CA 209, avril 2011
mercredi 13 avril 2011, par
Un mois après le soulèvement de Benghazi, les Libyens découvrent que le monde entier s’intéresse à leur sort et travaille d’arrache-pied pour les sauver des griffes d’un dictateur grotesque et excentrique, comme le désignent les journalistes. Les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, le conseil de coopération du Golfe, la Ligue Arabe, l’Union Européenne, le conseil de sécurité de l’ONU, Bernard-Henri Levy ; il ne manque plus que le dalaï-lama et le pape. On n’a pas vu une telle agitation diplomatique pendant les bombardements sur Gaza ou à propos des événements actuels en Côte d’Ivoire ou au Yémen. Samedi 19 mars, à 17h45 l’aviation française bombarde une première fois ; depuis c’est un déluge de bombes et de missiles qui s’est abattu sur « des cibles » dans le but de sauver la population libyenne, dans le cadre de l’opération « Aube de l’Odyssée ».
L’opportunisme diplomatique
Dans un premier temps, des sanctions ont été décidées contre le régime de Kadhafi, notamment l’arrêt de livraisons d’armes et le blocage de ses avoirs financiers dans les banques européennes et américaines.
En 20 jours, la Libye a connu un bouleversement radical. Le mouvement de contestation, déclenché le 15 février suite à l’arrestation d’un militant pour la défense du droit des familles des 1200 victimes assassinées dans la prison de Bouslim en 1996, s’est transformé en quelques jours en une insurrection armée après récupération d’armes et munitions dans diverses casernes à Benghazi, Beïda et Tobrouk et le ralliement sur place d’unités de l’armée, dans des circonstances qui restent à éclaircir.
Le Conseil National de Transition (CNT) créé le 5 mars, est composé de 31 membres délégués de villes ou régions libérées, dont seuls 10 d’entre eux ont communiqué leurs noms, les autres restant secrets pour des raisons de sécurité. Le CNT se déclare seul et unique représentant de la Libye qui devient « La République Libyenne », il nomme Mustapha Abdeljalil, l’ancien ministre de la Justice de Kadhafi, comme président. La première déclaration (bayan) de ce conseil est d’affirmer que l’objectif du CNT est la fin du régime de Kadhafi, la mise en place d’un comité préparant une nouvelle Constitution et la formation d’un gouvernement provisoire en charge d’organiser des élections démocratiques. Il déclare en même temps le refus catégorique d’une intervention ou la présence de forces militaires étrangères sur le sol libyen. Par une simple déclaration d’allégeance au CNT, tous les diplomates et divers représentants de délégations régionales et internationales conservent leur poste.
La veille d’une réunion européenne extraordinaire consacrée à la situation en Libye, la France décide de reconnaître le CNT comme seul représentant légitime de la Libye, cela s’est passé jeudi 17 mars, Nicolas Sarkozy recevait à l’Elysée, dans une réunion initiée par Bernard-Henri Levy, trois représentants du CNT. Dès la création du CNT, BHL était à Benghazi pour rencontrer les membres de ce conseil et a donc organisé cette rencontre à Paris, à laquelle il a assisté. À l’issue il déclare : « La France prendrait part à une opération de neutralisation des avions de chasse de Kadhafi sous deux formes possibles : soit le brouillage des systèmes de communication soit le bombardement de la base aérienne de Syrte ».
Cette initiative ne s’explique pas uniquement par la volonté de redorer l’image de la politique étrangère de la France taxée d’amateurisme et prise de cours face aux événements en Tunisie et en Egypte mais plutôt par des enjeux économiques et stratégiques et aussi parce que Sarkozy, comme tout président, veut sa guerre. Sachant que Kadhafi est fini politiquement et qu’il finira par partir, la France veut s’assurer une place de choix vis-à-vis du nouveau pouvoir pour préserver ses intérêts pétroliers et industriels. Surtout que le CNT a garanti que les accords signés avec ses partenaires en Occident seront respectés et ceux-ci pèsent lourd, très lourd sur l’économie française.
Le prix des armes
C’est l’ancien ministre de la Défense, Hervé Morin qui le confirme : « Avec 8,16 milliards d’euros de prise de commandes en 2009, chiffre supérieur de 22% à celui de l’année précédente et jamais atteint depuis l’année 2000, nous poursuivons le net redressement de nos exportations d’armement et la France marque son retour parmi les exportateurs mondiaux. »
En 2007, la Libye a signé un contrat d’une valeur de 100 millions de dollars pour la remise en état de 12 mirages F1, celle-ci a été réalisée en 2009. Depuis 2005, date de la fin de l’embargo sur la Libye, la France a vendu pour 210 millions d’euros de matériel militaire. Ensembles, l’Italie, la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la Belgique ont vendu pour un total de 800 millions d’euros d’armement.
