D’accord sur le fond de cette critique. Il y a en effet peu de chances que le mouvement anti-nuke se réunisse vraiment tant les clivages sont nombreux et abyssaux.
Cependant, j’y mettrait un bémol en forme d’interrogation.
Autour de la lutte de Bure notamment (seule vraie lutte de site en ce moment, mais centrale sur la question des déchets et donc de la filière nucléaire elle-même), et plus largement contre les projets mise en œuvre par l’État français de relancer massivement le nucléaire dans l’hexagone pour des décennies, la politique opportuniste des compromis, des « petits pas », des « sorties en douceur » du nucléaire, de son « arrêt progressif », etc. est encore moins de mise qu’avant. Le désastre, c’est maintenant. C’est très clair.
Un moment à saisir
L’occasion à saisir en ce moment est de remettre la contestation du nucléaire dans les agendas politiques des mobilisations, sur la défense de la terre, du vivant, sur la crise climatique, mais aussi sur la question sociale au sens large, comme le « coût » de l’énergie, les « choix » de ses usages et pour le plus grand nombre les efforts à fournir en termes d’exploitation du travail vivant pour se la payer, se laver, se chauffer, s’éclairer... Il y a un enjeu énorme.
Surtout que la question du réchauffement climatique est devenue un argument pro-nucléaire.
Dans les « prises de conscience » actuelles sur les questions climatiques, et au-delà sur celles de l’environnement, il existe une forte tendance « solutionniste » (technologiste, productiviste, capitaliste...) qui vise à dévier les inquiétudes, à orienter les colères et les combats sur des objectifs du type « label bas carbone », « neutralité carbone », avec comme finalité de ne surtout rien remettre en cause dans les modes de production, d’échanges, de mobilité, d’habitat, d’organisation de la société, etc. et de poursuivre le business as usual du désastre.
C’est dans ce schéma (« écomoderniste ») que s’insère le nucléaire, comme le photovoltaïque et d’autres « solutions » techno-économiques, avec comme conséquence de ne pas seulement se présenter comme « compatible » avec le capitalisme tardif (et passablement en crise permanente), mais comme vecteur et moteur de la mise en place d’une nouvelle phase du complexe industriel français de l’électricité, d’une restructuration en profondeur en vue d’une nouvelle configuration du secteur capitaliste de l’énergie (convergence ou fusion à terme d’EDF et de groupes pétroliers comme Total et d’autres entreprises du fossile avec des acteurs de la « tech » qu’ils soient start-ups ou mastodontes monopolistiques du numérique…), d’une nouvelle relance de l’économie, d’une nouvelle croissance du PIB, de la production et des profits, de la « réindustrialisation » des nations et l’imposition du travail obligatoire pour mériter les miettes de cette croissance.
Avec pour la France, un enjeu spécifique : celui de faire de la relance de son projet électronucléaire, l’opportunité de recréer un marché élargi pour la filière (production à la fois d’électricité et de centrales, d’équipements...) en dehors de ses frontières, à l’échelle de toute l’UE et bien au-delà. L’enjeu est aussi là : l’État français veut aujourd’hui nucléariser toute l’Europe et tous les « marchés » qu’il parviendra à conquérir bien au-delà du Vieux Continent.
Malgré (et avec) les clivages qui parcourent ce qui reste du mouvement anti-nucléaire « historique », il y a aujourd’hui semble-t-il la possibilité de relancer une dynamique de mouvement, de mobilisation sur des bases anti-nucléaires claires d’arrêt immédiat, et que cette remobilisation retrouve un espace d’expression, une visibilité, de nouvelles forces, avec sans doute de nouvelles générations, notamment en s’articulant avec les autres combats dits environnementaux, notamment les luttes de territoires contre les projets productivistes (agro-industriels, énergétiques, de transports, commerciaux, touristiques, extractivistes...), destructeurs à jamais de l’environnement, des ressources hydriques et des conditions de vie et d’habitabilité sur la planète.
Les idées justes valent mieux que les autres, c’est certain. Mais elles deviennent pertinentes quand elles s’attaquent non seulement à leur transmission mais également aux conditions de leur application concrète, dans des actes, dans des rapports de force face à l’État, aux industriels, aux puissances conservatrices ou modernistes du statu quo ante, etc., quand elles se traduisent dans des conflits qui débouchent sur des victoires (toujours partielles), qui transforment le réel, redéfinissent les termes du débat, du pensable, du possible et laissent entrevoir un présent, un futur immédiat, aux antipodes de celui qui nous est imposé.
Dans l’immédiat, les positions avancées par EELV et d’autres ne tiennent plus la route du tout. Il ne s’agit plus d’« accompagner » tranquillement le vieillissement du parc des centrales et de « réduire » progressivement la part du nucléaire dans le « mix énergétique », comme cela était avancé dans les années 1990…
La relance d’un programme électronucléaire massif (prolongation des anciennes centrales pour jusqu’à 60 voire 80 ans ; 6 ou 8 ou 14 EPR ; dissémination de centaines petits réacteurs modulaires SMR sur le territoire…) et pour des décennies (autrement dit, tout le 21ème siècle) modifient substantiellement le contexte et les objectifs de la lutte. De même que l’état du monde, des crises, des conflits, des acteurs…
Ne ratons pas le coche.