page_id=1079

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  • Qu’est-ce que la dette ?

    11 décembre 2012 19:20, par Incognitototo

    Merci, c’est proprement passionnant... Difficile (pour un non-anthropologue) de savoir si vous avez raison sur la séquence de création, dette, monnaie, troc... Cependant, votre point de vue pourrait expliquer que la Bible parle du crédit et de la façon, dont il reste, ou pas, conforme à ce que "Dieu" veut, et pas du tout de la monnaie... De même, ça se corrobore également psychologiquement parlant : l’acquisition du concept de dette arrive très vite dans l’évolution psychique de l’enfant ("je te dois ou on me doit", et pas du tout je vais pouvoir acquérir ou échanger), bien avant qu’il élabore les outils psychiques pour savoir comment se défaire de cette emprise... D’ailleurs, les parents ne se privent pas d’user (et parfois d’abuser) de ce moyen éducatif, et être de bons parents, c’est bien "effacer les tablettes", pour que l’enfant puisse prendre son autonomie, et en finisse avec la culpabilité et le sentiment de devoir payer ce qu’il a reçu.

    Vraiment très intéressant à beaucoup de points de vue, une vraie découverte, pour moi, compte tenu de ce que cela implique et explique.
    Un des nombreux autres aspects, assez stupéfiants, c’est qu’on peut réfléchir pendant des siècles avec des prémices fausses...

    Eh oui, il est temps "d’effacer les tablettes" ; avant même de connaître votre article, je proposais une méthode : Les dettes publiques : dans la série « on ne vous dit pas tout »… et c’est quoi la pensée virtuelle ?

    Merci encore, bien cordialement.

    Voir en ligne : Les dettes publiques : dans la série « on ne vous dit pas tout »… et c’est quoi la pensée virtuelle ?

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  • Le livre de David Graeber sur la dette vient d’être publié en français par les éditions Les Liens qui Libérent
    http://www.editionslesliensquiliber...

    Pour information, une des interviews que cette sortie a provoqué (L’Humanité, 4 octobre 2013).


    David Graeber « Il faut enlever les chaînes de l’imagination, sinon ce sera pire »

    Anthropologue et économiste, il est l’un des initiateurs d’Occupy Wall Street en 2011. À l’occasion de la sortie en France de son essai Dette, 5 000 ans d’histoire, ce chercheur américain décrypte le fonctionnement de la dette et montre comment, au fil des siècles, elle s’est imposée comme un instrument de la domination des peuples.

    En remontant 5 000 ans d’histoire de la dette, vous avez repéré des cycles. Quels sont-ils ?

    David Graeber. Avant de répondre à votre question, je veux expliquer ce qui m’a conduit à réaliser ce travail. Dans la théorie économique, tout commence par le troc. C’est ensuite que viennent la monnaie, et enfin le crédit. Dans cette progression logique, les CDS, Swaps et tous ces véhicules financés que nous connaissons aujourd’hui seraient quelque chose de nouveau. Or, il n’en est rien. Et le récit conté par les économistes va à l’envers de l’histoire. Bien avant le troc, bien avant la monnaie, les hommes échangeaient entre voisins des biens et des services en se reconnaissant des créances réciproques. Nul besoin d’éponger la dette : l’assurance que l’échange perdurerait suffisait. C’est en découvrant cela que je me suis rendu compte qu’il y avait une série de cycles. En 700 à 600 avant l’ère chrétienne, la frappe de la monnaie est inventée à peu près en même temps en Inde, en Chine et en Grèce, afin de lever des armées professionnelles et de former de grands empires. L’argent physique naît. Les armées sont payées en numéraire. Pour cela, on prend des esclaves que l’on envoie dans des mines pour y extraire de l’argent et de l’or. Des mouvements anti-guerre naissent et avec eux les grandes religions et les grandes philosophies. Et une nouvelle phase de crédit réapparaît. Avec le capitalisme, au moment de la découverte des Amériques, le retour à la monnaie physique correspond à un nouvel impérialisme. L’esclavage qui avait été anéanti durant le Moyen Âge fait sa réapparition.

    Dans ces cycles, pourquoi les religions 
jouent-elles un rôle déterminant ?

    David Graeber. Dans la religion hindoue, la vie est une dette redevable aux dieux. En araméen, le mot pour dette signifie aussi culpabilité. Pour les religions, la morale est de rembourser ses dettes. Avec le pardon, cette morale est cependant remise en cause. Les penseurs religieux n’ont pas d’autre choix que d’utiliser ce langage de la dette, puisque la façon la plus facile d’apaiser la violence, c’est de rendre la dette morale. C’est ainsi que, depuis trois mille ans, possédants et possédés s’affrontent avec acharnement. Le pouvoir se construit et se maintient par le truchement de la dette, qui permet de transformer des victimes en coupables – d’autant plus coupables qu’elles ne peuvent pas toujours «  honorer  » leurs créances. Les mafieux comprendront ce que je dis. Je peux te tuer, mais je ne l’ai pas fait. Tu me dois la vie mais finalement j’attends un remboursement.

    Vous démontrez qu’à « chaque fois qu’un 
conflit ouvert a éclaté entre classes sociales, 
il a pris la forme d’un plaidoyer pour l’annulation des dettes »…

    David Graeber. Oui, sinon l’ensemble de ces populations seraient devenues esclaves. La dette a toujours été le ferment de la contestation populaire. Après tout, le crédit n’est qu’un ensemble de promesses qu’on peut annuler. Dans la Mésopotamie, il y avait des annulations de dettes. Au Moyen Âge, dans la chrétienté, en islam, il y avait des lois interdisant l’usure.

    Si les dettes sont si simples à annuler, pourquoi sont-elles un outil au service des puissants ?

