vendredi 24 avril 2015, par
par Saïd Bouamama
3419 migrants sont morts en 2014 en tentant de traverser la Méditerranée selon l’agence de Nations-Unies pour les réfugiés [1]. Ce chiffre macabre fait de la Méditerranée la frontière la plus meurtrière, le nombre total de décès pour le monde entier étant de 4272. Sur une durée plus longue ce sont plus de 20 000 migrants qui ont perdu la vie depuis l’an 2000. La tendance est de surcroît à une hausse permanente, l’année 2014 ayant battu tous les records en laissant loin derrière le précédent pic qui était de 1500 décès en 2011. Les discours politiques et médiatiques construisent chaque NOUVEAU drame comme des catastrophes imprévisibles sur lesquelles les gouvernements européens n’auraient aucune prise et aucune responsabilité. Le discours de la catastrophe cache un processus d’assassinat de masse de l’Union Européenne.
Le premier angle mort des discours politiques et médiatiques est celui des causes économiques poussant des dizaines de milliers d’Africains à risquer leurs vies dans des traversées qu’ils savent meurtrières. Depuis les indépendances politiques de la décennie 60, d’autres mécanismes que l’occupation militaire directe sont venus prendre le relais pour assurer la reproduction du « pacte colonial » c’est-à-dire la construction des économies africaines selon les besoins de l’Europe et non selon les besoins des peuples africains. Sans être exhaustif rappelons quelques-uns de ces mécanismes.
Les accords de coopération économique, financière et monétaire que les différents pays européens imposent aux pays africains impliquent une vente des matières premières à des coûts inférieurs à celui du marché mondial et interdisent la taxation des produits importés d’Europe. Prenons l’exemple du dernier accord signé entre l’Union Européenne et les 15 États de l’Afrique de l’Ouest dit « Accord de partenariat économique » (APE). Cet accord interdit la taxation des 11, 9 milliards d’euros de produits importés par l’Union Européenne en 2013. Il met ainsi l’agriculture vivrière locale en concurrence avec l’agriculture industrielle européenne poussant à la misère des centaines de milliers de paysans. Les conséquences coulent de source.
Cet Accord renforcera une migration massive de populations privées d’avenir dans leur pays, dans une situation où la population d’Afrique de l’ouest fera plus que doubler d’ici 2050, atteignant 807 millions d’habitants (contre 526 millions pour l’UE à la même date), et dans un contexte de réchauffement climatique particulièrement accentué dans cette région. » [2]
Le caractère exploiteur de ces accords est tel que le professeur Chukwuma Charles Soludo, déclare le 19 mars 2012 que l’APE d’Afrique de l’Ouest constitue un (AO) « second esclavage » [3]. Mais l’APE n’est que la systématisation à grande échelle de logiques de mises en dépendance antérieures comme « l’aide liée » imposant le recours aux entreprises françaises en échange d’un financement de projets d’aménagement, les Plans d’Ajustement Structurel imposant des réformes libérales en échange d’un crédit ou d’un report de remboursement d’une dette, ou pire encore l’institution du Franc CFA qui permet le contrôle des politiques monétaires de la zone franc. Ces causes directes de la paupérisation africaine et de la pression migratoire sont tues par le discours politique et médiatique dominant. Elles démentent l’idée d’une catastrophe imprévisible sur laquelle l’homme n’aurait aucune prise. Le discours médiatique de la catastrophe n’est qu’un processus de masquage des causes économiques structurelles.
Bien sûr de tels mécanismes ne sont possibles que par le recours direct ou indirect à la force allant de l’assassinat des opposants à ces politiques en passant par les coups d’Etats ou les guerres ouvertes. C’est la raison de la fréquence des interventions militaires européennes directes ou indirectes en Afrique. Si la France est la plus présente dans ces aventures guerrières en Afrique c’est sur la base d’une délégation européenne. Face à la montée des puissances émergentes, face à la concurrence économique états-unienne et chinoise, l’Europe mandate ainsi la France pour la défense des intérêts de l’ « Eurafrique » c’est-à-dire pour la consolidation d’un néocolonialisme socialisé à l’échelle de l’Union Européenne. Cette « Eurafrique » économique et militaire est un vieux projet de certaines fractions du capital financier européen. Elle a été freinée par les concurrences entre les différents pays européens qui tendent à être mises au second plan du fait de l’exacerbation de la concurrence liée à la mondialisation capitaliste. Voici comment Aimé Césaire alertait déjà en janvier 1954 sur l’Eurafrique en se trompant uniquement sur la nationalité du soldat :
« Je le répète : le colonialisme n’est point mort. Il excelle, pour se survivre, à renouveler ses formes ; après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu les temps plus hypocrites, mais non moins néfastes, de la politique dite d’Association ou d’Union. Maintenant, nous assistons à la politique dite d’intégration, celle qui se donne pour but la constitution de l’Eurafrique. Mais de quelque masque que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. Pour ne parler que de sa dernière trouvaille, l’Eurafrique, il est clair que ce serait la substitution au vieux colonialisme national d’un nouveau colonialisme plus virulent encore, un colonialisme international, dont le soldat allemand serait le gendarme vigilant. » [4]
Ces guerres directes ou indirectes [5] sont la seconde cause de la pression migratoire. Ce n’est pas seulement pour survivre économiquement que des milliers d’africains risquent leurs vies en méditerranée mais pour fuir les guerres européennes et leurs conséquences en termes d’installation de régimes dictatoriaux ou pire encore le chaos comme en Lybie ou au Congo avec l’installation de « seigneurs de guerres » avec lesquels le commerce peut continuer. Le discours médiatique de la catastrophe masque également la responsabilité européenne vis-à-vis de cette cause des migrations contemporaines.
