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CA 319 avril 2022

LA LIBERTE NE SE MENDIE PAS.


mercredi 27 avril 2022, par Courant Alternatif


Avec la publication de son nouvel ouvrage La liberté ne se mendie pas (l’Insomniaque 2022), Nadia Ménenger nous propose un recueil de textes issus des premières années de L’Envolée, le fameux journal anti-carcéral. Plus qu’une simple compilation, la réunion de ces écrits nous invite à une critique sans concession de la prison et du monde qui la produit et nous permet de constater la continuité sans faille des différents gestionnaires de l’État dans la réduction toujours plus grande de notre liberté. En une dizaine de thèmes et dans un style débarrassé de tout jargon, l’ouvrage nous propose de comprendre et de poursuivre la démarche qui était celle des fondateurs du journal : renouer avec une radicalité basée sur une pratique concrète en lien avec les premiers concernés par la critique de la prison, les prisonniers.

Entretien avec une complice historique des luttes anticarcérales.

CHERCHE COMPLICE POUR ENTREPRISE DE DÉMOLITION CARCÉRALE.


Question : Ton bouquin se veut à la fois un hommage a l’un de tes camarades et un retour sur les dix premières années du journal L’Envolée, journal dont tu as été une des fondatrices [1] Peux-tu pour commencer nous préciser ta démarche et tes intentions ?


Réponse : Ça faisait déjà un petit moment qu’en relisant certains articles qu’on avait écrits dans le journal, je m’étais rendu compte de leur intérêt et de leur pertinence pour notre actualité. Celle-ci me semble d’ailleurs marquée par le fait que la parole politique est monopolisée par les intellectuels et j’avais l’envie que l’expérience  à laquelle j’avais participé soit racontée par ses acteurs et non par des gens extérieurs ou par des spécialistes.
 D’autre part  je considère que la théorie politique doit s’élaborer, se baser sur une pratique
 concrète et c’est ce que l’on essayait de faire avec L’Envolée. Nous articulions une réflexion avec les premiers concernés par le biais de l’émission de radio, par le relais de la parole des prisonniers et une pratique par le biais de campagnes, d’actions ou par l’organisation de moments de résistances afin de donner de l’écho aux luttes des prisonniers. Cette stratégie je ne la retrouve pas aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression que nous sommes submergés par les textes mais que nous sommes incapables d’en faire quelque chose de commun et de les transformer en réflexion pratique collective. Et donc je trouve que cette expérience de L’Envolée, elle, vaut. Elle vaut pour elle-même, mais elle vaut aussi par ce qu’elle est la continuité avec l’histoire de la lutte anti carcérale, elle vaut par ce qu’elle pose les bonnes questions, à savoir comment faire, comment s’organiser pour faire reculer un tant soit peu ce système sécuritaire, ce tout enfermement. Le décès d’Olivier a été le déclencheur.

Je trouve, en effet, qu’il y a une nécessité de faire vivre la mémoire des luttes mais aussi la mémoire des personnes qui les ont portées. Aujourd’hui, avec le tout numérique, l’anonymat prévaut, on ne sait pas qui parle, on ne sait pas « d’où parlent les gens », ce qui les motive pour dire et faire ce qu’ils font, et je trouve qu’il est important de parler des nôtres, de notre camp de ceux qui se sont battus et qui ont proposé des pratiques, même si on peut et même si on doit les critiquer. J’avais eu d’ailleurs une démarche similaire avec mon précédent livre( [2]...


Ton camarade Olivier, par ses choix de vie (reprise individuelle, illégalisme), par sa participation à de nombreuses publications [3], incarne un certain anarchisme en conflit direct et assumé avec la société...

L’histoire de L’Envolée, c’est effectivement l’histoire de la rencontre entre quatre personnes, avec ensuite plein d’autres qui les ont rejointes. Moi je venais de l’Autonomie organisée, de la radio libre avec l’émission Parloir Libre et d’une manière de faire de la politique en dehors des organisations et des partis. Olivier, après un parcours scolaire brillant marqué par le passage dans de « grandes écoles », a fait le choix d’une vie collective, de l’illégalisme et de la confrontation ouverte avec la société. Résultat : il s’est retrouvé en prison. Et c’est suite à son incarcération qu’il rencontre Hafed (braqueur et futur auteur de polar) et Francine ; c’est du fruit de cette rencontre que naît l’envie de faire une émission de radio et très rapidement un journal. Moi je suis « arrivée » à la prison avec l’incarcération de mon petit frère. On avait donc à la fois une révolte individuelle mais aussi un rapport physique quasi charnel à la prison.