    David Graeber. La dette est une promesse, un engagement. Entre égaux, elle n’est qu’une promesse parmi d’autres. Les riches peuvent être très compréhensifs vis-à-vis d’autres riches. Les pauvres sont également très bienveillants entre eux. Par contre, lorsque le prêt s’effectue d’une classe sociale à une autre, la dette devient sacrée, un impératif moral. Pourquoi ? C’est un peu comme un joker, la carte qui a la main la plus forte.

    Prenons un exemple concret. Lors des dernières élections en Angleterre, les hommes politiques ont promis la gratuité des écoles. Puis arrivés au pouvoir, ils y ont finalement renoncé en prétextant que le pays était trop endetté. Or, cette promesse «  de devoir rendre de l’argent  » n’est pas plus absolue que celle de rendre l’école gratuite. Si l’Angleterre rompt sa promesse aux créanciers, le pays n’aura plus d’argent et l’économie va s’arrêter. De la même manière, lorsque les hommes politiques ne tiennent pas leurs promesses, les gens deviennent cyniques, ils ne votent plus et c’est la démocratie qui est en danger. C’est exactement ce qui se produit aujourd’hui mais personne ne voit cela comme un problème similaire.

    Pourquoi ?

    David Graeber. Tout simplement parce que nous allons à l’envers de l’histoire. Nous avons créé des superstructures, une énorme bureaucratie mondiale. Le Fonds monétaire international en est une des plus emblématiques. Mais les grandes banques d’investissement comme Goldman Sachs, la Banque mondiale, les grandes ONG, les Banques centrales, comme la FED ou la BCE, l’Union monétaire européenne y participent aussi pleinement. Cette administration bureaucratique mondiale qui prétend œuvrer en faveur du libre-échange agit en réalité en faveur des créanciers. Pour comprendre, il faut remonter à la création de la Banque d’Angleterre en 1694. Le système financier actuel commence lorsqu’un lord anglais accorde un prêt d’1,2 million de Livres au roi d’Angleterre. En échange, le roi propose au lord de récupérer l’argent en le prélevant sur ses sujets sous forme d’argent papier. Si le roi n’avait jamais remboursé son dû, le système monétaire britannique aurait disparu. À la place, nous avons créé le déficit.

    D’où viennent ces déficits ?

    David Graeber. Comme dans l’Antiquité, le déficit correspond à des dépenses militaires. Le système de bons du Trésor américain, par exemple, est un tribut impérialiste. Pendant la guerre froide, les États qui ont acheté la dette américaine n’étaient autres que l’Allemagne de l’Ouest, le Japon, la Corée du Sud, les pays du Golfe, tous sous protection américaine. À plusieurs reprises, l’Allemagne a essayé de se désengager de cette dette et, à chaque fois, les États-Unis ont menacé de retirer leurs troupes de l’Allemagne de l’Ouest. Les bons du Trésor sont en réalité un impôt indirect qui finance le budget du Pentagone. Ce système était déjà en place avant la Seconde Guerre mondiale. Mais, en 1971, une décision a amené une série d’autres changements.

    L’abandon de l’indexation du dollar sur l’or ?

    David Graeber. Oui, cela a conduit à la financiarisation de l’économie. Depuis, de plus en plus de transactions se sont éloignées de la monnaie physique pour aller vers le crédit. C’est à ce moment-là que nous sommes entrés dans un nouveau cycle. En cinquante ans, l’empire américain s’est affaibli même s’il est toujours là. Ce n’est que le début. Les cycles que j’ai identifiés durent cinq siècles ! Et à long terme je pense que c’est exactement ce qui va arriver. Depuis les années 1970, nous avons eu une succession de crises de la dette. La première fois, elle n’affectait que le tiers-monde, aujourd’hui, c’est chez nous. Si Confucius, Amourabi, Aristote regardaient le monde moderne, ils considéreraient que c’est exactement le genre de crise sociale qu’eux tenteraient justement d’éviter. Depuis 2008, il est maintenant impossible de faire croire que la monnaie est une relation sociale. Le poids des dettes publiques n’est plus supportable.
    C’est ce qui est derrière ces mouvements Occupy Wall Street ou des Indignés. Et l’histoire montre que si la volonté politique est là, effacer une dette publique ne nuit ni aux peuples ni à l’économie.

    Depuis, n’avez-vous pas l’impression que 
les 1 % qui détiennent les richesses 
ont réussi à faire croire que le système 
ne pouvait changer ?

    David Graeber. Certes, les classes dirigeantes ont réussi dans le jeu idéologique. Elles ont convaincu, pour l’instant, les populations que c’était le seul système possible en jouant sur les peurs. Le coût a été très élevé. Sans compter qu’elles ont sacrifié la viabilité du système à long terme. Ce système est en train de tomber en morceaux, de s’écrouler. Il y a peu de classes dirigeantes qui se rendent compte de ce problème. La plupart ont un horizon à trois ans. Ceux qui pensent à long terme sont très effrayés. Certains viennent même me parler, preuve qu’ils doivent être très mal. Il y a urgence. Quand la prochaine crise économique va arriver et que les structures existantes vont échouer à fournir aux gens les besoins de base, le recours risque d’être la droite extrême.

    Comment empêcher cela ?

    David Graeber. D’une façon intentionnelle, je n’ai pas voulu faire trop de propositions. Outre la rémission de la dette, la plus importante à mon sens est de créer une infrastructure démocratique, incitant les banquiers à investir dans des projets utiles à l’économie. J’ai fait une suggestion, le passage à une semaine de travail de quinze à vingt heures, qui n’est pas dans mon livre. La crise de la dette et la crise écologique sont les mêmes. Qu’est-ce que la dette si ce n’est la promesse de produire plus l’an prochain que cette année. La promesse d’accroître la productivité est ce qui détruit le globe. Annuler la dette permettrait de répartir le travail. Ce serait peut-être la seule mesure possible immédiatement. L’annulation de la dette va se produire. Ce n’est plus une question. Reste à savoir comment. Est-ce que ce sera utilisé pour préserver le système ou le conserver ? C’est la véritable lutte actuellement. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas de savoir si le capitalisme sera encore là dans un siècle, mais si ce qui est à venir peut être pire.

