lundi 19 juillet 2010, par
Depuis que la crise des « subprimes »a éclaté en août 2007, elle n’en finit pas de dérouler ses épisodes sans qu’on voie apparaître une fin prévisible. Dans un premier temps, les difficultés des ménages modestes à rembourser leurs crédits immobiliers aux Etats Unis ont mis en danger les plus grandes banques mondiales. Comment cela a-t-il été possible ? Techniquement (mais les explications techniques ne sont jamais des explications suffisantes) à cause d’un système très juteux pour la finance qui permettait de se revendre la patate chaude de « produits toxiques » qui rapportaient beaucoup, justement à cause des risques qu’ils présentaient. Cette crise a entraîné une crise de confiance entre les banques qui ne se prêtaient plus d’argent entre elles, ce qui risquait de bloquer tout le système, d’où des prêts fréquents et importants des banques centrales. En septembre 2008, le gouvernement américain lâche une banque d’affaires qui fait faillite, et la finance mondiale menace à nouveau de s’écrouler. Cet épisode est la suite directe du précédent. Début 2010, nouveau coup de tonnerre : ce coup ci c’est un Etat, européen de surcroît, qui serait au bord de la faillite. Là encore, on est toujours dans les contrecoups de la même crise : qui dit crise dit baisse des recettes fiscales et augmentation des dépenses sociales, donc déficit public. Un point commun à tous ces épisodes : ce sont à chaque fois les marchés financiers qui sont au cœur de la crise et « l’économie réelle » qui en fait les frais. C’est la nouveauté de notre époque : l’importance décisive que la finance a pris pour le capitalisme. Cette primauté est aussi politique : les marchés financiers imposent un type de politique économique qui va à l’encontre de la croissance, qui est pourtant essentielle à la survie du système. Enfin, cette crise va sûrement redessiner de nouveaux rapports de force au niveau mondial.
A l’origine de la crise,
les contradictions du système
Les 30 années de croissance après la seconde guerre mondiale dans les pays développés représentent une exception dans l’histoire du système capitaliste. Cette croissance était fondée sur un compromis social, issu entre autres des mouvements de résistance et des rapports de force mondiaux (guerre froide). Les gains de productivité permis par l’extension de la standardisation des produits et de la parcellisation des tâches (travail à la chaîne) étaient répartis entre profits et salaires, et fortement ponctionnés par l’Etat. Il y avait un deal implicite derrière ce partage : acceptation d’un travail dangereux et aliénant, acceptation de la hiérarchie, acceptation de l’ordre social, acceptation de l’abrutissement de la chaîne, en échange d’un salaire relativement garanti et d’une protection sociale (ce qui représentait une rupture pour la classe ouvrière, dont les conditions d’existence jusque là étaient caractérisées par la précarité).
C’est ce modèle de croissance qui est entré en crise à la fin des années 60, à la fois pour des raisons économiques (essoufflement des gains de productivité, saturation des marchés), sociologiques (recherche de distinction contradictoire avec le modèle de consommation de masse) et de contestation de l’ordre social (rappelez-vous les grandes grèves d’O.S. au début des années 70).
Ce compromis social a éclaté au profit du patronat : précarisation du marché du travail, modération salariale... Les marchés financiers ont connu un essor parallèle à l’éclatement de ce compromis. C’est au début des années 80 que les Bourses ont commencé à jouer un rôle important dans le financement de l’économie au niveau mondial, jusque là c’était plutôt les banques, et la nuance est de taille. En effet, ces dernières se contentent de prêter (ou non) à des taux généralement fixes, et n’ont pas intérêt à acculer leurs débiteurs à la faillite. Tous les marchés financiers, eux, ont UN ennemi commun, l’inflation qui rogne le pouvoir d’achat de leurs rentes et de leur capital. Les politiques contre l’inflation sont une constante des politiques économiques mondiales depuis environ 30 ans. Elles s’appuient sur deux axes : la baisse des salaires réels et celle du prix des matières premières. Ces dernières ont baissé d’environ 30% dans la décennie 80 jusqu’à entraîner à la fin des années 80 un risque de faillite mondiale des banques lié à l’étranglement financier des pays du tiers-monde. C’est alors qu’il a été fait appel au FMI qui a mis en place les fameux « plans d’ajustement structurels ». Nous y reviendrons.