La rencontre c’est quelque chose d’important dans le livre, pas seulement comme un plaisir de la vie mais aussi comme un objet politique...


D’accord, mais la rencontre des différences ; avec Olivier on avait des pratiques politiques différentes et pourtant voilà... Je considère donc que malgré les pratiques et les sensibilités différentes on peut avancer, réfléchir et faire ensemble. Les différences doivent être le prétexte à des confrontations entre des analyses et des points de vue. Aujourd’hui on est dans l’injonction, l’invective, quasiment dans la morale. Avec ce type de comportements on ne peut rien faire. Cette expérience montre aussi la richesse que peuvent produire ces rencontres-là, c’est à partir de cela que l’on peut construire des résistances contre ce qui nous opprime.


L’intérêt de L’Envolée c’est aussi de faire le lien avec une histoire qui plonge ses  racines dans l’Histoire, celle des luttes anticarcérales…

C’est ce qui me paraît le plus important. C’est à dire partir des mouvements. C’est pour ça que les sociologues, eh bien ils ne peuvent pas grand-chose pour nous. Si on ne part pas des luttes, si on n’y va pas non seulement pour les soutenir, pour ne pas laisser les gens qui se battent tout seuls mais aussi pour rencontrer les gens, on ne peut pas construire quelque chose sur des bases saines. On ne peut pas non plus comprendre pourquoi les luttes collectives dans les prisons semblent aujourd’hui en retrait.
Dans les années 80, il y a avait environ 500 DPS [4], souvent avec un profil de longues peines et/ou de braqueurs, qui étaient particulièrement moteurs dans les luttes. Dans les années 2000, si les profils ont changé, les structures de la prison ont également évolué. L’Administration Pénitentiaire a réussi à anéantir les résistances. Peut-être parce que nous nous sommes focalisés sur les longues peines (à juste titre d’ailleurs), nous avons raté quelque chose concernant le gros de la détention, c’est à dire les petites peines, la détention préventive (près de 29 % des détenus). Je rappelle que la moitié des prisonniers sont condamnés à des peines de moins de deux ans, ce sont eux qui, en découvrant l’univers dégueulasse qu’est la prison, pètent les plombs, se suicident ou bien font des allers-retours entre la prison et l’extérieur.

Tu as organisé le livre en regroupant sous différentes thématiques les textes publiés, à chaque fois tu expliques le contexte et les raisons qui vous ont poussés à choisir ces thèmes. Par exemple celui de l’isolement, dont la contestation a été une revendication historique de la lutte des prisonniers [5].

Au delà de la revendication légitime, car il ne suffit pas de dénoncer les conditions de détention mais bien de critiquer la prison comme système, nous voulions essayer de comprendre pourquoi, alors que l’isolement dans les années 70 soulevait des protestations très importantes à l’intérieur comme a l’extérieur, cette question aujourd’hui ne choquait plus. L’isolement était alors présenté comme quelque chose d’inacceptable qui provoquait des dégâts irréversibles, voire la folie chez la personne qui le subissait, bref cette « méthode » était apparentée à une torture. L’autorisation pour les détenus d’avoir des rapports entre eux est désormais présentée comme une gratification, comme le préalable au droit d’exercer une activité ou d’avoir des relations avec d’autres prisonniers. Il s’agit en fait d’un moyen pour favoriser la pacification et le contrôle des établissements pénitentiaires. Ce que nous avons constaté c’est que l’isolement carcéral était le corollaire de l’individualisation, de l’atomisation générale de la société, du fait que nous sommes nous-mêmes isolés dans nos habitats, dans nos pavillons, dans nos HLM comme dans nos rapports sociaux. On valorise le repli sur soi en nous le présentant comme un confort et un luxe alors que l’être humain est un individu social qui se nourrit de rapports avec ses congénères ; on présente l’autre comme un danger potentiel dont il faut se méfier. L’exemple du confinement et l’expérience du Covid 19 sont à ce titre particulièrement éclairants avec les outils technologiques déployés et la pratique de l’auto-attestation pour sortir de chez soi.
Finalement, lorsque nous disions que notre monde ressemble de plus en plus à une prison, nous ne pensions pas être si proches de la réalité. Mais plus que le slogan, il est primordial de réfléchir à propos du débordement de la prison sur la société dans son ensemble. Il nous faut penser la prison et la société qui la produit.

