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Quelques éléments sur la situation au Brésil

Raúl Zibechi

mercredi 17 juillet 2013, par WXYZ

Les manifestations de masse qui ont secoué le Brésil traduisent un mécontentement profond et grandissant de la population par rapport à ses conditions de vie. Dans un pays gouverné par la gauche depuis une décennie, c’est tout le panorama politique et les relations entre les mouvements sociaux et les institutions qui se trouvent bouleversés.

Avec aussi l’émergence de nouvelles luttes urbaines, l’irruption d’une nouvelle génération de mouvements et d’activistes, plus adeptes de l’action directe, du travail de proximité, des modes d’organisation souples et assembléaires que des structures bureaucratiques traditionnelles de la gauche qui, en outre, soutiennent ouvertement le gouvernement, se sont intégrées à l’appareil d’État et ont partie liée avec les multinationales brésiliennes.


Les textes de Raúl Zibechi qui nous publions ont été écrits pour différents supports et différents lecteurs, en Uruguay, au Mexique, au Pays basque sud… Ce sont des articles de presse pour la plupart, avec les limites et contraintes de ce genre d’exercice. Ils comportent donc quelques répétitions inévitables. Cependant, selon le moment ou le sujet principal abordé, tel ou tel aspect est plus particulièrement mis en avant.
Bien sûr, ces textes ne sont pas exhaustifs. Et d’ailleurs pour l’instant, peu le sont tant la situation brésilienne est mouvante, où de nombreuses initiatives locales de mobilisations ont été prises dans la foulée des grandes manifestations du mois de juin (y compris dans des régions très reculées comme par exemple dans la ville de Tefé dans l’Amazonie) et à propos desquelles les informations sont difficiles à collecter dans un pays aussi gigantesque.

Une chose est sûre, il y a un avant et un après juin 2013 au Brésil. Pratiquement partout, les revendications ont été satisfaites : les augmentations du prix des transports publics ont été annulées. Les autorités locales qui avaient cru pouvoir résister à la vague de contestation se sont retrouvées avec des occupations de mairie ou de parlements locaux… Et finissent par lâcher.

D’autres revendications surgissent en particulier contre les violences policières, surtout après l’attaque de la Police Militaire (PM) du Compexo do Maré, à Rio [un ensemble de 13 favelas et 130.000 habitants au nord de Rio, à deux pas de l’aéroport], qui s’est soldée par la mort de 13 habitants, tombés sous les balles, réelles, pas en caoutchouc, du tristement célèbre Bataillon des Opérations Spéciales (BOPE) de la PM. Une campagne démarre pour demander la démilitarisation de la police, le démantèlement de la PM qui date de la dictature.
Pendant ce temps, le Mouvement des personnes Affectées par les Barrages (MAB) se mobilise dans différentes localités dans le Goiás, le nord du Minas Gerais, le Pará et ont occupé récemment le chantier de Belo Monte comme l’avait fait plusieurs centaines d’Amérindiens il y a quelques semaines.

Au sommaire

La rébellion des vingt centimes, 21 juin

Pourquoi la Coupe du monde provoque l’indignation, 20 juin

L’automne du progressisme, 1er juillet

La fin du consensus luliste, 7 juillet

La lente construction d’une nouvelle culture politique au Brésil, 10 juillet

Le retour du mouvement social, 12 juillet

Les multinationales brésiliennes et Lula, 7 avril

Sur les opérations de métropolisation et de restructuration urbaine au Brésil actuellement, on peut se reporter au texte de Zibechi Rio de Janeiro : De la Ville Merveilleuse à la Cité des Affaires inséré dans l’article ‟Métropolisation, méga-évènements et accumulation par dépossession” consultable ici


La rébellion des vingt centimes

Raúl Zibechi

Le 21 juin 2013 - Brecha

L’augmentation des prix de transport a été la brèche par laquelle s’est engouffré le profond mécontentement que vit la société brésilienne. A cause de la mauvaise qualité des services, à cause d’une direction politique paternaliste qui bloque la participation, parce qu’ils ne veulent pas rester les champions du monde des inégalités. Les classes moyennes en action. Et avec du vinaigre pour résister aux gaz lacrymogènes.

Les huées et les sifflets ont fait le tour du monde. Dilma Rousseff est restée impassible mais ses traits témoignaient du malaise et Joseph Blatter a ressenti personnellement la réprobation et s’est dédouané en critiquant les fans de football brésiliens pour leur manque de ‟fair-play”. Que la présidente du Brésil et le mandarin de la FIFA, l’une des institutions les plus corrompues au monde, aient été insultés par des dizaines de milliers de passionnés de sport de la classe moyenne et moyenne supérieure (car les secteurs populaires ne peuvent plus accéder à ces spectacles), reflète le profond malaise qui traverse la société brésilienne.

Ce qui s’est passé à Brasilia au stade Mané Garrincha a débordé dans les rues, s’est amplifié, le lundi 17 juin, lorsque plus de 200.000 personnes ont manifesté dans neuf villes, notamment des jeunes touchés par les pénuries et les inégalités, qui se reflètent dans les prix élevés pour des services de mauvaise qualité tandis que les entreprises de la construction et des travaux publics amassent des fortunes dans les grands travaux pour les méga-événements financés par le budget de l’État.

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Tout a commencé avec un très petit évènement, comme dans les grandes révoltes du vingt-et-unième siècle : une modeste augmentation des transports urbains de seulement 20 centimes (de 3 à 3,20 reais, sept centimes d’euros). Il y a eu d’abord de petites manifestations de militants du Movimento Passe Livre (MPL) et le Comité contre les travaux de la Coupe du monde de 2014. La brutalité policière a fait le reste, car elle a réussi à amplifier la protestation la transformant en la plus grande vague de mobilisations depuis l’empeachment contre Fernando Collor de Melo en 1992.

Le vendredi 7 juin a eu lieu la première manifestation à São Paulo contre la hausse des tickets avec un peu plus d’un millier de manifestants. Le mardi 11, ils étaient aussi nombreux, mais deux autobus ont été incendiés. Les deux principales autorités locales, le gouvernent de l’État, le social-démocrate Geraldo Alckmin et le maire PT, Fernando Haddad, se trouvaient Paris où ils faisaient la promotion d’un nouveau méga-événement pour la ville et ont accusé les manifestants d’être des « vandales ».

Le mercredi 12, une nouvelle manifestation s’est terminée avec 80 bus attaqués et huit policiers blessés. Le jeudi 13, les esprits étaient échauffés : la police a réprimé les 5000 manifestants causant plus de 80 blessés, dont plusieurs journalistes de Folha de São Paulo. Un tsunami d’indignation a balayé le pays et s’est traduit, quelques heures plus tard, par des huées contre Dilma et Blatter. Même les médias les plus conservateurs ont dû se faire l’écho de la brutalité policière. La protestation contre la hausse des tickets a convergé involontairement avec la campagne contre les grands travaux de la Coupe des Confédérations. Ce qui ressemblait à de petites manifestations, presque de témoignage, est devenu une vague de mécontentement qui traversé l’ensemble du pays.

Un des symptômes de la gravité des faits est que le lundi 17, lors de la cinquième mobilisation, avec plus de 200.000 personnes dans une dizaine de capitales, des hommes politiques les plus importants du pays, les anciens présidents Fernando Henrique Cardoso et Luiz Inácio Lula da Silva, ont condamné la répression. « Les disqualifier comme des vandales est une grave erreur. Dire qu’ils sont violents ne résout rien. Justifier la répression est inutile » a écrit Cardoso, qui a attribué les manifestations au « désenchantement de la jeunesse face à l’avenir ».

Lula a tweeté quelque chose de similaire : « La démocratie n’est pas un pacte de silence, mais une société en mouvement à la recherche de nouvelles conquêtes. La seule certitude est que le mouvement social et les revendications ne sont pas des affaires de police, mais de table des négociations. Je suis certain que parmi les manifestants la plupart sont prêts à aider à construire une solution pour la transport urbain ». En plus d’embarrasser les élites, les manifestants ont réussi à suspendre les augmentations.

La sensation d’injustice

Les transports publics dans les villes comme São Paulo et Rio de Janeiro sont parmi les plus chers au monde et leur qualité est désastreuse. Une enquête du quotidien Folha de São Paulo analyse prix des transports publics dans les deux plus grandes villes du Brésil et le rapport avec le temps de travail nécessaire pour payer un billet, en fonction du salaire moyen dans différentes villes. Le résultat est catastrophique pour les Brésiliens. Tandis qu’un habitant de Rio a besoin de travailler 13 minutes pour payer un billet et 14 minutes à São Paulo, à Buenos Aires il ne faut travailler qu’une minute et demie, dix fois moins. Mais la liste comprend les principales villes du monde : à Pékin un billet correspond à trois minutes et demie de travail, à Paris, New York et Madrid six minutes, à Tokyo, comme à Santiago du Chili neuf minutes. A Londres, une des villes les plus chères au monde, chaque ticket nécessite 11 minutes de travail (Folha de São Paulo, le 17 juin 2013).