Mais le capitalisme a besoin de débouchés, réduits par la stagnation du pouvoir d’achat et l’étranglement des économies du tiers-monde. C’est alors qu’ont commencé les privatisations, privatiser les services publics étant un moyen de créer de nouveaux marchés (de l’éducation, de l’assurance, de la sécurité...). Ce processus de privatisation est toujours en cours, et est en train de s’accélérer en France. Il dégrade encore le compromis social qui avait fondé la croissance d’antan. C’est alors aussi que les pays développés ont connu un essor fantastique du crédit, qui s’est généralisé à toutes les couches sociales, moyen finalement de maintenir la consommation de masse dans un contexte de modération salariale. C’est cette « solution » provisoire qui est entrée en crise aujourd’hui, et cette crise n’est donc pas près de se terminer. D’autant qu’elle se cumule à une instabilité financière mondiale liée elle à la domination des pays du tiers monde.
Sauver les banques,
une habitude
Finalement, si on regarde les principales crises économiques qui ont secoué le monde depuis la fin des années 80, on retrouve une première constante. Crise de la dette des pays du tiers monde à la fin des années 80, crise asiatique, crise actuelle, à chaque fois c’est lorsque le cœur des banques ou des marchés financiers a été atteint qu’on a parlé de crise, à chaque fois, il s’agissait d’un risque de faillite bancaire lié à des prêts à des conditions usuraires à des Etats ou des populations étranglées, à chaque fois les plans ont aidé non les populations démunies ou les économies étranglées, mais leurs étrangleurs. Et à chaque fois, on a semé les graines d’une nouvelle crise, plus grave. Nous écrivions déjà qu’il fallait suivre ce qui se passait dans le tiers-monde qui servait en fait de terrain d’expérimentation. La suite semble le confirmer.
Reprenons la question de la dette des pays du tiers-monde. Les principales banques mondiales auraient fait faillite si les Etats concernés avaient été déclarés officiellement insolvables. Deux types de solutions ont été expérimentés. La première, la moins médiatisée et la plus complexe à comprendre, n’est pas exactement une solution politique, mais la naissance d’un marché gris de la dette, c’est-à-dire d’un marché où elle était échangée, c’est ce qu’on appelle la titrisation, la dette des pays du tiers-monde est devenue un marché fructueux, avec plus-values et spéculation. C’est un des ancêtres des produits dérivés et autres produits toxiques qui sont à l’origine de la crise des subprimes. Ce bricolage des marchés financiers à la recherche d’affaires juteuses à court terme a été permis par la politique mondiale de dérégulation des marchés. La deuxième solution est plus connue. Pour obtenir les prêts indispensables, les Etats devaient inspirer confiance aux banques, et pour cela s’adresser au FMI, dont les prêts (relativement faibles) conditionnaient les prêts des banques privées. Ces prêts du FMI étaient accordés sous condition, des conditions de politique économique, ce sont les fameux plans d’ajustement structurels : réduction des déficits publics, privatisations, ouverture à la concurrence mondiale... Bien sûr, le tout au nom du bien-être des populations ainsi affamées qui après s’être serrées la ceinture (mais elles n’en avaient déjà plus, de ceinture) verraient s’ouvrir un avenir radieux. En attendant, on a connu un certain nombre de crises politiques liées aux émeutes de la faim, la propagation rapide du SIDA, l’augmentation de la mortalité par paludisme...