Effectivement, au fil des textes, on prend conscience que la répression est générale et la prison en particulier est un des piliers du fonctionnement de la société capitaliste ; mais vous poussez votre hypothèse plus loin jusqu’à proposer une analyse radicale du droit. Tu écris « le droit c’est l’équivalent d’une religion qui tomberait du ciel » et que personne ne remet en cause.

Le droit s’est progressivement insinué avec la judiciarisation de nos vies, c’est à dire qu’on ne conçoit plus le conflit comme quelque chose qu’on peut résoudre entre individus. Il faut toujours que l’on ait recours à un médiateur qui le juge, à l’Etat ou à une autorité d’une manière générale. C’est devenu l’univers indépassable qui s’est incrusté dans nos têtes et cela a tendance à prendre le pas sur toute autre forme de lutte, même dans le monde du travail, ou dans les affaires de crimes racistes ou de violences policières où l’on se focalise sur le procès. Le droit serait censé protéger les plus fragiles et les plus faibles en nous donnant l’illusion d’être tous égaux. Or le droit est l’émanation de l’État et des possédants, il sera toujours du côté du pouvoir. Même s’il ne faut pas être manichéen et ne pas se priver d’utiliser tous les recours que l’on estime nécessaires, il ne faut pas se laisser enfermer dans ce piège juridique qui ne nous laisse plus de marge de liberté et exclut toutes les autres formes de mobilisation.

Une autre conséquence de la judiciarisation c’est la victimisation, c’est à dire la construction d’une figure, la victime, et sa mise au centre de la démarche judiciaire, en tout cas dans le discours politique.

Cette question était encore à l’époque embryonnaire. La place qu’a prise la victime dans la procédure judiciaire, comme par exemple sa consultation dans l’exécution de la peine, est une nouveauté qui va changer complètement notre vision des choses. Les victimes ne sont que des objets passifs, pas des sujets. La victimisation pousse à la résignation, pas à la révolte. Et puis, si on sort les grands principes, la justice était censée être rendue au nom du peuple, elle sera désormais rendue au nom des victimes. On le voit aujourd’hui avec la rétention de sûreté et la consultation des victimes dans la décision de libérer ou pas les prisonniers.

Comment vois-tu les débats contemporains autour de la justice, à savoir les propositions autour de la justice réparatrice ou des peines alternatives ?

Je ne peux répondre à ces pistes en quelques mots. Déjà je m’interroge sur la pertinence d’aller chercher des solutions aux Etats-Unis alors que nous disposons ici de nombreuses expériences issues des luttes passées. Par ailleurs, je constate que le pouvoir a su récupérer ces revendications et qu’elles se traduisent encore et toujours par plus de répression avec, par exemple, une extension du délai de prescription, l’allongement des peines ou la création de sanctions supplémentaires… Et que trop souvent sont laissées de coté les causes sociales et politiques des phénomènes. Nous pourrions par exemple chercher aussi du coté du processus mis en œuvre au Rwanda après le génocide ou en Kanaky, non pas pour punir, non pas pour désigner le mal ou des boucs-émissaires, mais plutôt pour essayer de refaire communauté ensemble et donc avancer collectivement.

P.-S.

Nadia Ménenger/Olivier Cueto, La liberté ne se mendie pas, L’Envolée 2001-2008 Editions de l’Insomniaque - 15 euros.
Les lecteurs intéressés qui ne parviendraient à trouver l’ouvrage peuvent s’adresser à Courant Alternatif.

Notes

[1En 2001 Nadia, Francine, Olivier et Hafed fondent le journal, et, peu de temps après, l’émission de radio sur Fréquence Paris plurielle

[2A ceux qui se croient libres, aux éditions de l’Insomniaque, qui racontait la prison à travers la vie et les écrits d’un prisonnier, Thierry Chatbit

[3Par exemple TIC/TAC ou bien Mordicus

[4Détenu Particulièrement Signalé

[5Il y aurait actuellement dans les prisons françaises plus d’une centaine de personnes placées à l’isolement. Le quotidien (au moins 22 heures sur 24 enfermées), structuré par de lourdes mesures de sécurité, ne laisse place à aucune prise en charge, et l’absence totale de contacts humains a des effets ravageurs sur les personnes qui y sont confrontées, à tel point qu’on peut parler de torture blanche selon l’euphémisme consacré

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