Le journal cite l’ancien maire de Bogotá, Enrique Peñalosa, pour illustrer ce que devrait être la démocratisation urbaine : « La ville avancée n’est pas celle où les pauvres se déplacent en voiture, mais où les riches utilisent les transports en commun ». Au Brésil, conclut le journal, c’est le contraire qui se passe.

Au cours des huit dernières années, les transports de la ville de São Paulo se sont détériorés, selon une enquête publiée par O Estado de São Paulo. La concession en vigueur actuellement a été signée pendant la gestion de Marta Suplicy (PT) en 2004. Le système de transports en commun a augmenté de 1600 à 2900 millions de passagers par an entre 2004 et 2012. Toutefois, le nombre de bus en circulation a baissé de 14100 à 13900. La conclusion est presque évidente : « Plus de gens sont transportés en payant un prix plus élevé dans moins de bus qui font moins de voyages » (O Estado de São Paulo, le 15 juin 2013). Dans chaque unité, voyage 80% de passagers en plus.

Selon le Secrétariat de la municipalité pour les transports de la ville, l’amélioration de la situation économique a provoqué une augmentation du nombre de passagers, mais, de leur côté, les autobus font moins de voyages à cause de la congestion du trafic, ce qui inévitablement « retombe sur les utilisateurs qui souffrent de l’inefficacité du système, avec l’augmentation du temps de voyage ».

Les coûts se sont aussi envolés à cause de l’inefficacité d’une mauvaise utilisation des infrastructures. Si à cela s’ajoute le gaspillage de millions investis dans les travaux de la Coupe du Monde de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016, avec son corolaire de déménagements forcés des habitants, il est possible de mieux comprendre le malaise qui prévaut.

Les six stades qui ont été inaugurés pour la Coupe des Confédérations ont coûté près de deux milliards de dollars. La rénovation du Maracanã [Rio] a dépassé les 500 millions et le Mané Garrincha [Brasilia] en a englouti autant, un chantier monumental avec 288 colonnes qui lui donnent un aspect de « Colisée romain moderne », selon le secrétaire général de la FIFA Jérôme Valcke. Tout cet argent public pour recevoir un seul match pendant la Coupe et sept pendant le Mondial.

Ce sont des enceintes de luxe construites par une demi-douzaine d’entreprises du BTP, dont certaines ont également reçu l’administration de ces arenas qui accueilleront des spectacles auxquels peu auront accès. Le coût final de tous ces travaux double habituellement le budget initial. Il manque encore six stades qui sont en cours de construction, ainsi que la rénovation d’aéroports, de routes et d’hôtels. La BNDES [Banque nationale du développement économique et social] vient d’accorder un prêt de 200 millions de dollars pour la réalisation de l’Itaquerão, le nouveau stade des Corinthians [club de São Paulo] qui accueillera le premier match de la Coupe du Monde de 2014.

Fatigués de pain et du cirque

La Coordination nationale des Comités Populaires de la Coupe, a publié un rapport qui signale que dans les douze villes qui accueilleront les matchs de la Coupe du monde, il y a 250 000 personnes qui risquent d’être expulsées, en ajoutant les menaces des délocalisations et celles qui vivent dans les zones contestées par les travaux (BBC Brésil, 15 juin 2013). Dans certains cas, des maisons ont été démolies avec un préavis de seulement 48 heures. Beaucoup de familles se plaignent d’avoir été transférées dans des endroits éloignés avec des compensations insuffisantes pour acheter de nouvelles maisons, inférieures à cinq mille dollars en moyenne.
Pour compléter le tableau, seulement pour la Coupe des Confédérations, une opération militaire a été montée qui a impliqué la mobilisation de 23.000 soldats des trois armes, avec un centre de commandement, de contrôle et de renseignement. Le dispositif mobilise 60 avions et 500 véhicules.

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Le Mondial de 2014 a obligé le Brésil à construire 12 stades, 21 nouveaux terminaux aéroportuaires, 7 pistes d’atterrissage et 5 terminaux portuaires. Le coût total pour l’État de tous ces travaux sera de 15 milliards de dollars. Devant un tel étalage de dépenses pour construire des enceintes de luxe gardées avec une sécurité maximale, le Conseil national des Églises chrétiennes (CONIC) a publié une déclaration condamnant la brutalité policière affirmant que ce qui s’est passé le 13 juin à São Paulo « nous ramène aux temps sombres de l’histoire de notre pays » (www.conic.org.br). Le texte des églises dénonce le manque d’ouverture au dialogue et assure que « la culture autoritaire continue d’être une caractéristique de l’État brésilien. »

Il rappelle au gouvernement que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU vient de faire plusieurs recommandations, et parmi celles-ci d’en finir avec la police militaire. La CONIC estime que la répression policière des manifestations est la même que « l’extermination de jeunes qui a lieu chaque jour dans les périphéries des villes. » Il se termine en disant que les grands événements n’apporteront que des profits supplémentaires « au marché financier et aux mégas-conglomérats industriels ». « Nous ne voulons pas seulement le cirque. Nous voulons aussi le pain, le fruit de la justice sociale ». Si c’est là l’état d’esprit des églises, on peut imaginer ce que ressentent les millions de jeunes qui passent deux heures pour aller travailler, trois au retour dans leurs foyers « dans des bus stupides et coûteux, et devant faire face à 200 kilomètres de bouchons », comme le décrit l’écrivain Marcelo Rubens Paiva (O Estado de São Paulo, 16 juin 2013).

Tous les Paulistes savent que les riches voyagent en hélicoptère. Le Brésil possède l’une des principales flottes de l’aviation d’affaires au monde. Depuis que le PT gouverne le pays, la flotte d’hélicoptères a augmenté de 58,6%, selon l’Association brésilienne de l’aviation générale (ABAG). São Paulo possède 272 héliports et plus de 650 hélicoptères d’affaires qui réalisent autour de 400 vols quotidiens. Beaucoup plus que des villes comme Tokyo et New York.
« Actuellement, la capitale pauliste est la seule ville au monde qui possède un contrôle du trafic aérien uniquement pour hélicoptères », déclaré l’ABAG. C’est pourquoi l’indignation s’est répandue et pour cela même qu’ils ont été si nombreux à fêter le retour de la protestation, pour laquelle ils ont dû attendre rien de moins que deux décennies.

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[ Encart ]

Une réponse de la dignité sociale

« Oooo, o Povo acordou » (Oooo, le peuple s’est réveillé), ont crié les milliers de personnes qui sont descendues dans les rues. Comme s’ils s’étaient endormis pendant des années. Même Dilma Rousseff a mentionné le terme : « Le Brésil aujourd’hui, s’est réveillé plus fort. La grandeur des manifestations d’hier montre l’énergie de notre démocratie, la force de la voix de la rue ». Il n’y avait pas beaucoup de marge pour dire autre chose après les énormes manifestations que l’on n’avait pas vues depuis deux décennies. Gilberto Carvalho, secrétaire général de la présidence, fut moins politiquement correct et a reconnu « ne pas comprendre » ce qui se passait dans la rue. Une des raisons pour lesquelles les dirigeants politiques ne comprennent pas ce qui se passe, c’est que pendant les gouvernements du PT, 40 millions de Brésiliens sont sortis de la pauvreté et sont entrés dans le marché de la consommation, dans un contexte économique favorable.

Pendant ce temps, les mouvements sociaux sont faibles et fragmentés. Le deuxième problème est le fossé des générations. Pour sept manifestants sur dix, selon l’institut Datafolha, c’était la première fois qu’ils participaient à une manifestation. Plus de huit sur dix ne soutient aucun parti et 53% ont moins de 25 ans. Dans un pays passionné de football, 70% des Paulistes se sont intéressés aux manifestations contre 18% qui suivent la Coupe des Confédérations.
La moitié des habitants de la principale ville brésilienne rejette les institutions, parmi lesquelles le Congrès se distingue par le plus grand niveau de rejet, à 82%, tandis que 77% soutiennent les manifestations. Comment un petit mouvement pour la gratuité des transports peut-il générer autant d’adhésions ?