Et on retrouve dans cette solution une deuxième constante de ces crises : qu’est-il demandé à la Grèce en échange de « l’aide » de l’Europe ? La réduction des déficits publics, des privatisations, une meilleure ouverture à la concurrence mondiale... A quoi se sont engagés les divers pays européens pour rassurer les marchés : à lancer des plans d’austérité, à réduire les déficits publics, à privatiser... Faisons leur confiance pour que les résultats soient à la hauteur des plans d’ajustement structurels du FMI (en terme de dégradation relative, on part de plus haut quand même...). On retrouve à chaque fois le même enchaînement : des prêts à taux élevés pour des crédits risqués à des débiteurs qui n’ont pas le choix, suivis de produits financiers plus ou moins sophistiqués pour diluer le risque, tellement sophistiqués que les marchés en oublient leur base fragile jusqu’au jour où ça se retourne contre eux. A ce moment là, gros titres dans les journaux, plans d’aide (aux banques, pas aux populations dont les conditions d’existence sont dégradées) justifiés par l’affirmation (vraie) selon laquelle si on n’intervient pas, le système s’écroule. Après avoir hurlé contre la spéculation et annoncé qu’elles prendront des mesures, les autorités politiques, au lieu de revenir sur la rupture du compromis social dont on a parlé en première partie, restent sur le schéma ultra-libéral de dérégulation des marchés financiers et mènent donc les politiques économiques que ceux-ci réclament : lutte contre l’inflation et privatisations. C’est en tous les cas la politique dans laquelle l’Europe a annoncé qu’elle allait se lancer.
Une stratégie suicidaire ?
Cette politique laisse perplexe. Certes, on voit bien quel intérêt a le capital dans la précarisation des salariés. Certes, la casse de la protection sociale et des services publics contribue à cette précarisation et par-là même à renforcer le rapport des forces en leur faveur. Certes, on voit bien l’intérêt à habiller toutes ces mesures en faveur du grand capital des habits de la nécessité économique, de sauver un bateau dont le capitaine est défaillant mais sur lequel nous serions tous embarqués. Certes, on voit bien tous les nouveaux marchés qu’ouvrent les privatisations. On peut observer en ce moment en France à l’œil nu comment la grande bourgeoisie pousse jusqu’au bout le rouleau compresseur que lui permet un rapport de forces complètement dégradé.
Mais au-delà, le capitalisme a en ce moment un problème de surproduction. Et la finance, c’est bien beau, mais ses profits restent assis sur l’exploitation qui a lieu dans le processus de production (matériel ou immatériel) lui-même. Et pour que l’exploitation perdure, il faut vendre la production. Elle ne peut pas être écoulée intégralement auprès d’une petite minorité déjà tellement gavée qu’elle ne sait plus quoi faire de son argent...
Ce qui laisse le plus perplexe, c’est la politique de l’Union Européenne. Les Etats-Unis comme le Japon ont des déficits publics très importants, qu’ils aggravent très consciencieusement. Les Etats-Unis notamment mènent assez clairement une politique de relance (injection de fonds publics dans le système, instauration d’une sécurité sociale...). Seule parmi les grandes puissances, l’Europe a décidé de laisser son financement aux mains des marchés financiers, et ce statutairement grâce aux traités de Maastricht et de Lisbonne. Une monnaie commune sans gouvernement commun avec des situations économiques très disparates, c’était relativement inconscient. C’est pourquoi la politique monétaire a été confiée de fait aux marchés financiers, moyen d’imposer une politique commune sans passer par un gouvernement commun, de même que la politique industrielle a été confiée aux grands industriels, etc. L’Europe est une réussite : 80% des échanges commerciaux des pays européens se font entre pays européens. Toutes les économies nationales se sont ouvertes, c’est-à-dire que chacune dépend de son commerce avec le reste de l’Europe. Si des pays comme l’Allemagne, la France, etc. qui disposent de richesses importantes se lancent dans des politiques d’austérité, ce sont des marchés énormes qui se ferment et qui vont entraîner une récession grave pour les pays européens les plus en difficulté. Et à chaque fois, le petit jeu de la Grèce va pouvoir recommencer : les marchés financiers dégradent la note de la dette jusqu’à intervention de la Banque Centrale Européenne pour la garantir, le tout au prix d’une aggravation de la politique de rigueur. A terme, même l’Allemagne risque d’être entraînée dans la tourmente.