    Vous pensez qu’aujourd’hui les gens sont capables de se projeter dans une alternative ?

    David Graeber. Nous n’avons pas le choix, le système tel qu’il est ne peut pas continuer. Tout le monde le reconnaît. Il faut libérer l’imagination. Quel travail a été fait pour qu’il y ait d’autres possibilités ? Il faut enlever les chaînes de l’imagination. Aux États-Unis, les gens pensent vivre dans un pays démocratique.
    C’est l’une des choses que nous avons mesurées dans un mouvement comme Occupy Wall Street. D’un millier de façons différentes, on leur a expliqué que la véritable démocratie était impossible. Moi qui viens d’un milieu radical, qui croit en la démocratie directe, j’ai été choqué quand j’ai vu 3 000 personnes dans une assemblée prendre une même décision. Ma façon de voir les choses a tout simplement changé. C’est après qu’on se pose les questions. Combien d’autres choses que je pense impossibles peuvent finalement être possibles ?


    5 000 ans de dette passés au crible
    Professeur à Londres à la London School of Economics, après s’être fait licencier aux États-Unis pour son rôle majeur dans le mouvement Occupy Wall Street, l’anthropologue David Graeber publie en français son monumental Dette : 5 000 ans d’histoire, un voyage passionnant dans les arcanes de notre système financier. Pourquoi la dette ? D’où vient l’étrange puissance de ce concept ? Autant 
de questions auxquelles l’économiste répond, en déconstruisant les mythes sur lesquels se fondent la rhétorique et les politiques de l’austérité. Peu à peu, de la Mésopotamie à l’Égypte antique, en passant par Madagascar au XIXe siècle jusqu’à Haïti, David Graeber pose progressivement les bases concrètes d’une revendication politique majeure aux politiques d’austérité : l’annulation de la dette, publique comme privée.

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    • Par Vincent Présumey

       

      Pour des raisons de longueur, ce texte est publié en 2 parties.

       
       

      1ère partie

       

      Dette, 5000 ans d’histoire, de David Graeber, paraît en français aux éditions Les liens qui libèrent, deux ans après sa parution aux États-Unis où le livre a connu un succès significatif, accompagnant le mouvement Occupy Wall Street. L’auteur est un universitaire londonien qui s’inscrit dans le courant de pensée anarchiste entendu au sens large. Une bonne partie de ce succès d’édition, sans aucun doute un signe des temps et certainement un bon signe, s’explique par la préconisation faite en conclusion : ne plus payer la « dette publique ». Il s’explique aussi par le fait que c’est un livre agréable à lire et fourmillant d’informations et d’anecdotes toujours signifiantes et bien placées. Malgré ses près de 500 pages on peut donc l’avaler assez vite, après quoi, passé le goût sucré et stimulant de ce plat, on se demande qu’est-ce que l’auteur a voulu formuler exactement, comme explications théoriques, historiques et sociales des problèmes majeurs auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Et l’on réalise qu’une certaine légèreté, pour ne pas dire une certaine inconsistance, est ici présente. Les mêmes caractères qui concourent au charme de l’ouvrage : le recours illimité à l’analogie comme méthode dans l’analyse et la description des sociétés humaines en tous lieux et toutes époques, fondé sur une tendance manifeste à considérer que tout se répète toujours et qu’il n’y a pas beaucoup de nouveautés sous le soleil, apparaissent alors comme ses points faibles.

      L’auteur, après un chapitre d’entrée en matière, s’attache pourtant à nous présenter les grilles d’analyse qui ne sont pas les siennes et qu’il récuse. Au chapitre II il dénonce à juste titre le calamiteux « mythe du troc » qui est toujours enseigné dans les facultés d’économie et invoqué dans les écoles de commerce, qu’a formulé, excellemment, Adam Smith en 1776 dans sa Wealth of Nations : déjà les hommes préhistoriques pratiquaient le troc individuel, flèches contre poisson par exemple, et il a fallu inventer la monnaie pour que les échanges puissent prendre de l’ampleur, l’État arrivant en bout de course pour garantir que la monnaie n’est pas fausse et que tout un chacun respecte les contrats. David Graeber se gausse de ces représentations mythiques dépourvues de tout fondement historique, plus exactement complétement démolies par tout ce que l’on sait tant par l’histoire que par l’ethnographie. Il faudrait tout de même préciser ici qu’il n’invente rien : bien des auteurs, et en particulier, de manière centrale et centrée sur ce sujet, Karl Polanyi ont démonté ce mythe et établi que des échanges non marchands ont dominé les sociétés anciennes. Cette non référence à l’occasion d’une convergence apparente (alors que Polanyi figure dans la bibliographie) peut surprendre, mais quand, poursuivant le parcours des nombreux exemples et anecdotes narrés par D. Graeber, il apparaît que pour lui des marchés au sens moderne, avec marchandises et monnaie circulant de manière autonome dans de grandes sphères géographiques, existaient en Grèce ancienne, ou que les temples assyriens pratiquaient le grand commerce et son financement, on comprend mieux : le troc est un mythe, certes, mais seulement le troc ; des formes d’échanges ne présentant pas de différences spécifiques, qualitatives, par rapport aux relations de crédit les plus modernes, semblent avoir existé dés la haute Antiquité. Autres mythes que, précisément, Polanyi a largement déconstruits (voir dans le recueil Essais de Karl Polanyi, Seuil 2002, plusieurs articles sur ces questions). Il semblerait donc que D. Graeber s’amuse d’autant plus du mythe du troc qu’il partage par ailleurs, sous la forme d’évidences indiscutées, les autres mythes des économistes libéraux sur l’existence éternelle de rapports de crédit et de relations contractuelles reposant, ouvertement ou de manière cachée, sur l’inégalité et la domination.