Le Movimento Passe Livre (MPL) est né en 2003 à Salvador (Bahia) au cours de la ‟Revolta do Buzu”, quand des milliers d’étudiants et de jeunes travailleurs ont coupé les rues pendant dix jours contre la hausse du prix des transports en commun. L’Union nationale des étudiants, pro-gouvernementale, a réussi à coopter une mobilisation spontanée et autonome qu’elle n’a jamais pu diriger. Un an plus tard, en 2004, les étudiants de Florianópolis [État de Santa Catarina] inspirés par les événements de Bahia, ont organisé la ‟Revolta da Catracas” (révolte des tourniquets) qui a pu compter avec le soutien des associations d’habitants, d’enseignants et de travailleurs.

Au cours du Forum social mondial de 2005 à Porto Alegre, s’est tenue une grande assemblée plénière où a été formalisé le Movimento Passe Livre qui aujourd’hui est présent dans toutes les grandes villes. Les principes d’organisation adoptés rejettent le style hiérarchique et bureaucratique des associations étudiantes officielles et son caractère est indépendant, horizontal, autonome, fédéral, avec prise de décisions par consensus et non-partidaire, ce qui, précisent-ils, n’est pas synonyme d’anti-partidaire.

Dans sa déclaration de principes, le MPL souligne que le mouvement « n’est pas une fin en soi mais un moyen pour construire une autre société » (www.mpl.org.br) et que dans leur lutte pour le « passage libre étudiant », ils font remarquer que leur perspective est « l’expropriation des transports publics, en le retirant du secteur privé, sans indemnisation, en le plaçant sous le contrôle des travailleurs et de la population. » La police a également exprimé sa surprise, en plus d’être contrariée par ce type de mouvement. Un rapport des services secrets de la Police Militaire, commenté par les médias, fait remarquer que « l’absence de leaders est considéré comme le pire cauchemar pour la police parce qu’elle ne trouve pas d’objectifs clairs » (Folha de São Paulo, 16 juin 2013).

Le sociologue Rudá Ricci, proche du mouvement syndical, estime que les militants et les politiques qui ont encore les pieds dans le XXe siècle « doivent être importunés par l’absence d’unité, de commandement, d’avant-garde » (http://rudaricci.blogspot.com). Il soutient qu’un petit mouvement créé en 2005 a gagné une telle projection à cause du « blocage des canaux de participation des entités classiques de la représentation » et de « l’incapacité des dirigeants sociaux historiques de lire la vie quotidienne de la population du fait de leur enfermement dans des institutions verrouillées ». Le politologue Jorge Almeida, de l’université fédérale de Bahia, affirme que sous le gouvernement Lula deux événements importants se sont déroulés : les mouvements se sont démobilisés en soutenant un gouvernement qui, d’un autre côté, « a représenté le renforcement de l’hégémonie du grand capital au Brésil » (Valor, 19 juin 2013).

L’augmentation du pouvoir d’achat de la population et le fait que les grandes entreprises en viennent à défendre l’ordre social, « a fait que l’hégémonie bourgeoise soient devenue plus stable. » Cependant, « comme les inégalités continuent, d’autres organisations ont dû être construites », capables de combler le vide laissé par les mouvements historiques. La Coupe a été l’étincelle qui a allumé le feu. « La Coupe du Monde apparaît comme une véritable intervention de la FIFA dans les grands centres urbains. Elle a restreint la liberté d’expression, le commerce, dans un rayon de deux kilomètres des stades, il ne peut y avoir de manifestations ».

Les prix montent en flèche en raison de méga-événements touchant particulièrement les classes les plus pauvres qui subissent une inflation de 11 à 12%. Enfin, dit Almeida, alors que les puissants pensaient qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, la répression les a placé devant « une réponse de la dignité sociale ».


Pourquoi la Coupe du monde provoque l'indignation

Raúl Zibechi

Le 20 juin 2013 – MediosAlt

Au Brésil, se sont formés douze Comités Populaires dans chacune des villes qui accueilleront le Mondial afin de résister aux expulsions et dénoncer la portée de ces évènements que révèle Zibechi dans cette recherche.

Bien que cela semble difficile à croire, le football est une affaire des élites : aussi bien pour ceux qui tirent profit de ce sport, que pour ceux qui peuvent accéder aux stades. Les Coupes du monde accélère le processus en transformant les stades en de grandes plates-formes pour les affaires et en refusant l’accès aux majorités. Un demi-siècle de l’histoire du mythique Maracanã en est la confirmation la plus récente.

Environ 203.000 personnes ont assisté à la finale de 1950 au Maracanã, ce qui représentait 8,5% de la population de Rio de Janeiro. Les entrées dans les emplacements dits ‟généraux” et ‟populaires”, d’où les secteurs populaires assistaient au match, représentaient 80% de l’auditoire total. Une partie importante des spectateurs regardait le match debout dans un stade qui avait une capacité de 199 000 personnes.

Aujourd’hui, le Maracanã est une « enceinte multi-usage » qui accueille des événements sportifs, des concerts et des spectacles de toutes sortes. Sur les gradins ont été construits des cabines offrant une vue sur l’ensemble du terrain, avec des vitres qui séparent les VIPs du reste des spectateurs. Elles sont équipées de bars, de la télévision et de l’air conditionné et sont généralement louées par des entreprises qui invitent leurs associés ou partenaires et des officiels. Ils ont le privilège de pouvoir arriver directement en voiture par une rampe sans avoir à supporter le moindre contact avec la « foule ».

Les stades ont commencé à changer dans les années 1990 avec le prétexte de la sécurité et du confort, dans le cadre d’une campagne globale à laquelle a non seulement participé la FIFA mais aussi des clubs, stimulés par leurs sponsors privés. Vers la fin de la décennie, le prix des billets à travers le monde, a augmenté bien au-dessus de l’inflation, ce qui rend l’accès de plus en plus difficile aux familles de travailleurs.

Le Maracanã a réduit sa capacité après une rénovation réalisée en 1999 pour la Coupe du Monde des Clubs de 2000, à seulement 103.022 personnes parce que des sièges individuels ont été installés sur l’anneau supérieur. Entre avril 2005 et janvier 2006, il a été fermé pour travaux afin d’accueillir les Jeux panaméricains de 2007. A cette occasion ont été supprimés les zones ‟générales” où le public suivait la rencontre debout et des sièges ont été installés, abaissant la capacité à seulement 82.238 personnes, mais avec des sièges inclinables.

Actuellement le Maracanã subit une nouvelle rénovation pour la finale de la Coupe du monde de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016.
Depuis la mi-2010, il est fermé pour des transformations qui suivront le ‟modèle fifa” qui exige que tous les emplacements soient couverts, ce qui oblige à modifier l’ensemble du toit. En réalité, le stade a été implosé et seule la façade extérieure a été conservée car elle est considérée comme patrimoine historique national. La reconstruction coûtera un milliard de reais, un minimum de 600 millions de dollars, le stade sera mis en concession au secteur privé, aura encore moins d’emplacements qui deviendront de plus en plus chers.

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Plus qu’un simple stade de football, il deviendra un théâtre avec des sièges numérotés où l’on ne peut plus suivre le match debout. Ainsi ont été abolies les espaces de créations collective des clubs de supporters, tapageurs et désordonnés, et à leur place il ne subsistera que la possibilité de chorégraphies préformatées comme les ‟olas” et le déploiement sage et ordonné de mini drapeaux individuels.

Après avoir été le maior do mundo, le Maracanã en est venu à occuper une modeste 14ème place, loin derrière les deux plus grands stades du monde : le Rungrado May Day de Pyongyang (Corée du Nord), d’une capacité de 150.000 spectateurs, et le Salt Lake Calcutta (Inde) avec 120 000 places. Mais surtout, il a cessé d’être un espace populaire pour devenir un support de business et de spectacles.

Nettoyage social

Le Comité populaire de Rio de Janeiro qui a été créé pendant les Jeux panaméricains de 2007, alors que population étaient expulsée de force pour les travaux de construction, a commencé à résister aux transferts. « Nous avons également commencé à percevoir que les expulsions ne sont pas le seul problème des grands événements. Nous avons remarqué d’autres facteurs tels que la corruption. Les travaux des Jeux Panaméricains ont été budgétés à 300 millions de reais, mais en ont coûté 3,5 milliards », soit environ deux milliards de dollars, explique Roberto Morales, conseiller du député Marcelo Freixo, du Parti du socialisme et de la liberté.

Rio est la ville brésilienne la plus touchée par les travaux, car elle sera l’hôte de la Coupe du Monde de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016. Dans les douze villes qui accueilleront la Coupe du Monde, des comités populaires ont été créés qui se sont coordonnés et mobilisés sous le slogan « La Coupe et les Jeux olympiques dans le respect des droits humains ».

