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[Tunisie] Poursuivre le mouvement tunisien sous d’autres formes

Entretien avec un camarade tunisien

samedi 19 février 2011, par OCLibertaire


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Le signal lancé par la victoire de l’insurrection tunisienne n’a pas fini de produire ses effets à l’extérieur de ses frontières : La fin de Moubarak dans le centre de gravité du monde arabe qu’est l’Egypte est d’une importance capitale. En tant que révolutionnaires tunisiens, les moments que vous vivez depuis deux mois sont extrêmement rares et marquent toute une vie. En quoi ces événements sont-ils comparables aux grands mouvements d’indépendances de l’après-guerre ?

En ce moment, ce sont tous les peuples arabes qui se sentent libérées d’un lourd fardeau, bien que la chute de Moubarak soit loin d’avoir résolu tous les problèmes. Mais cette victoire importante est essentiellement symbolique car elle signifie que ces peuples ont rompu avec la peur et la servitude, volontaire et imposée. C’est un événement qui dépasse de loin l’époque des libérations nationales car il ouvre des perspectives de luttes qui n’ont pas de limites : c’est un processus démocratique qui s’est enclenché.

La bourgeoisie qui a hérité de la situation post-coloniale a bénéficié d’une trêve qui a duré des décennies en se faisant passer pour une classe qui représente les intérêts nationaux englobant toutes les différentes composantes de la société. Aujourd’hui chacun devient conscient que l’indépendance politique n’a fait que remplacer un colonisateur étranger par un représentant national de ce colonialisme et qu’une classe de mafieux locaux liée au capitalisme a usurpée le pouvoir à l’époque pour installer dans chaque pays un régime dictatorial.

Les très grandes similitudes entre le déroulement des soulèvements en Tunisie et en Egypte sont extrêmement frappantes. Le monde arabe montre là une véritable unité : Cela peut-il être le début d’un rapprochement des peuples arabophones, voire d’un internationalisme politique qui n’ait plus rien de religieux ou de stalinien ?

Effectivement, ces deux soulèvements ont consolidé les liens entre les peuples arabes dans la lutte contre le despotisme et chaque victoire dans un pays est sentie comme une victoire dans l’autre.

Pour le futur, c’est une question que l’on développe dans un texte sur l’identité qui devrait sortir incessamment. Nous y explicitons la notion d’identité comme ne reposant pas seulement sur les liens de la langue ou de l’histoire mais puise surtout ses fondements dans un projet d’avenir : Ce que nous sommes est intimement lié à ce que nous voulons être dans le présent et dans l’avenir.

Justement. Dans les deux pays, du début à la fin des insurrections, aucune formation politique n’a été à la hauteur mais il n’y a eu surtout aucun véritable leader ou même porte-parole. Cela rend d’autant plus évidente et difficile les manœuvres de récupération par les appareils gauchistes et staliniens, l’UGTT en premier lieu pour la Tunisie. Mais parallèlement à cette tendance profondément libertaire n’y a-t-il pas aussi le signe d’une difficulté à élaborer un discours politique radical après l’effondrement des idéologies, qui risque d’entraver l’organisation d’un mouvement dans la durée, comme en France en Mai 68 ?

Autant le soulèvement est spontané, ce qui réduit beaucoup toute perspective de récupération stalinienne, nationaliste ou intégriste, autant les révoltés n’ont pas de projet clair. Ceci pose le problème difficile d’une « organisation » qui émanerait des luttes et qui romprait avec les méthodes staliniennes et bureaucratiques.

Par ailleurs il est important et urgent d’ouvrir un champ de réflexion sur toutes les questions de la vie quotidienne (chômage, travail, développement, éducation, santé….) et ce dans une perspective qui coupe court avec l’idéologie productiviste et hiérarchique. Nous réfutons l’idée de leaders mais ceci ne veut pas dire que les intellectuels (ceux qui s’intéressent aux questions qui dépassent leur spécialité et la chose publique) doivent se croiser les bras. Ils doivent parler à haute voix et exprimer leurs idées tout en sachant que lors des mouvements populaires, ils doivent s’y intégrer comme simples citoyens. Bien sûr ils peuvent proposer des formes d’organisations autonomes.

Un mois après sa victoire, le soulèvement tunisien semble continuer sous des formes différentes : ce sont aujourd’hui les populations les plus pauvres, dans les régions délaissées, qui mènent des actions et des grèves qui portent autant sur le maintien des cadres du RCD aux postes de direction que sur des revendications salariales. Ce phénomène est d’autant plus évident en Egypte. Cette alliance étroite du politique et de l’économique dans la tête des gens pourrait-elle déboucher sur des projets d’auto-gouvernement ?

Le mouvement continue effectivement sous forme des grèves sauvages, d’occupation de locaux, de revendications sociales, d’éviction de gouverneurs et de responsables du RCD, de directeurs corrompus et contre les formes serviles de travail (la sous-traitance et les sociétés privés de service….). En Égypte les ouvriers du canal Suez, de la Mahalla [ville spécialisé dans l’industrie textile dans le delta du Nil] et du transport ont accéléré significativement la chute de Moubarak.