Si les causes évoquées ci-dessus suffisent pour comprendre la hausse de la pression migratoire, elles ne suffisent pas à expliquer l’augmentation du nombre de décès au cours de la migration. Pour cela il faut orienter le regard vers les réponses de l’Union Européenne à cette pression migratoire. Ces réponses se concrétisent depuis 2005 par l’action de l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (FRONTEX). Le statut d’agence offre une autonomie importante qui a été encore renforcée le 10 octobre 2011 en l’autorisant à posséder désormais son propre matériel militaire. Les moyens financiers mis à disposition de FRONTEX sont en augmentation constante : 19 millions d’euros en 2006 et 88 millions d’euros en 2011 [6].
Concrètement l’agence organise des patrouilles militaires afin de refouler les migrants vers des pays voisins d’une part et signe des accords avec des États tiers pour qu’ils fassent barrage en amont sur les candidats à la migration d’autre part. Pour mener à bien sa première mission, l’agence dispose de moyens militaires en constante augmentation mis à disposition par les États membres ou en possession propre : plus d’une quarantaine d’hélicoptères et d’avions, d’une centaine de bateaux et environ 400 unités d’équipement tels que des radars, des sondes, des caméras, etc [7]. Nous sommes bien en présence d’une logique de guerre contre les migrants. De tels moyens militaires permettent à l’agence d’assurer en particulier des patrouilles fréquentes dans les eaux territoriales des États membres mais également dans les eaux internationales. La Ligue belge des droits de l’homme décrit à juste titre l’agence comme une « véritable armée au service de la politique migratoire d’une Europe forteresse, menant à armes inégales une guerre aux migrants qui n’ont rien de soldats » [8]. Cette logique de guerre conduit les candidats à la migration à des prises de risques de plus en plus importantes pour échapper à la surveillance des patrouilles de FRONTEX. La hausse du nombre de décès n’est pas le fait d’une catastrophe imprévisible mais le résultat de décisions prises en toute conscience des conséquences meurtrières.
La seconde mission de FRONTEX consistant en la signature d’accords avec les pays africains riverains de la méditerranée n’est rien d’autre qu’une externalisation du « sale boulot » pour reprendre une expression de la juriste Claire Rodier [9]. Les conséquences de cette externalisation sont logiques :
« Cette externalisation qui consiste, pour les Etats européens, à sous-traiter la gestion de l’immigration irrégulière aux pays limitrophes (Maghreb, Europe de l’Est) a plusieurs avantages : d’une part, elle opère un transfert du « sale boulot » (déportations de masse, détentions arbitraires, tortures) dans des pays dont les standards sont moins élevés qu’en Europe, en permettant de s’affranchir des obligations que les lois européennes imposent en matière de respect des droits de l’homme. D’autre part, elle participe du rapport de dépendance que l’UE entretient avec son voisinage proche. Car, aux pays concernés, on promet, en échange de leur collaboration, le financement d’actions de coopération ou des contreparties de nature politique ou diplomatique. » [10]
Aux morts de ma méditerranée, il convient donc d’ajouter les sévices, les brutalités et les morts de la sous-traitance. Ce rôle d’installation des conditions de l’assassinat institutionnel de masse est, bien entendu, absent des reportages que nos médias diffusent à chaque naufrage meurtrier.
Ayant occulté les causes structurelles de la hausse de la pression migratoire et les causes de sa traduction en décès dans la méditerranée, il ne reste au discours médiatiques qu’à ne se centrer que sur « les passeurs ». Ceux-ci seraient les seuls responsables de la situation et la lutte contre les réseaux de passeurs est présentée comme la solution. Le centrage des discours politiques et médiatiques sur les seuls passeurs contribue une nouvelle fois à occulter les véritables raisons des drames réguliers de la méditerranée.