Le rapport ‟Méga événements et violations des droits humains‟, publié en avril dernier par le Comité populaire de Rio de Janeiro, fait remarquer que lors des cinq derniers championnats nationaux, la participation du public par match a baissé, même si l’on note une légère augmentation du public total, tandis que les recettes ont explosé. Entre 2007 et 2011, le nombre des spectateurs par match de la ligue a chuté de 17400 à 14900, le public total de l’ensemble de la ligue a augmenté de 5,6 à 6,5 millions pendant que les recettes ont augmenté de près de 50%, ce qui indique que le prix des entrées ne cesse d’augmenter.

Comme ailleurs dans le monde, le football du Brésil ne dépend plus de ce que paient les spectateurs. En 2010, ses clubs ont essentiellement couverts leurs budgets par l’exportation de joueurs, poste occupant 28% du budget, suivi par les matchs télévisés représentant 24% des recettes, et la publicité 12%. Les entrées ne couvrent que 11% des budgets.

Le rapport des Comités Populaires note que le Brésil a un déficit de cinq millions de logements. Les grands travaux du Mondial, des stades à l’agrandissement des aéroports et des autoroutes, coûteront un total d’environ 20 milliards de dollars pour un championnat qui dure moins d’un mois. Une somme colossale qui provient des impôts brésiliens et dont ne bénéficient que quelques méga-entreprises.

Les déplacés

Bien que le gouvernement ne donne aucune information sur les expulsions forcées que provoquent les travaux, on estime qu’ils affecteront environ 170.000 personnes. Les Comités Populaires ont détecté une sorte de modèle qui se répète dans chaque ville où auront lieu les expulsions : les victimes ne savent jamais rien de la part des pouvoirs publics mais sont informés par des rumeurs ou parce que des travaux commencent près de chez eux. « Le manque d’information et de notification préalable génère de l’instabilité et de la peur envers l’avenir », ce qui paralyse les familles et les met à la merci des pouvoirs ou des spéculateurs, signale le rapport.

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La quasi-totalité des personnes touchées vivent dans des zones à faible revenu, en situation de précarité ou d’informalité.
Dans la région métropolitaine de Curitiba (Paraná), 1.173 immeubles seront touchés pour la construction du Corridor Métropolitain de 52 kilomètres de long, les accès ferroviaires et la reconstruction et l’élargissement de plusieurs avenues et autoroutes. Le seul agrandissement de l’aéroport et de sa zone de parking implique la démolition de 320 logements, sans qu’aucun de leurs résidents n’aient été informés des indemnisations qu’ils recevront ni où ils seront déplacés.

A Belo Horizonte, un gigantesque complexe immobilier est en construction, qui occupera 10.000 hectares d’espaces verts pour édifier 75.000 appartements. Il s’appellera Vila da Copa et servira initialement à accueillir les délégations, les touristes et les journalistes présents à la Coupe du Monde.
A Fortaleza, 15.000 familles seront touchées, dont près de 10 000 devront être réinstallées, mais n’ont pas encore été informées de là où elles vont vivre.

La plupart des personnes touchées seront déplacées par l’élargissement ou la construction de nouvelles autoroutes.
La Voie Express de Fortaleza traversera 22 quartiers afin de relier la zone hôtelière avec le centre-ville et le stade Castelão. Dans ce cas, les familles peuvent choisir entre une indemnisation, un appartement dans un ensemble d’immeubles ou l’échange contre un autre logement dans un quartier de la capitale. Bien que 70% des neuf mille familles touchées aient choisi un ensemble résidentiel, la pression sociale a ralenti l’ensemble du processus jusqu’à ce que se présente un projet alternatif dans de meilleures conditions.

Des centaines de maisons à la périphérie de Fortaleza ont été marqués à l’encre verte pour être démolies cette année, mais les habitants n’ont aucune communication officielle les informant quand aura lieu la démolition.

Les Comités Populaires de la Coupe affirment que dans 21 quartiers misérables et favelas de sept villes qui accueilleront le Mondial, l’État applique des « stratégies de guerre et de persécution, comme le marquage des maisons avec de l’encre sans explication, l’invasion des domiciles sans mandat judiciaire, l’appropriation illégale et la destruction de bâtiments », ainsi que les menaces, la coupure des services et autres actes d’intimidation.

Les travaux pour le Mondial facilitent une sorte de ‟nettoyage social” impulsé par la spéculation et le déplacement de familles qui habitent sur des terrains depuis quatre cinq décennies, comme à São Paulo avec la construction du Parque Linéal Várzeas do Tietê [Parc linéaire de la plaine du Tietê], une plaine inondable de laquelle quatre mille familles ont été délogées et six mille autres seront expulsées.

État d’exception

Le Parlement a été contraint d’approuver la Loi Générale de la Coupe qui établit les normes juridiques relatives à la conduite de la Coupe des Confédérations en juin 2013 et du Mondial de l’année suivante. Le projet a été présenté par l’exécutif sur la base des critères établis par la fédération, mais plusieurs députés ont estimé qu’elle contredit la législation brésilienne. Par exemple, au Brésil, la vente d’alcool dans les stades est interdite, mais la FIFA exige qu’il y ait une totale liberté, ce qui peut générer des situations de violence, selon de nombreux députés.

Un autre point de désaccord tourne autour des droits acquis par les étudiants, les retraités, les bénéficiaires de la Bolsa Familia et les malades, qui paient la moitié du prix d’entrée, ce que la FIFA refuse aussi. La loi appelé Loi Pelé, qui profite aux syndicats des athlètes professionnels, avec 5% des recettes provenant de droits de diffusion audiovisuels d’événements sportifs, sera également suspendue pour la Coupe du Monde.

La fédération exige également que le pays hôte délivre des visas et des permis de travail à tous les membres des délégations, des invités, des officiels des confédérations, des journalistes et des visiteurs des autres pays qui ont acheté des billets. Ces permis spéciaux n’arriveront à échéance que le 31 décembre 2014, soit six mois après la fin de la Coupe du Monde. En somme, une grande partie de la législation nationale est suspendue pour répondre aux exigences de la FIFA.

Le rapport de la Coordination des Comités Populaires de la Coupe ajoute à la liste des griefs, la violation des droits des travailleurs informels (près des deux tiers des Brésiliens). En effet, l’article 11 de la Loi de la Coupe interdit la vente de tout type de marchandises dans « les lieux officiels de compétition, dans leurs environs et voies d’accès principales », sans l’autorisation expresse de la fédération. La définition et les limites des ‟zones exclusives” au commerce des produits de la FIFA doivent être délimitées par les municipalités « compte tenu des exigences de la FIFA ou de tiers indiqués par elle », d’où seront expressément exclus les vendeurs ambulants dans un rayon de deux kilomètres autour des stades.

L’article 23 punit même les bars qui voudraient transmettre les matches de la Coupe du monde sans autorisation et si en plus ils font la promotion de certaines marques non autorisées. La Confédération Nationale du Commerce et d’autres associations professionnelles de commerçants ont exprimé leur opposition à la Loi de la Coupe. Le plus grave est peut-être que le projet de loi prévoit, à travers l’article 37, que « des tribunaux spéciaux pourront être créés pour les procédures de mises en accusation et les procès des affaires liées aux évènements ».

Le pouvoir accumulé par les fédérations sportives au cours des dernières décennies est en mesure de s’imposer à des millions de citoyens dans le monde entier, qui sont réellement ceux qui les soutiennent, et aux puissants États de tous les continents, sans provoquer de débats publics dans lesquels la trame des intérêts pourrait transparaitre.


L'automne du progressisme

Raúl Zibechi

Le 1er juillet 2013 - La Jornada

Les gens veulent des solutions et après une décennie on ne peut continuer à dire qu’il n’y a pas de ressources. Ceux qui croient que c’est une éruption printanière, ont tort. C’est le début de quelque chose de nouveau.

La président Dilma Rousseff a pris l’initiative politique en appelant le lundi 25 juin, devant les 27 gouverneurs et les 26 maires des capitales des États, à cinq pactes en faveur du Brésil : responsabilité fiscale, réforme politique, santé, transports publics et éducation. Elle a proposé un référendum populaire autorisant la convocation d’une assemblée constituante chargée de piloter la réforme politique, qui est le point le plus polémique et le plus combattu par les institutions. Bien que le lendemain, elle ait dû faire machine arrière à propos de la constituante, elle a maintenu l’initiative, puisqu’il est possible de canaliser les réformes par la voie parlementaire.