Pendant que les frères musulmans et quelques fractions de libéraux et de la gauche traditionnelle commençaient des pourparlers avec le pouvoir en place, le nombre des manifestants doublait. Le mouvement indépendant « du 25 janvier » a alors refusé de faire marche arrière et les ouvriers des secteurs clefs ont entamé une grève sauvage. C’est à ce moment que ces formations politiques se sont retirées des négociations, et que les militaires ainsi que les USA, qui suivaient de très près les événements, ont imposés la démission de Moubarak. Comme en Tunisie, il faut s’attendre là-bas à la poursuite du mouvement sous d’autres formes, notamment sociales.

Aucuns sentiments anti-français n’ont été relevés lors des événements en Tunisie, alors que les étroits liens mafieux entre les deux pays étaient de notoriété publique. Même chose avec les États-Unis en Égypte, même si l’intelligence diplomatique américaine marque une différence profonde d’avec le ridicule d’Alliot-Marie... On sait que l’occident est devenu le modèle incontestable pour le monde entier, mais les soulèvements arabes peuvent-ils ouvrir à un avenir qui ne soit pas calqué sur le mode de développement suicidaire de l’occident ?

Il faut dire que les peuples arabes savent faire la différence entre le peuple français et ses dirigeants et c’est la même chose pour les égyptiens et les américains. A part les courants nationalistes chauvins ou les jihadistes, nos peuples se souviennent bien du soutien des populations occidentales au peuple irakien contre l’invasion américaine. Quant à Alliot-Marie tout le monde est au courant de l’affaire de l’envoi à Ben Ali de matériel de répression et de ses relations avec certains milieux financiers et politiques tunisiens.

Pour l’avenir : on ne peut rien prédire mais ce qui est sûr c’est que la population n’acceptera plus les types de relation qui ont prévalu dans le passé. L’UGTT promet aux habitants des régions intérieures l’arrivée d’investisseurs étrangers et chante que l’avenir sera radieux : des usines de câbles pour les voitures américaines destinées à l’exportation ! Quel développement ! Mais la population se fout de ces promesses. Dans les milieux politiques et financiers, on lance le mot d’ordre : « Invest in Democracy ». Voici une forme inédite de récupération : Vous voulez du travail ? On vous le ramènera sous forme d’entreprises de sous-traitance qui produiront pour le marché mondial... La bourgeoisie n’a qu’un seul projet : jouer l’intermédiaire entre la population et le capital étranger.

Le problème israëlo-palestinien condense énormément les rapports de forces géopolitiques mondiaux, et les régimes despotiques arabes l’ont toujours instrumentalisés pour détourner les masses populaires des problèmes internes à leur société. En quoi les insurrections populaires d’aujourd’hui pourraient aider à y trouver une issue humaine ? Et n’y a-t-il pas un risque que les populations arabes confrontées à de profondes difficultés politiques, sociales et économiques trouvent dans ce conflit un dérivatif à leurs frustrations ?

A notre avis il n’y aura pas de solutions dans l’immédiat à la question palestinienne et elle sera peut-être la dernière à être résolue car elle est la résultante de toutes les contradictions mondiales.

Sur ce point, nous sommes contre deux Etats séparés mais pour un Etat unique aux israéliens et aux palestiniens, laïque, démocratique et intégrée à la région - c’est-à-dire qui ne soit pas un moyen de contrôle des peuples arabes. Des jeunes palestiniens ont appelé à Gaza et en Cisjordanie à un soulèvement contre les deux dirigeants palestiniens actuels, et contre cette scission du pouvoir. Ils ont été immédiatement arrêtés par M. Abbas et le Hamas... La question palestinienne est intimement liée aux conditions socio-économiques et politiques des peuples arabes. Car il faut dire que la bourgeoisie arabe alliée au capitalisme mondial est aussi l’allié du régime sioniste. Donc les deux questions sont très imbriquées.

Les sociétés arabes sont confrontées à de grands problèmes culturels, politiques, démographiques et économiques, et les tendances géopolitiques lourdes vont certainement les aggraver : fin programmée du pétrole, sous-productions agricoles mondiales et crise économique. Quelles sont les pistes que pourraient suivre les pays arabe face à ces défis ? Les soulèvements du monde arabe pourraient-ils malgré tout marquer la fin de l’islamisme, voire de l’Islam politique ?

Les deux soulèvements ont été spontanés et les courants politiques particulièrement intégristes ont été complètement dépassés par le mouvement populaire. Mais le fait nouveau, c’est que notre jeunesse n’a pas connu les moments de la montée du courant intégriste. L’Iran n’est plus un modèle d’autant plus qu’il n’est en rien immunisé contre un éventuel soulèvement à la tunisienne et à l’égyptienne. Par ailleurs, et pareillement à ce qui se passe pour les mouvements gauchistes, on assiste au morcellement de ces mouvements intégristes.

Aujourd’hui 4 partis islamistes ont demandé leur légalisation en Tunisie : leurs leaders sont tous des anciens dirigeants du mouvement intégriste Ennahdha et des divergences importantes les séparent. Le défi intégriste est réel mais pas immédiat et l’islamisation (la mode du port du Hijab par exemple) n’a jusqu’ici pas été politique en Tunisie. La majorité des femmes qui portent le Hijab, par exemple, affirment qu’elles ne voteront pas pour Ennahdha car elles considèrent que celle-ci est foncièrement contre les droits des femmes.

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