vendredi 15 octobre 2010, par
On pressentait que la gauche mènerait campagne pour 2012 autour de la défense et du retour à l’esprit de la République mise en danger par Sarkozy. François Hollande lui-même nous en a apporté la confirmation en déclarant au Monde, le 19 septembre : « Il faut donc revenir au récit de la République pour retrouver le rêve français, celui qui donne à chaque génération la perspective de vivre mieux que la précédente. » Et il a précisé : « La République, c’est à la fois le progrès et l’égalité. »
Mais de quelle République s’agit-il ?
Il y a eu celle dite « des Egaux », qui a réclamé en 1796 la poursuite de la Révolution, la collectivisation des terres et des moyens de production, et le retour à une Constitution de l’an I jamais appliquée (1). Il y a eu aussi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Républiques des conseils de Bavière, de Hongrie et de Slovaquie. Ces républiques-là nous conviendraient.
Mais ce n’est évidemment pas de celles-là que Hollande nous parle – bien plutôt de celles qui régissent la France depuis plus de deux siècles… et un survol rapide de l’Histoire nous démontre que nous sommes très loin, avec elles, de l’égalité qu’il évoque.
Remarquons d’abord que ces Républiques se terminent mal : la première, née en 1792, s’achève avec le premier Empire en mai 1804 ; la deuxième, avec l’avènement du second Empire ; la troisième, avec le régime de Pétain. Le mal a triomphé de la République ? Peut-être, mais on remarquera qu’elle l’a bien cherché, quoique ce soit rarement rappelé. Bonaparte a été au pouvoir dès 1799, donc sous la première République ; avant le coup d’Etat du 2 décembre 1851 qui l’a consacré empereur, Louis-Napoléon a été le premier (et l’unique) président de la deuxième République (soutenu par Victor Hugo) ; avant le « coup d’Etat », qualifié par la gauche de « dictatorial », qui déboucha sur la cinquième République, le général de Gaulle a été le président du gouvernement provisoire en 1944. La République sait couver ses prétendus fossoyeurs !
Quant aux débuts de ces Républiques, ils ne sont guère plus glorieux : à peine née, la deuxième s’empresse de massacrer les ouvriers, du 23 au 26 juin 1848 ; la troisième fait encore mieux en débutant par la sanglante répression de la Commune de Paris, en 1871 ; la quatrième noie dans le sang ce que le président socialiste Vincent Auriol qualifie de « grèves insurrectionnelles » en 1947 (2), et que le ministre également socialiste Jules Moch contribue à arrêter en faisant tirer sur les grévistes.
Et puis, entre la naissance et la mort, n’ayons garde d’oublier : les diverses répressions meurtrières contre le mouvement ouvrier, contre les mutineries durant la guerre de 14-18 ; les massacres coloniaux ; les pleins pouvoirs à Pétain votés par une majorité de députés socialistes ; le massacre des indépendantistes kanaks à Ouvéa, en 1988, sous la présidence Mitterrand… La liste est longue.
C’est ce modèle de société que la gauche « unie » voudrait nous voir avaliser une fois de plus, en tentant de nous convaincre que la politique de Sarkozy se situe « en dehors » de la tradition républicaine alors qu’elle s’inscrit dans sa lignée.
Mais serait-il possible d’améliorer cette République vantée par la gauche ? La « République des Egaux » ou celle des conseils ouvriers évoquées plus haut visaient l’égalité dans le cadre d’une société sans différences de classes. Rien à voir ici : la République dont la gauche se pose en défenseur prétend agir au nom et dans l’intérêt de tous les habitants, les citoyens… au sein d’une société divisée en classes sociales aux intérêts antagonistes. Mission impossible – et c’est là que résident la fiction et l’escroquerie ! Parce que leur République ne fait jamais autre chose que servir les intérêts des dominants, des capitalistes, du patronat. Des intérêts qui ont toujours la même finalité : le maintien de l’exploitation et du taux de profit.
Seules varient les méthodes pour y parvenir, en fonction de la conjoncture. Quand tout va bien, on lâche du lest en donnant du grain à moudre aux exploité-e-s. Quand la crise s’installe, on fait appel à des régimes plus autoritaires. Quand cela va franchement mal, on convoque la dictature. Ce ne sont donc pas les orientations politiques de tel ou tel parti, de tel ou tel gouvernement, les proclamations républicaines ou les appels à la Constitution qui déterminent la méthode, douce ou dure, adoptée. C’est bien plutôt l’état du rapport de forces existant entre les classes qui incite les dominants à confier les affaires publiques à telle ou telle équipe, pour les mener, toujours dans leur unique intérêt, de telle ou telle manière à un moment donné. L’idéologie n’est là que pour enfumer l’électorat.
Dès lors, qu’elle soit étiquetée « de gauche » ou « de droite », la politique restera fondamentalement la même tant que le rapport de forces sera défavorable aux exploité-e-s.
Ainsi, l’opposition actuelle du PS au gouvernement concernant l’âge de la retraite porte sur la forme de la politique menée bien davantage que sur le fond. Royal, suivie des caciques, a assuré que la retraite à 60 ans serait rétablie sitôt la gauche revenue au pouvoir, la situation redevenant « comme avant ». Mensonge et démagogie, car cette gauche n’a pas la moindre intention de revenir sur le nombre d’annuités désormais nécessaire pour pouvoir partir à la retraite à taux plein… et de ce fait sa « formidable » promesse, si elle était en mesure de la concrétiser, toucherait moins de 1 million de personnes.