Le temps dira si les réformes se concrétiseront et, surtout, si elles parviendront à répondre aux attentes de la population, irritée en particulier par la corruption et les inégalités, vieux problèmes brésiliens qui n’ont pas diminué au cours de la décennie dirigée par le Parti des Travailleurs. À l’heure actuelle, deux choses paraissent évidentes : les institutions continuent à être sur la défensive, malgré les initiatives de la présidente, et la rue reste toujours le lieu choisi par de nombreux jeunes pour se faire entendre.

Effrayé par la persistance des manifestations, le Congrès a mis en veilleuse le projet d’amendement constitutionnel n° 37 (par 430 voix contre neuf), qui promouvait une réforme constitutionnelle visant à retirer au procureur général la possibilité de réaliser des enquêtes criminelles, que seule la police pourrait faire, dans un pays où seulement 11% des crimes de droit commun et 8% des homicides sont résolus. Le projet d’amendement constitutionnel 37 a soulevé une tempête de protestations sous le slogan « le Brésil contre l’impunité ».
Le même jour, la Chambre a adopté un projet de loi qui attribue 75% des redevances pétrolières à l’éducation et 25% à la santé. Jusque-là, on avait enregistré les lourdes batailles entre les différents États pour se répartir les bénéfices de l’une des sources les plus prometteuses de revenus pour l’État, mais la rue a réussi à les convaincre.

Les manifestations continuent et continueront pendant un certain temps. Mais on commence à remarquer des changements et des différenciations. A São Paulo, le Movimento Passe Livre (MPL) a décidé de marcher dans les périphéries urbaines, tandis que des groupes comme Mudança Já (« des changements maintenant »), qui n’acceptent pas les partis et ne parlent que de la corruption, ont tendance à se concentrer dans le centre – enclave des classes moyennes – comme l’analyse le sociologue Rudá Ricci.

La rue brésilienne envoie un profond message, pas seulement au gouvernement de Dilma Rousseff, mais à l’ensemble des gouvernements progressistes de la région : la passivité est arrivée à son terme. Après une décennie d’excellents prix internationaux pour les exportations et d’un boom économique évident – qui semble toucher à sa fin – peu de choses ont changé. En particulier, il n’y a eu aucun changement structurel.

Même un conservateur comme l’ancien ministre des Finances du régime militaire, Antonio Delfim Netto, en commentant une enquête internationale du Pew Researh Center note que le principal problème est qu’une économie de marché contrôlée par la finance est porteuse de graves problèmes d’inégalités (Valor, 18 juin 2013).

La majorité des personnes interrogées dans 39 pays à travers le monde estiment que le fonctionnement du système profite aux plus riches. Cela indique que la population a parfaitement conscience de ce qui se passe, et nous pouvons en conclure que si elle ne s’est pas soulevée avant c’est parce qu’elle n’a pas trouvé le bon moment.

Une étude de la centrale syndicale uruguayenne PIT-CNT révèle que la masse salariale par rapport au PIB en 2010 était inférieure à celle de 1998, quand la droite gouvernait et que régnait le néolibéralisme le plus effréné. Les données parlent d’elles-mêmes : en 1998, les salaires des travailleurs représentaient 27,2% du PIB. En 2010, après huit ans de gouvernement du Frente Amplio [coalition de gauche] et d’une croissance soutenue de l’économie, ils perçoivent 23,5% du produit. Cela indique une augmentation de la portion appropriée par les détenteurs du capital (Institut Cuesta-Duarte, décembre 2011).

30% des travailleurs uruguayens gagnent un peu plus que le salaire minimum, et la moitié de ceux qui travaillent gagnent moins de deux salaires minimums. La situation n’est pas très différente au Brésil et en Argentine. Il est certain qu’une partie de la population est sortie de l’extrême pauvreté, davantage grâce au cycle de la croissance économique que par le fait des politiques sociales qui, toujours, ne font que recouvrir les problèmes mais ne résolvent pas la situation de fond des majorités.

Cette moitié de la population qui n’a plus faim, mais qui ne peut pas vivre non plus dans la dignité, est lasse et commence à perdre patience. Jusqu’à présent, les gouvernements progressistes ont joué avec deux cartes en leur faveur : la situation des travailleurs pauvres a connu une amélioration relative, et un triomphe de la droite pourraient impliquer des reculs sociaux. Mais le fantôme de la droite a cessé d’opérer dans l’imaginaire collectif. Parce que c’est un peu plus qu’un fantôme.

Si dans l’un des pays ci-dessus mentionnés la droite devait l’emporter, ceux qui perdraient le plus seraient les milliers de militants et de professionnels de la gauche qui occupent des postes de confiance dans les ministères, les municipalités, les entreprises d’État et les gouvernements centraux. L’impression est que la plupart des gens, comme ceux qui protestent ces jours-ci dans les rues brésiliennes mais aussi en Uruguay, ne sont pas disposés à continuer de se laisser abuser par le chantage du fantôme de la droite. Un bon exemple est le cas du Chili, où la population a intensifié ses protestations contre le gouvernement de droite de Sebastián Piñera, mais ne montre aucun enthousiasme pour le retour probable de Michelle Bachelet lors de l’élection présidentielle de novembre de cette année.

Les gens veulent des solutions et après une décennie on ne peut pas continuer de dire qu’il n’y a pas de ressources. Ceux qui croient que c’est là une éruption printanière ont tort. C’est le début de quelque chose de nouveau. Le débat de savoir si la crise politique qui s’est installé au Brésil, et qui s’approfondit en Argentine, profitera aux partis de droite ou à ceux de gauche, est de peu d’importance.

Aujourd’hui, le réel est dans la rue, et c’est là que se joue l’avenir.


La fin du consensus luliste

Raúl Zibechi

Le 7 juillet 2013 – Gara

Le journaliste uruguayen analyse les causes des manifestations de ces dernières semaines au Brésil. Avant le recul des mouvements revendicatifs, en particulier à partir des gouvernements de Lula et du fait de leurs politiques sociales, ont surgi une grande quantité d’organisations urbaines à l’initiative de jeunes qui ont commencé leur activisme sous ces gouvernements et qui « ne se sentent pas liés à leur histoire » et subissent les réformes urbaines sous forme de privatisations. Selon Zibechi, l’année prochaine sera décisive, et le PT au pouvoir et les élites politiques vont devoir prendre en compte les demandes de la rue.

Au Brésil, les vannes de la protestation sociale se sont ouvertes avec une telle ampleur qu’elles ne pourront pas être refermées à court terme. Le mois de juin passera à l’histoire comme la période des plus vastes manifestations de l’histoire du pays, avec des journées qui ont enregistré deux millions de manifestants dans un processus qui a commencé le 6 juin et qui est loin d’être terminé. La massivité des protestations s’est effilochée et ses modalités ont muté en une multitude d’actions moyennes et petites dans les endroits les plus divers, mais plus dans le centre des grandes villes.

Beaucoup se demandent pourquoi, si la situation était si mauvaise, les protestations n’ont pas surgi plus tôt. La réponse est que les deux gouvernements de Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2010) ont articulé de grandes politiques sociales avec la neutralisation des principaux mouvements du pays, dans un contexte marqué par un certain essor économique assis sur les bons prix des commodities [produits de base pour l’exportation]. Deux données à considérer : le programme Bolsa Familia a touché 50 millions de Brésiliens, soit 25% de la population totale, améliorant les revenus des couches les plus souterraines de la population[*]. La seconde est que le salaire minimum a été multiplié par trois en dix ans (de 240 reais en 2003 à près de 700 en 2013, environ 250 euros). Par conséquent, entre 30 et 40 millions sont sorti de la pauvreté et sont entrés dans le marché de la consommation.

Le plus significatif, cependant, est ce qui s’est passé du côté des luttes sociales. Le Brésil a connu, à la fin de la dictature, la plus grande quantité de grèves au monde : 4000 en 1989. A partir de là, le mouvement syndical a décliné, avec une moyenne de 500 grèves par an dans les années 1990 et entre 300 et 400 sous le gouvernement Lula. Plus important encore est l’institutionnalisation des centrales syndicales, avec des traits inconnus en Europe. Un bon exemple sont les actes du 1er mai, où les deux principales centrales (la CUT et Força Sindical, toutes deux alliées du gouvernement) ne réalisent pas des manifestations avec un contenu idéologique mais organisent des fêtes, financées par les entreprises, qui exaltent le consumérisme.