En 2007, pendant la visite de Kadhafi à Paris, Sarkozy a évoqué des contrats portant sur des dizaines de milliards d’euros, notamment dans le domaine nucléaire avec l’installation d’un réacteur nucléaire pour la désalinisation de l’eau de mer ; des missiles antichars Milan, un réseau de communication sécurisé Tetra pour un total de 30,5 millions d’euros ; d’autres contrats en cours de discussion portent sur plus de 2 milliards d’euros concernant des avions de chasse, des hélicoptères, des radars, des chars, des missiles et autres gadgets de ce genre. Les exportations ont donc été interrompues dans l’urgence, suite aux événements.
On peut juste rappeler que la France ne fournit pas que la Libye, mais aussi le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Bahreïn, l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, etc.
Un dictateur n’est pas une plante sauvage ou une catastrophe naturelle, il ne tombe pas du ciel tout puissant. S’il y a des petits dictateurs en Afrique, c’est qu’il y en a de plus grand ailleurs qui les entretiennent, les nourrissent et leur fournissent armes, argent, médias, légitimité, etc. Kadhafi ne peut pas se maintenir au pouvoir durant 42 ans sans les armes fabriquées ici et ailleurs, il ne peut pas exister sans système de communications, sans l’argent du pétrole, sans le monde extérieur. Et si les Européens décident aujourd’hui de se débarrasser de lui, c’est pour contrôler la région, et freiner les révoltes qui éclatent un peu partout.
La Ligue Arabe a fait appel au conseil de sécurité de l’ONU pour instaurer une No Fly Zone (zone d’exclusion aérienne) ce qu’ils auraient très bien pu faire eux-mêmes, vu les tonnes d’armes dont ils disposent. Certes, Kadhafi est gênant pour la majorité des pays arabes, mais apparemment la révolution l’est encore plus. Cette décision de déléguer le sale boulot à l’ONU joue sur deux tableaux, soit en comptant sur le veto de la Chine et de la Russie pour la bloquer, soit en décréditant la révolution en cas d’intervention étrangère.
Le conseil de coopération du Golfe demande l’intervention du conseil de sécurité de l’Onu et l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne en Libye pour neutraliser Kadhafi et sauver le peuple libyen et une semaine plus tard il envoie des renforts militaires au Bahreïn pour réprimer la population et sauver le roi. Les Etats-Unis n’y voient pas là d’invasion étrangère !
Au lendemain des bombardements américains et français, la Ligue Arabe fait marche arrière et annonce que les bombardements ne sont pas conformes à la décision du conseil de sécurité de l’Onu. Pour Kadhafi, la No Fly Zone ne le perturbe pas plus que ça, il a d’ailleurs déclaré qu’il respecterait les décisions du conseil de sécurité, en fait il attend une fin héroïque sous les bombardements de l’Otan pour accéder au statut de martyr tombé sous les forces du mal de l’occident, il ira jusqu’au bout dans la provocation. Il sait que l’occident ne peut plus faire marche arrière, ne peut plus traiter avec lui.
Une occasion manquée
Succédant aux images de manifestation de masses des Tunisiens et des Egyptiens, montrant la place Tahrir bondée de centaines de milliers de femmes et d’hommes en colère et aussi enthousiastes, la révolution libyenne est montrée au travers d’hommes en armes vêtus de treillis, puis de bombardements de la coalition et des champs de ruines. La révolution libyenne a échoué avant même de commencer, les gens n’ont pas eu le temps de sortir dans la rue, dès les premiers pas c’est une balle, une bombe. En l’espace de deux semaines émerge une direction, un pseudo gouvernement qui négocie avec le monde entier et parle aux noms des Libyens en demandant une zone d’exclusion aérienne, pensant qu’il ne s’agit que d’un panneau de signalisation face aux avions de Kadhafi, ce dont un diplomate allemand les a mis en garde leur précisant que cela signifie in fine, des bombardements.
La militarisation forcée de la révolution libyenne a exclu de fait la majorité de la population empêchée d’agir et a transformé une contestation populaire en un affrontement armé entre des amateurs mal armés et une armée de métier soutenue par des mercenaires.