      De la même manière, au chapitre III, il critique la théorie de la « dette primordiale » selon laquelle la monnaie n’est qu’une unité de mesure fixée par le pouvoir (et non un artefact utilitaire comme dans le mythe du troc), régulant des rapports de domination dans lesquels les membres du corps social sont immergés par essence. Récusant les formes extrêmes de cette théorie que sont selon lui les versions dans lesquelles le sentiment d’être en dette envers les dieux serait premier, il en retient toutefois une bonne part, qu’il attribue aux représentants de la très conservatrice école historique allemande du XIX° siècle, les chartalistes, Adam Müller (Essai sur une nouvelle théorie de la monnaie, 1816), et Georg Friedrich Knapp (Théorie étatique de la monnaie, 1905), selon lesquels la monnaie est une construction sociale imposée et garantie par le pouvoir étatique.

      En fait, dans sa critique des conceptions libérales et classiques en économie, D. Graeber concentre tout son feu sur le mythe du troc en ce que celui-ci pose l’existence de sujets humains abstraits, libres et égaux, avant toute communauté, tandis que dans sa critique des conceptions relevant peu ou prou d’une théorie de l’antécédence de la dette, il élimine ce qui ferait de la notion de dette quelque chose d’inné, ou de plus ancien, ou de pré-étatique, pour le ramener à des rapports de domination sociale. Mais ni dans un cas ni dans l’autre il ne se situe lui-même sur le terrain d’une analyse qui remonterait aux racines tant de la monnaie et de la valeur que de la dette et du crédit en tant que rapport sociaux, et en expliquerait à la fois la fonctionnalité effective et la manière dont nécessairement les gens se les représentent. La société lui apparaît comme fondée sur la domination, de manière tout aussi évidente et primaire, indémontrée car n’ayant pas à être démontrée (on ne trouvera donc pas de démonstration de ceci dans ce livre, évidemment ! ), exactement comme Adam Smith la présentait comme fondée sur des interactions d’individus indépendants, sans éprouver lui non plus le besoin de le démontrer. Autrement dit, dans sa méthode de présentation et d’exposition transparaît en ce qui concerne l’analyse une méthode, ou une non-méthode, qui rapproche beaucoup notre auteur subversif à succès, à succès parce que subversif, de l’acceptation de l’apparence des rapports sociaux comme des évidences (sauf que pour lui ces rapports sont désagréables), de l’absence de critique radicale, de la non critique, qui prévalent dans les formes officielles de l’économie et de l’étude des sociétés.

      Il est en effet des plus difficile, et en fait impossible, de dégager une conception théorique structurée des chapitres qui suivent et qui sont censés poser les conceptions propres de l’auteur, quand bien même ceux-ci nous présentent un fourmillement passionnant et agréable comme un bon film, qu’évoquent bien leurs titres : Cruauté et rédemption, Bref traité sur les fondements moraux des relations économiques, Jeux avec le sexe et la mort, Honneur et avilissement. Dans ce foisonnement surviennent la violence dans les rapports entre les sexes (les hommes dominant les femmes), dans les rapports sociaux internes, et dans les rapports avec les étrangers, au point que le rapport archétypal semble bien être pour D. Graeber les traces (au demeurant, ténues et non complétement attestées comme faits historiques …) d’étalonnage monétaire des valeurs dans une Irlande ancienne plus ou moins mythique par le moyen de femmes esclaves. Finalement, c’est en somme la Briséis de l’Iliade, objet précieux conquis de haute lutte par le guerrier Achille (et chérie par lui), le support « initial » des rapports monétaires entendus comme étant d’emblée des rapports de dette, dans lesquels un obligé doit trimer pour rendre son dû à son donateur, son créancier. Ce serait donc la violence la fondatrice de l’histoire, puisqu’ici l’histoire commence à Sumer et est en même temps l’histoire de la dette : s’il est question d’observations ethnographiques au Congo, au Nigeria et à Madagascar, il faut en effet dire que d’histoire antérieure à Sumer, ce qu’autrefois on appelait préhistoire et protohistoire, il n’est absolument pas question dans ce livre.

      Cette focalisation sur la violence à l’origine des rapports sociaux de domination et de la dette comme forme économique de la domination, qui ressort de ces pages sans être présentée sous forme systématique, fait en effet table rase des éléments de continuité entre communautés « préhistoriques » non étatiques, et sociétés censées dominées par des classes, des États et des créanciers-donateurs. Si le mythe du communisme primitif est par la même occasion évacué, ce dont on ne se plaindra pas, sont évacuées aussi les recherches sur les rapports sociaux non seulement antérieurs, mais sous-jacents à « l’économie ». Or D. Graeber, au chapitre 5, affirme l’existence du communisme dans les relations sociales fondamentales, quand la maman donne à manger à son enfant, quand des gens s’entraident spontanément, dans des rapports de mutualité : un communisme qui n’est fondé ni sur l’échange ni sur la réciprocité, bien qu’il suppose des attentes et des responsabilités mutuelles. D. Graeber en fait un « principe moral », qui est en fait au fondement de toute société qui, quelle que soit la manière dont elle le piétine et le contredit dans ses étages supérieurs et visibles, ne peut que reposer sur lui. A vouloir ainsi évacuer de ce « communisme » spontané et généralisé tout rapport d’échange et de réciprocité, notre auteur évacue en fait sans le dire, mais il serait tout de même étonnant qu’il ne le fasse pas délibérément, l’apport de Marcel Mauss dont l’Essai sur le don a justement présenté comme ayant une certaine universalité sociale humaine les relations de réciprocité ne comportant pas nécessairement de domination, tout en présentant aussi des formes de transition vers la domination et le crédit (le potlatch par exemple peut être interprété comme une telle « déviation », bien que Mauss l’avait quant à lui appréhendé comme antérieur à la kula, système non marchand de réciprocité à grande échelle).