Peut-on parler d’aveuglement ? Tout à la joie de casser ce qui reste du compromis fordiste, de renforcer la précarité et de loucher sur les marchés de l’assurance retraite privée, de l’éducation privée, de la santé privée, tout à la joie de réussir à morceler, individualiser et écraser les salariés, les grands patrons en oublieraient qu’ils vont dans le mur ? Peut-on parler de la force de l’idéologie ? Le libéralisme économique est devenu quasiment une nouvelle religion, et ses serviteurs deviendraient incapables de voir autrement que par son prisme déformant ? Ou peut-on se dire que la mondialisation est suffisamment avancée pour que les élites au pouvoir se sentent affranchies des contraintes économiques nationales qui pèsent sur les pays qu’elles gouvernent ??? On peut remarquer aussi qu’il y a un débat au sein même des élites dirigeantes, et que ce débat, s’il ne peut y être réduit mécaniquement, reflète aussi des rapports de force entre logique financière, logique industrielle et logique commerciale, toutes logiques capitalistes qui n’ont cependant pas exactement intérêt aux mêmes politiques économiques.
Un rapport de forces mondial remodelé ???
A l’automne 2008, lorsque s’égrenaient les noms de grandes banques en faillite ou au bord de la faillite, lorsque le système mondial paniquait, beaucoup prédisaient une faillite des « pays émergents », notamment bien sûr de la Chine et de l’Inde. On peut d’abord observer que les pays les plus pauvres, à l’écart de la finance mondiale, sont aussi moins touchés par la tourmente. Ils le sont essentiellement par le biais de la diminution de l’argent envoyé par les émigrés, car de fait, c’est cet argent là qui profite réellement à la population. La Chine et l’Inde sont non seulement de très grands pays, mais leurs gouvernements, le gouvernement chinois notamment, ne sont inféodés à aucune grande puissance. Et de fait, la Chine a les moyens de relancer un marché intérieur dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas saturé, et de le fournir elle-même. En 2009, la Chine est devenue le premier partenaire commercial du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud. Entre 1990 et 2008, les échanges mondiaux ont été multipliés par près de quatre, tandis que les échanges Sud-Sud l’ont été par plus de dix. Le constructeur automobile indien Tata est aujourd’hui le deuxième investisseur en Afrique subsaharienne. Financièrement, les pays en développement détenaient, en 2008, 4200 milliards de dollars de réserves de change, soit plus d’une fois et demi le montant détenu par les pays riches. L’OCDE prévoit (mais elle se trompe très souvent) que les pays en développement représenteront près de 60% de la richesse mondiale en 2030.
Il est donc possible qu’on sorte de cette crise avec un paysage mondial fortement modifié. La Chine et l’Inde émergeraient alors comme de nouvelles puissances. S’il est clair qu’elles cherchent elles aussi à asseoir leur domination sur un certain nombre de pays du tiers-monde, ou en tous cas à en exploiter les ressources, cette domination prendra forcément des formes différentes de celles du néocolonialisme actuel : ces pays n’ont pas de passé colonial, ne s’imaginent pas investis d’une mission civilisatrice comme ont pu l’être les Européens, et ont même une expérience de la colonisation et de la lutte anticoloniale... Il est très possible aussi que la grande perdante de la tourmente actuelle soit l’Europe. Une partie de sa puissance est basée sur la domination néocoloniale sur laquelle elle est concurrencée non seulement par les Etats-Unis mais aussi par l’Asie. Elle mène fidèlement la politique dictée par les marchés financiers, ce dont ils ne lui sauront aucun gré une fois qu’ils auront achevé de la ruiner. Elle ne dispose pas d’un potentiel militaire unifié indépendant...
Mais toutes ces élucubrations sont pour plus tard. Pour le moment, la seule certitude, c’est que la crise actuelle va continuer de faire des vagues, et que pour le moment et un moment qui va probablement durer, c’est l’Europe qui est au cœur de la tourmente. Quelles seront les capacités de résistance de la population ?
Sylvie