Les événements du 1er mai 2011 à São Paulo ont été le paradigme de cette culture syndicale qui réserve des zones VIP dans leurs actes aux « personnalités ». Les deux fêtes ont coûté plus de deux millions d’euros. La compagnie d’État Petrobras a contribué avec 250 000 euros, tandis que Banco do Brasil et d’autres sociétés d’État ont fourni environ 70.000 euros chacune. Les entreprises privées étaient également représentés : les banques Itaú et Bradesco, les multinationales Brahma, Carrefour et BMG, les grands magasins Casas Bahia et Pão de Açúcar, ont apporté entre 50 et 80.000 euros chacun. Entre les deux fêtes, 20 voitures ont été gagnées par tirage au sort.

Le Mouvement des Sans Terre (MST) a également subi un recul majeur du point de vue de la quantité de ses luttes, bien qu’il ait maintenu pour l’essentiel ses principes en faveur de la réforme agraire et contre le modèle développementiste. Au cours de la décennie du gouvernement du Parti des Travailleurs (PT), les conflits pour la terre n’ont pas diminué, mais le premier échelon de l’organisation, les campements [occupations], ont connu un net reflux. De 285 en 2003, année de l’arrivée de Lula au gouvernement, le nombre de campements est tombé à un minimum de 13 en 2012. Les conflits s’accroissent de fait de l’offensive permanente de l’agrobusiness, mais la capacité de résistance (qui se matérialise dans les campements) diminue de façon constante.

Devant ce panorama d’institutionnalisation et de reculs, sont nées de nombreuses organisations urbaines : radios libres, Indymedia, qui fonctionne comme Centre de Médias Indépendant (CMI), le mouvement des travailleurs sans emploi, le mouvement des sans-toit et les plus connus de ces dernières semaines : le Movimento Passe Livre et les Comités Populaires de la Coupe. Il s’agit d’une nouvelle génération de militants qui a commencé son activisme sous les gouvernements du PT, ne se sentent pas liés à son histoire et, au contraire, subissent les réformes urbaines sous la forme de privatisations mené par ses gouvernements.

La MPL (qui signifie textuellement Mouvement pour le billet gratuit) est né dans le Forum social mondial de Porto Alegre en 2005, après s’être réapproprié deux expériences notables : la « révolte des autobus » (Revolta do Buzu) de 2003 à Salvador (Bahia), qui a mobilisé 40.000 personnes contre la hausse des tarifs et la « révolte des tourniquets » (Revolta das Catracas) à Florianópolis en 2004. Ce sont de petits groupes de quelques dizaines de militants qui opèrent dans de nombreuses grandes villes, ils étudient et font connaître la réalité du transport urbain, portent plainte et pratiquent l’action directe avec laquelle ils font pression sur les autorités.

Les Comités Populaires de la Coupe sont nés vers 2008 dans les douze villes qui accueilleront la Coupe du Monde de 2014 et se coordonnent au niveau national. Dans leurs rapports, ils estiment que quelque 170.000 personnes seront délogées pour agrandir des aéroports, des stades de football et des autoroutes. Ils affirment que, dans 21 quartiers misérables et favelas de sept villes qui accueilleront la Coupe du Monde, l’État applique des stratégies de guerre et de persécution, l’invasion des domiciles sans mandat judiciaire, l’appropriation illégale et la destruction de bâtiments, ainsi que des menaces, la coupure des services pour forcer les populations à abandonner leurs quartiers.

Les grands travaux pour le Mondial facilitent une sorte de ‟nettoyage social” impulsé par la spéculation et le déplacement de familles qui habitent sur des terrains depuis quatre cinq décennies,
Selon l’expérience laissée par des méga-événements sportifs antérieurs, pas seulement dans les pays émergents mais aussi dans le monde développé, le coût de la vie se renchérit, la spéculation immobilière explose, parce que les travaux d’infrastructure déplacent certaines populations, attirent ceux qui peuvent payer des logements plus chers tandis que les plus pauvres sont transférés à la périphérie, ce qui désarticule leurs stratégies de survie.

Paíque Duques Lima, militant du MPL, anthropologue de 27 ans, né dans une favela dans l’une des villes satellites de Brasilia, m’expliquait ces jours-ci qu’autant le MPL que les Comités de la Coupe ont commencé à faire un gros travail dans les périphéries urbaines dès 2008, où ils se sont liés à la culture de la jeunesse noire et précarisée, qui a fait du hip-hop le mode d’affirmation de leur identité. Dans les périphéries ces deux cultures se sont mélangées : celle des jeunes militants d’organisations qui pratiquent l’horizontalité et l’autonomie et celles des jeunes noirs criminalisés par la répression. « Les deux cultures se sont rapprochées avec la croissance des villes et de la spéculation immobilière qui a renforcé la ségrégation urbaine, car les deux secteurs ont des problèmes communs comme les transports » signale Paíque.

Cette jeunesse que les médias s’efforcent de qualifier de « classe moyenne » a fait éclater le « consensus luliste » en à peine trois semaines, obligeant le gouvernement de Dilma Rousseff à reconnaître, tardivement, la justesse des protestations. Une enquête a révélé que, à São Paulo, plus d’un million de personnes se rendent à leur travail à pied pendant plus de trois heures parce qu’ils ne peuvent pas se payer le transport ou parce que cela leur prendrait plus de temps que de marcher.

2014 sera une année décisive. La Coupe du monde va se dérouler et il y aura des protestations. Des élections auront lieu et Dilma peut ne pas être réélue, bien qu’elle se situe en tête des sondages. Sans paix sociale, le PT et les élites politiques vont devoir satisfaire au minimum une partie des exigences de la rue : la fin de la corruption et une amélioration substantielle dans les transports, la santé et l’éducation.

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NdT
[*] Le programme social Bolsa Familia [Panier familial] est une aide conditionnelle, versée aux familles contre la scolarisation et la vaccination des enfants. Le montant mensuel est de 22 reais [7,50 euros] par enfant, dans une limite de 3. Elle est versée aux familles ayant des revenus mensuels inférieurs à 140 reais [47 euros] par tête. En mai 2012, elle était distribuée à environ 13,4 millions de familles (26% de la population). Mais, selon diverses enquêtes, près de 4 millions de familles qui remplissent pourtant les conditions requises, en sont exclues. Le taux de demandes insatisfaites atteint 80% dans certaines favelas. Ce programme représente environ 4% des aides publiques sociales de l’État et 0,46% du PIB.


La lente construction d'une nouvelle culture politique au Brésil

Interview d’un activiste social du MPL réalisée par Raúl Zibechi

Le 10 juillet 2013 - CIPAméricas

Passés les moments les plus critiques des mobilisations au Brésil, il semble nécessaire d’enquêter sur les racines de la culture politique horizontale et autonome qui a émergé dans les rues, mais qui a mûri au petit feu de la résistance quotidienne, impulsée par une nouvelle génération de combattants sociaux. Le dialogue avec eux est la meilleure façon de comprendre.

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Lorsque Lula est entré dans le Palais du Planalto, en janvier 2003, Paíque Duques Lima avait 17 ans et faisait ses premiers pas dans l’activisme social. Il vivait avec ses parents à Brasilia, District Fédéral. Le reste de sa famille habitait dans une des multiples favelas, loin de modernisme urbain aseptique conçu par Oscar Niemeyer, le plus grand architecte brésilien et l’un des plus admirés dans le monde entier. Au fil des ans, Paíque est devenu anthropologue, peut-être comme une forme de loyauté envers sa race et de service envers sa classe, et il s’est lié à divers mouvements sociaux, parmi lesquels le MPL (Movimento Passe Livre) qui dit-il : « en portugais, veut dire passage gratuit ».

-Les grandes manifestations de juin semblent avoir comme antécédents les petits mouvements locaux qui ont créé les conditions subjectives et organisationnels, tels que MPL et les Comités Populaires de la Coupe. Partages-tu cette lecture ?

Pendant toute la période du gouvernement Lula, mais déjà avant, il y a eu des mouvements alternatifs et les luttes petites ou moyennes qui ont créé une nouvelle culture de lutte, liée ni à droite ni aux organisations traditionnelles de gauche. Avec les mobilisations contre la globalisation, vers l’année 2000, est née une culture de l’action directe pour une grande partie de la jeunesse urbaine : les radios libres, le CMI (Indymedia), les groupes de jeunes des partis politiques qui luttèrent contre leurs propres partis et ont rompu avec eux, et en général les jeunes qui rejetaient les structures traditionnelles comme les syndicats et les bureaucraties étudiantes.

- Tu donnes plus d’importance à cette nouvelle culture politique horizontale, assembléaire et autonome qu’à la quantité de militants que chaque groupe possède. Veux-tu dire que c’est plus une question de qualité que de quantité ?