      Certes, je vais un peu vite : D. Graeber donne plusieurs descriptions intéressantes, en particulier chez les Lélé du Congo et chez les Tiv du Nigeria, de la déviation des relations sociales internes non forcément frappées du sceau de la violence et de la domination, par l’intrusion d’une violence, en clair de la chasse à l’homme, et, fortement, à la femme, qui modifie les rapports sociaux internes ; mais cette intrusion est toujours en dernière instance chez lui celle d’une sorte de deus ex machina externe et maléfique, dont la genèse endogène à l’échelle de l’histoire n’est pas abordée, dans la mesure où cette question n’est, à proprement parler, pas posée.

      A partir de là, le restant du livre (chapitres 8 à 12) nous présente une conception globale de l’histoire comme fonction des formes de la monnaie.

      Quand la monnaie se présente comme mesure des valeurs par le pouvoir (sans circulation d’espèces sonnantes et trébuchantes, phénomène qui n’a rien de naturel), dans les empires antiques, Mésopotamie, Égypte, Inde et Chine, la dette règne mais dans une relative régulation, car l’État veille en dernier ressort à l’équilibre global, dans l’intérêt des dominants sans doute, mais un intérêt bien compris qui s’efforce de saisir le long terme ; c’est pourquoi l’État, par exemple Hammourapi de Babylone, remet périodiquement les dettes. Des valeurs spirituelles justifiant travail dominé et endettement prévalent (première époque, chapitre 8).

      Pour David Graeber, les moments des philosophies matérialistes sont beaucoup plus violents et destructeurs, au fond plus négatifs : c’est alors que, lors de l’ « âge axial » (formule reprise ici de Karl Jaspers, d’une manière très flexible), apparaissent les pièces de monnaies propagées par les armées en campagne, les États constituant des marchés en prélevant des impôts en espèces pour payer les soldats, le tout dans une explosion de violence dont l’esclavage de masse dans l’Antiquité classique est une manifestation exemplaire (deuxième époque, chapitre 9).

      Tout cela se termine dans une liquidation des États impériaux antiques (sauf en Chine, mais de peu) où les pièces se cachent à nouveau pour les échanges quotidiens, les religions universalistes (les grands monothéismes plus le bouddhisme et l’hindouisme rénové, ainsi que la morale confucéenne jouant un rôle similaire dans son secteur) assumant le rôle de régulateur spirituel dans des sociétés certes toujours régies par la dette, mais moins violemment : le « Moyen Age » (chapitre 10), appliqué de manière extensive à toute cette période, est pensé par D. Graeber comme foncièrement moins violent et plus « humain » que l’âge axial et le temps des Lumières, rationalisme et cynisme de la violence guerrière et prédatrice étant décidément associés (c’est bien dans un sens très large que D. Graber se rattache à l’anarchisme : Bakounine n’aurait pas apprécié ce rôle modérateur de Dieu ! ).

      La grande libération des espèces métalliques, la nouvelle explosion planétaire de violence, commence aux XV° et XVI° siècle avec les grandes découvertes et le rôle moteur des conquistadores, ces grands endettés angoissés, dans une dynamique mondiale dont la fin du papier-monnaie fiduciaire et le monnayage monétaire massif en Chine pourrait bien avoir été l’impulsion première (chapitre 11). Le capitalisme européen, puis occidental, et finalement mondial, naît de ce second âge axial de violence généralisée, avec une grande variété d’instruments monétaires, qui sont autant d’instruments de dette, le tout aboutissant au règne de l’étalon or à la fin du XIX° siècle.

      Sans s’appesantir sur le XX° siècle, l’auteur suppose qu’avec la fin de la convertibilité des principales monnaies en or, clôturée par l’inconvertibilité du dollar en 1971, s’amorce une ère nouvelle (chapitre 12), encore indéterminée, dans laquelle l’explosion parallèle et combinée des dettes et des dépenses militaires à la fin du XX° siècle et au début du XXI° pourrait être le chant du cygne meurtrier de l’héritage de l’époque précédente, conduisant, à partir de la crise de 2008, à un affrontement entre humanité débiteuse et dominateurs créanciers, qui doit logiquement, à supposer que l’histoire ait un sens, conduire à apurer les dettes du passé récent en les liquidant.

      (à suivre)

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      •  

        2ème partie

         

        Il y aurait beaucoup à dire sur ce résumé universel à la fois très intelligent dans les détails et manié à coups de serpe, pour ne pas dire à la pioche, dans ses grandes articulations. L’un des domaines où les libertés prises avec les faits, et pour tout dire le culot sans borne dans le maniement de l’affirmation péremptoire, atteint des sommets, est celui du rôle généralement positif attribué aux religions monothéistes en matière de gestion et de régulation sociale des dettes et des rapports d’échange.

        Concernant le judaïsme, il semble bien que D. Graber prenne au pied de la lettre, comme vérité historique acquise, le thème de l’année sabbatique, où l’on remet les dettes et où on libère les esclaves. Si la monarchie tribale et théocratique d’Israël, ou celle de Juda, ou leurs héritières dans les ensemble perses, hellénistique puis romain, avaient effectivement abrogé toutes les dettes et libéré tous les esclaves de manière fréquente et coutumière, on devrait pourtant avoir d’autres preuves que les passages de la Torah et de l’Ancien Testament qui mettent de tels usages dans la bouche de Dieu.