De plus, Sarkozy mène certes campagne sur le thème du Président « protecteur », chef de guerre dans le combat contre l’insécurité face aux « barbares ». Mais, au sein du PS, nombre de voix se font entendre pour souligner que la gauche aurait tort de dénoncer trop fortement cette politique car « les Français aspirent à la sécurité ». Sur le terrain du sécuritaire aussi, seuls la méthode et le vocabulaire changeront donc avec l’arrivée de la gauche au pouvoir : les « barbares » deviendront des « voyous »… s’ils ne redeviennent pas des « sauvageons » ?
La période qui nous sépare de la présidentielle risque d’être très difficile à vivre, si le mouvement actuel devait n’aboutir qu’à une défaite. Le découragement provoqué par la constatation qu’on ne fait pas plier un gouvernement par la lutte – du moins la lutte classique – pourrait inciter beaucoup à recycler tristement leurs attentes dans le résultat des élections, en espérant la venue de la gauche, même si la croyance dans le « changement » qu’elle promet est faible ; et ceux et celles qui ne se couleraient pas alors dans le consensus républicain de gauche se verraient marginalisés et stigmatisés.
Le gouvernement l’a dit : même avec 5 millions de personnes dans la rue, il ne reculera pas. C’est probable, et de toute façon ce chiffre ne sera pas atteint. Tant les bureaucraties syndicales que les leaders des partis le savent, et comme ni les unes ni les autres ne veulent aller jusqu’à une crise de régime il faudra 2012 aux deux camps pour les départager. Pour eux, les luttes n’ont qu’une fonction : appuyer des négociations qui représentent leur fonds de commerce.
Mais, quoi qu’il arrive dans les semaines à venir, des points peuvent néanmoins être marqués qui permettront un repli moins amer.
D’abord, les prochaines journées d’action annoncées ressemblent à un remake de l’an passé – lorsque le dernier rendez-vous fixé par une intersyndicale qui maîtrisait très bien la situation a fait flop, juste avant les vacances d’été. Cependant, la situation n’est pas tout à fait la même, car cette fois des voix plus nombreuses s’élèvent dans de multiples les secteurs pour appeler à une grève générale ou reconductible, ou à d’autres actions.
Ensuite, si les assemblées « générales », « populaires » et autres qui s’organisent localement en dehors des directions syndicales ont jusqu’ici dans l’ensemble fait preuve de faiblesse, sur le plan numérique et souvent sur le fond, parce que trop souvent le fait des seul-e-s militant-e-s, leur existence même est positive, et elles peuvent à la fois prendre de l’ampleur et élargir l’aire de la contestation.
Enfin, la mobilisation au sujet des retraites sert à l’expression d’un malaise plus profond vis-à-vis de l’organisation actuelle de la société. A nos yeux, la question posée là n’est pas fondamentalement celle des retraites, mais du pour quoi, pour qui et comment nous travaillons dans cette société capitaliste. Or, de tels questionnements ne se « solutionneront » pas à coups de pédagogie, d’explications rationnelles ou de mises en avant d’idéologies spécifiques, fussent-elles anarchistes. Ils ne progresseront pas non plus grâce à une théorisation en vase clos de la guerre des « plus radicaux » contre le système. Cela, parce qu’il s’agit avant tout de faire reculer la peur de l’inconnu représentée par le saut dans une société nouvelle ; avec comme condition première le développement d’un sentiment collectif de force – la bonne vieille « conscience de classe » – face à des ennemis de classe clairement identifiés et sur la défensive.
Une victoire même partielle sur les retraites contribuerait à susciter un tel sentiment dans de nombreuses têtes. Alors, donnons-nous les moyens de cette victoire – dont le sens premier serait de montrer que le rapport de forces entre les classes, jusque-là en faveur du patronat, peut s’inverser et ouvrir la porte à d’autres combats et dans de meilleures conditions.
Imaginons que seulement le quart des manifestants des 7 et 23 septembre – disons 500 000 – bloquent 100 points stratégiques dans l’hexagone. 5 000 personnes par lieu, ça aurait de la gueule, non ? De plus, ça créerait des espaces permettant à d’autres franges de la population de venir soutenir, discuter, etc. Difficile pour les forces de l’ordre d’intervenir, face à une telle dispersion – et organisation – de la mobilisation.
La situation ainsi créée déboucherait sans doute soit sur une crise de régime, soit sur un recul concernant les retraites, soit sur les deux. En tout cas, elle permettrait que les autres problèmes aujourd’hui sous-jacents s’expriment dans un contexte autrement plus intéressant que celui de l’horizon 2012 !
OCL-Poitou
(1) Cette dernière entendait compléter la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen en privilégiant la souveraineté populaire sur la souveraineté nationale, en affirmant le droit à l’insurrection, et en entendant donner « asile aux étrangers bannis de leur patrie pour cause de liberté, mais pas aux tyrans ».
(2) 3 millions de grévistes. On peut citer quelques exemples de la violence du conflit : des centraux téléphoniques furent attaqués à Paris (à Montmartre et Marcadet) ainsi qu’à Béziers ; le 29 octobre, une véritable bataille rangée opposa les forces de l’ordre aux militants communistes dans les rues de Paris ; le déraillement provoqué de l’express Paris-Tourcoing, le 3 décembre, causa 21 morts. Durant cette période, il n’y eut pas moins de 106 condamnations pénales pour sabotage.