C’est relatif. En 2003, à Salvador, 40.000 personnes sont descendues dans les rues contre la hausse des tarifs de transports en commun, dans ce qui a été connu sous le nom de ‟Revolta do Buzu" (autobus dans l’argot local). La jeunesse est descendue dans les rues spontanément et ensuite les organisations étudiantes ont négocié avec le gouvernement en passant par-dessus la tête du mouvement.
Ça a été une trahison. Neuf revendications du mouvement ont été approuvées par la municipalité, toutes sauf l’annulation de l’augmentation des tarifs qui était le point principal. Á partir de ce moment-là, nous avons vu qu’il était possible de se battre sans être dans un parti ou dans une structure traditionnelle. En 2004, à Florianópolis arrive la ‟Revolta das Catracas” (tourniquets), initiée par une petite organisation pour le transport gratuit avec quelques dizaines de personnes. Mais il fut possible de politiser la lutte, d’appeler à des actions et de parler avec les autorités. Les membres du mouvement n’ont pas négocié mais ont seulement transmis les préoccupations des gens. C’est cela qui a été la puissance de la lutte, une organisation horizontale, sans direction permanente.

En 2005, le MPL national a été créé avec des revendications pour les transports et la gratuité, sur la base d’une culture et d’une manière de lutter, avec les principes de l’apartidisme (mais pas l’antipartisme), l’autonomie, l’horizontalité, l’indépendance, le fédéralisme et des pratiques centrées sur l’action directe et avec un horizon anticapitaliste. Depuis lors, chaque année dans différentes villes, il y a eu des luttes contre les hausses de tarifs.
Les luttes sont généralement localisées, car chaque ville a sa propre gestion du transport. Au cours des dix dernières années, dans environ 60 villes, il y a eu des petites et moyennes mobilisations, allant d’une poignée de manifestants à dix mille personnes. Dans certaines villes, les augmentations ont été annulées, dans d’autres, les transports gratuits ont été conquis pour les étudiants. Les Comités Populaires de la Coupe sont apparu en 2008 et d’autres organisations ont également construit une culture du combat horizontal dans les rues.

- Il se dit que ce sont des mouvements de la classe moyenne, des étudiants et des travailleurs qualifiés. Serais-tu d’accord avec cette qualification ?

Non. C’est une mobilisation de la jeunesse prolétarienne qui comporte encore beaucoup de divisions, car au Brésil il y a une scission dans les villes, qui ont un centre avec une classe de travailleurs informels et des banlieues avec une classe de travailleurs plus formalisés et une grande périphérie où vit la classe travailleuse précarisée. Quand ils parlent de la classe moyenne, ils invisibilisent la participation des informels du centre de la ville qui participent aux manifestations. Ce sont des villes scindées en classes, en espaces et en races. Il y a beaucoup d’activistes et de manifestants noirs.

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- Dans cette nouvelle culture militante, y a-t-il quelque chose de la culture hip-hop qui est un mouvement pas très structuré, plus diffus, mais très puissant au Brésil et très présente dans la jeunesse ? Comment était l’activité quotidienne des noyaux du MPL avant juin ?

Dans l’organisation du MPL et des Comités de la Coupe, il y a des jeunes de centre et de la périphérie. Dans nos réunions au début du mouvement, à Brasilia par exemple, il y avait entre 40 et 80 personnes, mais après 2007, lorsque nous avons eu une période sans augmentation, il y eut beaucoup moins de monde, nous étions entre 8 et 20 personnes lors de nos réunions hebdomadaires ou bihebdomadaires.
Nous faisons principalement trois types d’activités : des actions directes, l’étude et l’information sur les transports publics et la mobilité urbaine avec des approches en termes de classe, de genre et de race, nous faisons pression et des propositions en direction des pouvoirs publics en proposant le libre passage [transport gratuit], le “tarif zéro”, et nous nous mobilisons lorsque qu’ils augmentent les tarifs ou que des privatisations se produisent.

- Aujourd’hui, tout le Brésil sait que la Coupe est un business et que les transports sont un désastre, ce qui montre l’efficacité de ce travail réalisé depuis des années. D’une certaine manière cette nouvelle conscience critique parle de l’importance des petits groupes de militants avec un haut niveau d’engagement.

Les Comités Populaires de la Coupe sont des articulations où participent le mouvement des sans-toit, des communautés expulsés et des militants universitaires. Aussi bien les comités que le MPL ont toujours eu des contacts avec cette culture des banlieues, des favelas. La culture de la jeunesse noire, précarisée et favelada a été très attaquée au cours des dix dernières années par la politique des gouvernements de Lula et Dilma de promotion de la consommation. Mais tout contrôle a ses doubles sens et ses fragilités.
Les associations de quartier ont un lien historique avec le PT et ont fait leur travail avec l’État et les plans sociaux. Cela a créé un vide qui a été comblé par la nouvelle culture militante horizontale et la culture de la jeunesse favelada qui se sont rapprochées au cours des cinq dernières années, les jeunes travailleurs de la périphérie et le centre ont de nombreux contacts. Je vis dans le centre du district fédéral de Brasilia, mais ma famille est favelada. Le point important est que ces deux cultures se sont rapprochées avec la croissance des villes et de la spéculation immobilière qui a accru la ségrégation urbaine car les deux secteurs ont des problèmes communs tels que les transports.

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Depuis 2007 et 2008, le MPL intervient de plus en plus dans les lycées et les quartiers de la périphérie. Notre mouvement a commencé à faire des ateliers sur les transports publics, sur la ségrégation urbaine et le droit à la ville dans les lycées et les universités, mais aujourd’hui, le travail se fait surtout dans les communautés périphériques. Dans de nombreux cas, nous avons été appelés pour parler du problème de transport.
Les Comités Populaires de la Coupe ont suivi la même voie, en se rapprochant des communautés expulsées. La violence policière a fait que le discours des comités a eu un écho chez les gens. Avant, dans la périphérie, beaucoup de gens pensait que la Coupe était leur salut parce qu’elle créerait des emplois, mais cela a changé très rapidement et ils sont maintenant dans les manifestations. Les Comités Populaires ont commencé à gagner de la force dans l’élimination de quartiers entiers. D’autre part, certains médias traditionnels se sont ouverts aux critiques contre la Coupe comme Le Monde Diplomatique, Carta Capital, la revue Piauí et la chaîne de télévision ESPN Brasil, où il y a de nombreux anciens gauchistes qui font du journalisme sportif critique et qui ont été très durs avec la FIFA.

Mais l’essentiel est que les gens ont commencé à s’organiser. Depuis le début de cette année, les mobilisations pour les transports gratuits ont été de plus en plus nombreuses. Dans dix villes, ils ont réussi à faire baisser le prix du billet. Á Goiânia en mai, à Porto Alegre en mars, à Natal, à Terezinha et Belém, ils se sont mobilisés avant ce qui s’est passé à São Paulo et Rio de Janeiro. Cela nous indique que lorsque les événements de Rio et de São Paulo se produisent, cette culture de la mobilisation horizontale incarnée par le MPL et les Comités de la Coupe s’était déjà bien répandue.

- Tout indique la répression à São Paulo a joué un rôle déterminant dans l’expansion du mouvement.

Je ne suis pas un militant du mouvement de São Paulo (je suis du MPL à Brasilia), mais je peux faire une évaluation de ce que j’ai vu et entendu, parce que nous sommes une organisation nationale. Je pense que c’est la conjonction de trois questions.

La première et la plus importante, c’est qu’il y a des années de travail réalisé par plusieurs organisations, qui ont créé cette culture de lutte, non seulement le MPL et les Comités de la Coupe, mais aussi le CMI, les étudiants radicaux, les sans-toit, les radios libres, le hip-hop, les Mouvement de travailleurs au chômage [MTD], les cartoneros [catadores au Brésil], tous les mouvements urbains qui ont participé à la création de cette culture.

La seconde question est que les actions appelés par le MPL dans le centre de São Paulo ont reçu une réponse brutale de la police quand beaucoup pensaient qu’en ayant gagné la municipalité, le PT avec Fernando Haddad, il y aurait de la cooptation et de la négociation, mais personne n’a jamais imaginé qu’il y aurait une répression aussi dure. Nous savions que le gouvernement de l’État, du social-démocrate Geraldo Alckmin (PSDB) était très répressif, mais nous ne croyions pas que la mairie du PT soutiendrait les actions terroristes de la police. Cette répression brutale a été importante dans la nationalisation de la solidarité et l’augmentation du nombre de manifestants. Il est également important de noter que les premières manifestations, antérieures à la répression, étaient déjà très grandes, avec 20, 40 et 70 mille personnes.