        Concernant le christianisme, notre auteur tient pour acquis que la victoire de cette religion dans l’empire romain a fait radicalement reculer l’esclavage, ignorant la plupart des travaux historiques récents ainsi que les très nombreuses sources qui nous disent parfois le contraire – que l’esclavage faisant des êtres humains des marchandises s’accroît considérablement quand triomphe le christianisme et dans les siècles du haut moyen âge, ne prenant véritablement fin en Occident qu’entre le IX° et le X° siècle, et que ce sont d’ailleurs les marchands chrétiens et juifs qui ont donné à tout un groupe de peuples une dénomination indiquant quel était l’usage qu’ils en faisaient : les Slaves.

        Concernant l’islam, D. Graeber a priori aurait dû se heurter à un problème par rapport à son découpage de l’histoire universelle : à l’instar des conquêtes d’Açoka ou d’Alexandre le Grand à l’époque « axiale », ou de celles des conquistadores au XVI° siècle, les conquêtes arabo-musulmanes sont un magnifique exemple d’articulation entre armée, mise en place du prélèvement des impôts et tributs, institution étatique d’un marché, et d’une ample circulation monétaire de pièces. Qu’à cela ne tienne, la mise en place de la circulation double des dinars d’or prenant dans l’espace omayyade la place du nomisma byzantin, et du dirhem d’argent prenant celle des pièces perses sassanides, par les califes au début du VIII° siècle (II° siècle de l’Hégire) est simplement tue, et l’expansion musulmane du commerce et des routes du commerce est postulée comme essentiellement pacifique et déconnectée du pouvoir étatique. D. Graeber représente l’espace commercial arabo-musulman pratiquement comme un pur marché sans relations de domination et sans dette ! Finalement, lui aussi avait son utopie à la Adam Smith à caser : il semble l’avoir casée là, acceptant pour argent comptant la fable bigote selon laquelle la finance islamique ignore le prêt à intérêt et passant sous la trappe l’endettement imposé aux peuples, aux communautés paysannes, dans toute la zone arabo-musulmane médiévale !

        Les penseurs historiques et géographiques de l’anarchie que furent Bakounine, Kropotkine et Élisée Reclus peuvent en l’occurrence se retourner dans leur tombe, mais ce sont surtout les faits qui sont ici allègrement passés sous silence ou au tamis de l’interprétation contraignante. Il y aurait au contraire beaucoup à dire sur les relations entre monothéisme et capitalisme, dans la lignée de Max Weber et de Karl Marx et en intégrant, pour le monde contemporain, l’excellent rapport que l’islam sunnite sous ses formes les plus orthodoxes (sans libéralisme ni complications soufies et ésotériques), dont l’islamisme politique, entretient avec le capitalisme. C’est ici l’occasion de remarquer que la seule fois où dans ce livre D. Graeber se risque à faire des suppositions sur ce que pourrait être une idéologie de lutte contre le capitalisme contemporain dans le cadre de la nouvelle ère encore indéterminée qui aurait commencé en 1971-2008, c’est pour parler de « mouvement ouvrier » et de « féminisme » d’inspiration islamique (p. 469). Et c’est aussi là une des rares fois où il parle aussi de perspectives pour le mouvement ouvrier et le féminisme ! Pour surprenant qu’elle soit, cette constatation est cohérente avec la conception globale de l’histoire de l’auteur, ainsi qu’à la faveur qu’il confère aux idéologies spiritualistes et aux grandes religions, par rapport aux conceptions scientifiques et matérialistes, du point de vue de leur rôle social.

        Ceci dit, le principal problème de cette conception est que, même si l’auteur précise ça et là que l’histoire ne se répète pas, elle fait table rase des discontinuités et des spécificités distinguant tel rapport social de tel autre, tel mode de production, tel idéal-type… Et en particulier, le capitalisme perd toute spécificité. C’est ainsi que, par exemple, l’auteur peut estimer que les fondations bouddhistes en Chine à l’époque Tang étaient véritablement capitalistes, puisque conduisant en théorie à une accumulation illimitée : ce serait vrai si la production capitaliste ignorait rien moins que la valeur, que la production de plus-value et que l’accroissement de la productivité, donc le caractère contradictoire et exponentiel de cette accumulation.
        Ici, les traits propres à la finance, au capital productif d’intérêt, sont transposés à toutes les époques de l’histoire et simultanément, les rapports sociaux propres au règne du capital sont ignorés : généralisation du salariat, de l’achat et vente de la force de travail qui suppose des travailleurs libres mais dépourvus de tous moyens de production, marché foncier et rente foncière qui réalisent cette expropriation et libération générales de la population, et marchandisation généralisée, tels sont les rapports mis à jour par Marx. Mais, selon D. Graeber, Marx aurait étudié le capitalisme comme une abstraction, en supposant la seule production industrielle salariale et en posant donc comme absents les rapports fondamentaux de l’endettement, de la contrainte étatique et de l’esclavage : cette affirmation surprenante ou consternante pour tout lecteur du Capital permet à l’auteur de lui tirer un coup de chapeau tout en rangeant son œuvre dans le champ de ce qui est, au fond, inessentiel. Polanyi n’a même pas droit à un tel coup de chapeau, et c’est peut-être tant mieux pour lui dans ces conditions ; l’institution d’un marché foncier, faisant pour la première fois de la terre une marchandise, d’un marché du travail (et non d’un marché des esclaves), constituant le travail humain en marchandise, et d’un marché monétaire, faisant de l’argent lui-même une marchandise spécifique, cette triple transformation appuyée sur l’idéologie des économistes anglais classiques et opérant le désencastrement de l’économie par rapport à la société, instituant en fait l’économie, décrit dans La grande transformation, est elle aussi passée sous silence et implicitement considérée soit comme inexistante, soit comme secondaire.