Cet affrontement a aussi exclu du processus d’insurrection, 2 millions et demi de travailleurs immigrés qui avaient bien plus de raison de se révolter que les Libyens, surtout qu’un million et demi d’Egyptiens et plus de cinquante mille Tunisiens n’ont pas pu participer à leur propre révolution ; c’était là l’occasion de créer une véritable jonction entre les trois soulèvements et de les transformer en révolution de classes.
La Libye est depuis longtemps un employeur important de travailleurs étrangers qui assument tous les emplois non qualifiés dans les secteurs des services, du bâtiment, de l’artisanat, de l’entretien, de la main d’œuvre et dans le secteur pétrolier. Ils viennent d’Asie du Sud Est, d’Afrique et de Tunisie, Egypte et Maroc. Ils ont dû fuir par centaines de milliers vers la Tunisie et ils se sont fait dépouiller par les hommes de Kadhafi leur prenant tout pour qu’ils repartent aussi pauvres qu’ils sont venus ; leur portables et appareils photos/vidéos leur sont pris pour que ne puissent pas sortir d’images ou témoignages à l’extérieur.
Confiscation par les armes d’une révolte populaire
Kadhafi est soit un génie de la stratégie de manipulation des masses, soit il a des conseillers de haut niveau, spécialistes de la gestion des révoltes car son plan est diabolique. L’introduction de mercenaires africains a suscité un certain racisme et une méfiance de la population envers les travailleurs africains les obligeant à fuir par milliers, à pied vers la Tunisie. Puis Kadhafi a désigné les Tunisiens et les Egyptiens comme les responsables de ces révoltes et ses comités révolutionnaires étaient chargés de les chasser, bloquant ainsi toute possibilité de rencontre et de solidarité qui pouvait se créer et installant la peur parmi ces travailleurs.
Dès le début, Kadhafi a encerclé la révolte ne laissant le choix aux Libyens que de mourir sous ses bombes ou faire appel à l’aide internationale. Et de fait ce n’est plus la population qui s’exprime mais un gouvernement auto proclamé qui s’adresse aux autres gouvernements. La population égyptienne ou tunisienne qui pouvait venir en aide aux insurgés libyens et aux travailleurs immigrés est mise à l’écart …
One, two, three, choukran sarkozy ! Des milliers de manifestants scandent ce slogan et font la fête toute la nuit sur la place centrale de Benghazi suite à la déclaration de guerre de la coalition. Cela laisse un goût amer et annonce la victoire de la politique de Kadhafi, annoncée lors de son second discours aux Libyens, « Moi ou les Américains ! ». C’est très difficile à admettre, cette situation, ici en France mais aussi pour les Libyens qui n’ont eu de choix qu’entre la peste ou le choléra. C’est une situation de non-retour : « Je préfère la colonisation française à l’esclavage de Kadhafi et sa famille », ce sont les paroles d’un opposant libyen qui a passé 14 ans dans les geôles de Kadhafi.
L’argument principal de cette intervention militaire c’est l’argument humanitaire : sauver des vies ! L’intervention armée française et américaine, c’est la dernière chance pour Kadhafi d’avoir une fin de règne honorable.
Aucun bombardement n’a libéré les peuples et aucun prétexte n’est recevable à l’usage de la force armée sur un pays, une population à coup de missiles, bombes et autres sophistications meurtrières.
Il faut condamner toute intervention militaire des puissances dites « démocratiques » qui entendent toujours et partout imposer leur ordre économique et social.
Quel cruel paradoxe en effet de demander à ceux-là mêmes qui ont armé Kadhafi, de le désarmer aujourd’hui ? Quand bien même tous les Libyens demanderaient l’intervention de forces armées occidentales, on ne peut que s’élever fermement contre cette intervention et la dénoncer sans restriction. Il n’y a, de plus, aucune certitude que l’ensemble de la population libyenne la souhaite, nous n’entendons que les voix de la presse occidentale, de quelques micro-trottoirs et celle du Conseil National de Transition Libyen. Peut-être découvrira-t-on un peu tard, que la majorité des Libyens n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer sur ce sujet, que nombre d’entre eux pense qu’un peuple ne peut se libérer que par lui-même avec ses propres moyens.
Saoud 22 mars 2011
lire également le communiqué de l’OCL à propos de l’intervention militaire en Libye