Nous n’avons, bien entendu, aucune sympathie pour ces passeurs. Nous devons néanmoins rappeler que tant qu’il y a une demande de migrants, il y aura une offre de passages clandestins. C’est le propre des politiques qui ne veulent pas s’attaquer aux causes d’un problème social que de n’aborder que l’offre et d’occulter la demande. S’attaquer aux seuls dealers sans s‘interroger sur la demande de « paradis artificiels » d’un nombre grandissant de citoyens, adopter une politique prohibitionniste en matière d’alcool sans s’attaquer aux causes de l’alcoolisation, etc. Les exemples sont nombreux de ces politiques hypocrites prétendant agir sur les conséquences alors que les causes restent occultées.
Confrontés à une hausse des risques de contrôle, les passeurs sont incités à se débarrasser de leurs cargaisons encombrantes le plus tôt possible et par n’importe quel moyen. « De nouveaux éléments recueillis, mardi 16 septembre, par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) sont venus confirmer la thèse selon laquelle ce sont bien les passeurs qui ont volontairement embouti le bateau de centaines de migrants avant que celui-ci ne coule » souligne Elise Vincent dans l’édition du Monde du 16 septembre 2014. Si ces criminels doivent être poursuivis et jugés, il n’en demeure pas moins que de telles pratiques ne sont possibles que parce que la politique européenne en crée les conditions.
Ces mêmes orientations politiques créent une occasion de profit en or pour la mafia par l’exploitation de ceux qui ont pu échapper à la mort. Le journaliste de l’agence Reuter décrit comme suit cette nouvelle « poule aux œufs d’or » de la mafia à Lampedusa :
« Ici, à huit heures de bateau de la Sicile, la mafia fait déjà ses affaires en accueillant des migrants dans des centres exploités par des sociétés privées sur délégation de l’Etat. C’est toujours les mêmes qui gagnent les appels d’offre depuis des années. Un migrant rapporte en subvention une trentaine d’euros par jour. Avec ces dizaines de milliers de migrants, c’est un business en or, plus rentable même que le trafic de drogue, de l’aveu d’un gangster, piégé par des écoutes téléphoniques lors d’une enquête sur la corruption à Rome. Ce qui est vrai dans la capitale sera vrai partout en Italie. Une illustration de cette organisation, c’est le scenario, toujours le même, qui précède les secours. A bord des rafiots pourris partis de Libye, il n’y a rien à manger ou à boire, pas d’essence, mais un téléphone satellitaire pour appeler au secours. Un équipement bien trop coûteux pour les passeurs. A terre, les migrants fournissent une main d’œuvre à bon marché. Dans l’agriculture pour les hommes, dans la prostitution pour les femmes. Un véritable trafic d’esclaves, et les esclavagistes sont Africains et Italiens. » [11]
Les travaux de recherche sur les discriminations considèrent qu’une des formes de celles-ci est la discrimination systémique, c’est-à-dire étant la conséquence d’un système et non d’une décision volontaire de discriminer. Nous pouvons emprunter le même concept en ce qui concerne les morts de la méditerranée. Certes l’assassinat de ces migrants n’est pas direct. Il est en revanche le résultat inéluctable des politiques de l’Union Européenne tant dans sa politique africaine que dans sa politique migratoire, tant dans la hausse de la pression migratoire que dans sa traduction en décès à grande échelle.
P.-S.
Ce texte, a paru initialement le 15 mars 2015 sur le Blog de Saïd Bouamama (https://bouamamas.wordpress.com), puis le 21 avril sur le site "paroles libres" (http://www.paroleslibres.lautre.net...).
Notes
[1] http://www.unhcr.fr/54871a45c.html
[2] Communiqué de presse, Non à la signature de l’Accord de Partenariat Économique UE-Afrique de l’Ouest par le Conseil de l’Union européenne !, 11 décembre 2014, http://www.solidarite.asso.fr/IMG/p…
[3] Jacques Berthelot, Il est urgent d’arrêter d’imposer les APE, 16 janvier 2013, http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/po…
[4] Aimé Césaire, « Le colonialisme n’est pas mort », La nouvelle critique, n° 51, janvier 1954, p. 28.
[5] Conférer pour aller plus loin, Raphaël Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ?, Agone, Marseille, 2009.
[6] Frontex, « Le bras armé de l’Europe Forteresse », demain Le Monde, n° 18, mars-avril 2013.
[7] Ibid.
[8] « Frontex : guerre aux migrants » – le document audio, http://www.liguedh.be/les-fichiers-…
[9] Claire Rodier, Xénophobie Business. À quoi servent les contrôles migratoires, La Découverte, Paris, 2012.
[10] Interview de Claire Rodier dans Libération, 01/10/2012.
[11] Antonio Parrinello, Reuters du 17 janvier 2015.