        Il ne s’agit pas seulement ici de reprocher à David Graeber une sorte de désinvolture envers des apports qu’il connait et utilise à sa façon, ceux de Marx, de Polanyi, de Mauss, et j’ajouterai J.G.A. Pocock à propos du crédit et de l’inquiétude des intellectuels anglais envers la dette publique au XVIII° siècle (il est, lui, absent de la bibliographie). Après tout, chacun a le droit de traiter les grands apports de la pensée comme des icônes, comme des chiens crevés, ou comme de grands apports de la pensée. Mais nous avons affaire ici à un ouvrage présenté et se présentant comme subversif, et il l’est en un certain sens puisqu’il propose de ne pas payer la « dette publique ». C’est là une position politique que je partage, mais manifestement pas pour les mêmes raisons. Dans la perspective très large de D. Graeber, nous sommes en train de changer de temps historique et de paradigme, et il serait bon que de nouvelles idéologies spiritualistes imposent un peu plus de bonté dans cette vallée de larme, en apurant les dettes régulièrement. De mon point de vue, je dirai que la question de l’émancipation humaine et celle de la défense des rapports humains, sociaux et naturels fondamentaux contre l’accumulation sans limite du capital ne faisant aujourd’hui qu’une, et la dette publique étant devenue, ou redevenue, un mécanisme d’accumulation prédatrice du capital, sa dénonciation devrait devenir, ou il faudrait combattre politiquement pour qu’elle devienne, un des tout premiers éléments d’un programme démocratique d’urgence, aux échelles nationale, européenne et mondiale. D. Graeber serait peut-être d’accord, mais il n’empêche que sa démarche globale est tout à fait différente. Faisant fi de toute spécificité sociale et historique des rapports sociaux capitalistes, il fait du même coup fi du rôle contradictoire des conquêtes et constructions démocratiques dans les ruptures qualitatives des époques historique. Le salarié n’est pas un esclave, ni un serf, ni un péon, un hilote endetté comme Graeber en voit partout à toutes les époques de Sumer à aujourd’hui : il est posé comme libre, personne de la société civile, citoyen de l’ordre politique, pourvu de droits, et en même temps sa condition réelle est la négation systématique de tout ce qu’il est censé être, elle est un esclavage salarial, et quand elle devient un non-esclavage, dans le chômage, c’est pire. La forme spécifique du combat contre cette condition ne peut pas en revenir aux communautés patriarcales ou aux religions universalistes, dans le cadre et le règne desquelles un David Graeber, sympathique intellectuel brisant des idoles sans s’apercevoir de celles qu’il oublie, ne serait pas concevable. Mouvement ouvrier, féminisme et émancipation ne peuvent s’autoconstruire que sur la base et au-delà du capital, en réalisant dans l’effectivité concrète le droit et la démocratie

        http://www.pauljorion.com/blog/?p=59642

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        • Publié le 16-11-2013

          Par Gilles Anquetil

          Le best-seller de David Graeber, anthropologue et économiste américain, a eu un retentissement politique considérable en revisitant l’histoire de la dette humaine depuis 5000 ans. Entretien

          Anthropologue et économiste américain, David Graeber enseigne à la London School of Economics. A 52 ans, c’est aussi un militant altermondialiste qui a participé activement au mouvement Occupy Wall Street. Son livre « Dette. 5000 ans d’histoire » a eu un grand retentissement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.
          Il vient de paraître en France aux Editions Les Liens qui libèrent.

          Le Nouvel Observateur : Dans votre livre, « Dette. 5000 ans d’histoire », vous contestez l’idée, persistant à travers les siècles, que l’incapacité à s’acquitter d’une dette soit immorale alors que l’histoire et les religions nous enseignent que payer ses dettes est une obligation impérieuse.

          David Graeber : La dette est une promesse faite par un débiteur à un créancier. Bien sûr, lorsque l’on promet quelque chose à quelqu’un, il faut s’efforcer d’honorer cette promesse du mieux que l’on peut. Mais ce qui m’a interpellé, c’est le poids moral considérable que l’on associe à ce type de promesse économique.
          Quand un homme politique promet, lors d’une campagne, monts et merveilles lorsqu’il sera élu et quand un gouvernement promet aux banques de leur payer un taux d’intérêt préalablement fixé à l’avance, on aura tendance à considérer que la première des promesses est vouée à ne pas être tenue tandis que la seconde paraît absolument sacrée.

          Ce livre est parti d’une discussion à Londres avec une avocate de gauche à propos de l’intervention du FMI à Madagascar, d’où je revenais. Il s’est passé des choses affreuses dans ce pays quand les mesures de redressement économique exigées par le FMI ont été mises en application, notamment quand une épidémie de malaria a tué des milliers d’enfants, faute de moyens de l’Etat malgache.

          Je lui ai dit que l’annulation de la dette serait une bonne chose puisque les Malgaches avaient déjà remboursé beaucoup. Ce à quoi elle me répondit : « Mais on doit toujours payer ses dettes. » Ce n’était pas un énoncé économique mais moral. Pourquoi la morale de la dette semble-t-elle supérieure à toutes les autres formes de morale ? Mais quelle est cette obligation morale impérieuse qui pourrait justifier la mort de milliers d’enfants ? Ce livre est né de cette interrogation et révolte.

          De très nombreuses religions, écrivez-vous, reposent sur l’idée d’une dette primordiale de l’homme envers Dieu, les divinités, la nature... L’homme serait-il un éternel débiteur ?

          La plupart des textes religieux évoquant cette question disent que la morale est affaire de dettes à honorer. La religion brahmanique enseigne que la vie est une dette contractée envers les dieux, mais que c’est en devenant soi-même sage que l’on s’acquitte de que l’on doit à ceux qui ont inventé la sagesse.

          Par les sacrifices aussi.

          Oui, le sacrifice est un acompte et on règle le solde lorsque l’on meurt. Mais l’idée de morale de la dette bute sur le fait qu’il faut devenir soi-même un sage pour payer sa dette aux divinités, avoir des enfants pour s’acquitter de sa dette envers ses parents. En araméen, le même mot signifie dette et péché ou culpabilité. Dans la Bible, les pécheurs sont tenus de s’acquitter de leur dette morale envers Dieu, mais la même Bible vous explique ensuite que cette dette n’a au fond rien de sacré et qu’au bout du compte Dieu l’effacera.
          Dans les textes bibliques, la « rédemption » signifie la libération des effets de la dette, le rachat final. Une loi juive très ancienne à l’époque de Moïse était celle du Jubilé. Elle stipulait que toutes les dettes seraient automatiquement annulées tous les sept ans et que tous ceux qui étaient en servage à cause de ces dettes seraient relâchés. L’abandon des créances est, on le voit, une très vieille idée.

          Vous faites remarquer également que notre langage commun et nos formules de politesse sont imprégnés par l’idéologie de la dette.

          Notre langage est façonné par la référence à l’obligation et c’est fascinant. Quand on dit « merci » on demande miséricorde et on se place symboliquement « à la merci » de son créancier. En anglais « thank you » dérive de « think », « penser ». A l’origine, l’expression signifiait : « Je me souviendrai de ce que vous avez fait pour moi, de ce que je vous dois. »

          Les formules « much obliged » en anglais, « obrigado » en portugais, « je suis votre obligé » parlent d’elles-mêmes. Elles disent toutes : « J’ai une dette à votre égard. » « Pardon » sous-entend que l’on a péché contre quelqu’un. Dans la prière du Pater Noster on demande à Dieu de « pardonner » nos péchés, nos offenses et nos dettes, c’est-à-dire de les annuler. Le langage a une sacrée mémoire !

          Selon vous, la dette a de tout temps été un outil au service du pouvoir et de la violence.

          L’histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les traduire en termes de dettes, cela crée l’illusion que c’est la victime qui commet le méfait. La dette est le levier politique le plus efficace jamais inventé par les riches et les puissants : elle pare les inégalités les plus violentes entre créanciers et débiteurs d’un vernis de moralité et elle donne en prime aux débiteurs-victimes le sentiment qu’ils sont coupables. C’est le langage des armées conquérantes depuis toujours : vous nous devez la vie parce que nous l’avons épargnée et, puisque nous sommes généreux, vous ne nous devrez rien la première année mais vous paierez ensuite.

          Vous citez les deux exemples français incroyables de la colonisation de Madagascar et de l’indépendance d’Haïti.

          Oui, c’est effarant. En 1885, la France a envahi Madagascar et déclaré l’île colonie française. Après la « pacification » le général Gallieni eut l’idée perverse d’exiger des Malgaches qu’ils remboursent les coûts occasionnés par l’invasion et l’occupation.

          L’exemple d’Haïti est encore plus fou. En 1825, la nouvelle République d’Haïti qui avait gagné son indépendance grâce à la révolte des esclaves fut obligée par Charles X à emprunter à la France 150 millions de francs-or afin de « dédommager » les anciens colons esclavagistes chassés lors de l’indépendance ! Les descendants des esclaves ont dû payer pour la libération de leurs parents jusqu’à la cinquième génération. Le mot « Haïti » est resté depuis cette époque le synonyme de dette, de pauvreté et de misère.

          Vous établissez un lien très fort entre la traite négrière et le système du crédit.

          Oui, c’est une histoire que l’on raconte rarement. La traite des nègres transatlantique reposait sur le crédit et la gestion de la dette. Les banquiers anglais ou français avançaient de l’argent aux négriers européens, qui en avançaient eux-mêmes à leurs homologues africains qui à leur tour en avançaient à leurs intermédiaires. Tous ceux qui prenaient part à la traite esclavagiste étaient prisonniers de la spirale de la dette.

          L’endettement, écrivez-vous, a toujours provoqué des révoltes.

          La grande majorité des insurrections dans l’histoire ont été menées par des peuples endettés. Pendant des millénaires, la lutte entre riches et pauvres a pris la forme de confits entre créanciers et débiteurs. Toutes les révoltes populaires ont commencé de la même façon : par la destruction rituelle des registres de la dette et des livres de comptes des créanciers.

          L’annulation de la dette aujourd’hui est-elle pour vous, militant d’Occupy Wall Street, une utopie ? Est-elle imaginable ?

          Elle est inévitable. Le niveau actuel de la dette la rend impossible à rembourser : la Grèce ne pourra pas rembourser la sienne, les particuliers trop endettés - comme les étudiants américains endettés jusqu’au cou pour leur éducation et qui, pris au piège par les banques, n’arrivent pas à trouver de travail - ne pourront pas honorer leurs créances.

          La question n’est pas de savoir si la dette sera annulée, mais plutôt dans quelles proportions, dans quelles conditions et à quelles fins. Le grand jubilé biblique de l’annulation qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs serait salutaire car il allégerait quantité de souffrances humaines et rappellerait que l’argent n’est pas sacré et que payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale.

          Ce jubilé viendra-t-il d’en bas, du fait de la pression politique exercée par des mouvements populaires, ou d’en haut, de manière à préserver au maximum les inégalités sociales existantes avec un minimum de changements ? C’est là que se situe le vrai combat aujourd’hui.

          Propos recueillis par Gilles Anquetil

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