Le troisième point a été l’extension du mouvement dans tout le Brésil avec la célébration de la Coupe des Confédérations, qui a réuni la lutte pour la mobilité urbaine à la lutte contre la réforme urbaine et pour le droit à la ville comme conséquence des grands travaux engagés pour la Coupe du Monde de 2014.

- La droite-a profité des mobilisations pour mener son jeu contre le gouvernement.

La droite dispose déjà d’un bloc politique et d’un bloc médiatique et elle veut maintenant construire un bloc social. Beaucoup de gens sont sortis dans les rues et là, la droite a essayé de mener son jeu en essayant d’imposer son programme axé sur la critique de la corruption, mais seulement dirigée contre la corruption des gouvernements du PT, mais pas celle du PSDB, montrant ainsi ses intentions électorales, de même que ses campagnes pour l’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale, contre l’avortement et d’une certaine manière contre les droits des Noirs et des homosexuels. Ils ont essayé de contester le récit du mouvement. Des gens des partis de gauche ont été attaqués par l’extrême droite mais ils ont évité de parler des vrais problèmes qui nous ont conduits dans les rues.

- Comment analyse-tu la journée du 11 juillet organisée par les syndicats et du MST où il n’y a aucune référence à la répression policière ni au massacre du 24 juin dans le Complexo do Maré, la plus grande favela de Rio ?

Il y a quelques secteurs syndicaux, petits, qui soutiennent le mouvement. Les syndicats opposés au gouvernement comme Conlutas et Intersindical ont participé aux mobilisations et les autres ont critiqué le MPL, en disant que nous avions été manipulés par la droite. Le mouvement syndical n’a pas réussi à articuler une réponse de classe. Les activités du 11 peuvent être comprises en partie comme un moyen de soutenir le gouvernement, justifié par l’idée que la droite peut frapper un coup contre le gouvernement et pour éviter cela, il est nécessaire d’aider à renforcer la gouvernance. C’est aussi une tentative pour contrôler les gens qui sont dans la rue. Mais cette journée a également été appelée par d’autres secteurs qui ne sont pas dans le camp du gouvernement et qui sont davantage liés aux luttes sociales. [*]

- Comment vois-tu l’avenir du mouvement à moyen terme, disons vers la Coupe du Monde de 2014 et l’élection présidentielle de l’année prochaine ?

Sur ce plan, nous avons trois problèmes. Le premier est que le gouvernement et les médias vont essayer de contrôler les luttes par la répression, mais aussi par la cooptation et ce que nous pouvons appeler la « défaite sociologique » du mouvement à travers la construction de mécanismes de consensus.

Le deuxième sujet est que les jeunes militants que nous sommes sont confrontés au problème que nous avons connu un grand isolement, mais les gens qui parlaient mal de nous n’ont même pas une culture de la protestation et il y a là un champ de conflit et d’organisation. Cela nous ouvre le problème de l’organisation.

Le MPL était un mouvement de dizaines de personnes qui appelait les masses à descendre dans les rues. Maintenant, la question est de savoir si nous avons la capacité d’être une organisation de masse, horizontale, autonome, anticapitaliste, capable d’organiser des milliers de personnes sur la base de ces principes. Toutes les petites organisations se posent la même question.

Le troisième point, c’est que nous avons eu une participation tardive des secteurs sociaux qui sont essentiels parce qu’ils subissent l’oppression structurelle. Au Brésil, le racisme et l’exclusion sont d’ordre structurel, on ne vit pas au Brésil, sans parler de la ségrégation, de classe, de sexisme et de race, cela est essentiel. Ces derniers jours, il y a eu 30 ou 40 actes de protestation dans la périphérie de São Paulo, très radicaux, avec des autobus qui ont brûlé. Dans la zone au nord de Brasilia, il se passe la même chose. Alors que la manifestation se déroulait sur l’esplanade du Planalto (siège du gouvernement), dans le même temps, c’est cela qui s’est passé. Ce qui nous amène à discuter de la façon d’impulser des luttes qui attaquent les structures classistes, racistes et sexistes de notre société, et là apparait la question cruciale : avons-nous la force d’impulser cela ?

D’autant plus que nous sommes confrontés à une très courte période pour l’impulser, juste un an avant la Coupe du Monde, où vont être imposées des lois antiterroristes et où la répression policière sera très forte. Nous sommes confrontés à des défis organisationnels, idéologiques, militaires (c’est à dire comment allons-nous faire face à la répression policière et le contrôle massif) et économiques. Les patrons ne veulent pas renverser Dilma parce qu’ils sont très bien avec ce modèle, de sorte que s’il y a un consensus, il est contre nous, un consensus du gouvernement et du patronat contre nous. C’est pour ça que je dis que nous avons de très grands défis devant nous.



NdT
[*] La « journée nationale de lutte » (grève et manifestations) du 11 juillet n’a pas mobilisé les foules… Quelques milliers de manifestants dans les grandes villes ont répondu à ce mot d’ordre très bureaucratique, avec podiums, grosses sonos et prises de paroles des différents dirigeants. A signaler tout de même une manifestation de 15-20.000 métallos à São José dos Campos, une grève des dockers dans le port de Santos (principal terminal portuaire de São Paulo) et des transports en commun à Porto Alegre.
Conlutas et Intersindicale sont des petits syndicats, pas moins bureaucratiques que les grands, mais plus « combatifs ». Ils sont l’un et l’autre liés à des partis situés à la gauche du PT et font l’objet d’âpres luttes de pouvoir entre différentes tendances ou fractions liées à des groupes politiques, souvent de références trotskistes.


Le retour du mouvement social

Raúl Zibechi

Le 12 juillet 2013 – La Jornada

Les mobilisations du mois de juin au Brésil peuvent constituer un virage de longue durée. Ce sont les premières grandes manifestations depuis 20 ans, depuis 1992 contre le président d’alors, Fernando Collor de Melo, qui avait été forcé de démissionner. Maintenant, les choses sont différentes : le mouvement est beaucoup plus large, englobant des centaines de villes et les secteurs les mieux organisés se proposent des objectifs de plus grande envergure avec une orientation anticapitaliste. Nous ne sommes pas devant une explosion ponctuelle, mais face à la massification d’un large mécontentement.

Cela nous permet de supposer que nous sommes probablement au début d’un nouveau cycle de luttes impulsées par des organisations différentes que celles de la période antérieure. Mais quelles ont été ces mouvements antérieurs ?

Dans les années 1970, il y eut un véritable tremblement de terre social au Brésil, vu d’en bas, en plein régime militaire. Les commissions d’usine ont incarné un nouveau syndicalisme de rejet de la structure verticale des syndicats officiels. Les grèves à São Bernardo do Campo et dans d’autres villes de la ceinture industrielle de São Paulo ont brisé le contrôle du régime, un mouvement qui s’est matérialisé dans la création de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) en 1983. En 1979, les paysans sans terre ont repris les occupations comme outils de lutte, avec l’occupation des propriétés Macali et Brilhante considérée comme l’origine du MST (Mouvement des Sans Terre). En 1980, le Parti des Travailleurs (PT) est créé.

Les grandes créations du mouvement populaire brésilien ont commencé par de petits mouvements de résistance et de lutte, et par des acteurs, disons, marginaux du point de vue de la grande politique.
La création du PT est la conjonction de trois courants : la défaite de la lutte armée des années 60 et 70, les communautés ecclésiales de base – qui n’ont jamais séparé la politique et l’éthique – et le nouveau syndicalisme, dans le cadre d’un vaste mouvement populaire pour la liberté. Comme l’indique Chico de Oliveira, le plus grand sociologue brésilien, ces conjonctions sont rares dans l’histoire et sont uniques.

Deux décennies plus tard, les choses ont radicalement changé. La strate supérieure du syndicalisme est devenue, grâce aux fonds de pension, un allié du capital financier et des multinationales brésiliennes. Le PT est un parti traditionnel de plus, qui ne diffère en rien des partis de la droite, avec certains desquels il co-gouverne. La politique du possible a amené le parti de Lula à se salir dans des affaires notoires de corruption comme le mensalão, indemnité mensuelle versée à des parlementaires afin qu’ils votent pour le gouvernement. Seul le MST a maintenu bien haut ses drapeaux, mais au prix d’un plus grand isolement.

La même année où Lula est arrivé au gouvernement, plus de 40 000 jeunes sont descendus dans les rues de Salvador (Bahia), contre la hausse des tarifs des transports urbains dans un mouvement qui dura 10 jours appelé Revolta do Buzu (en référence aux bus). L’année suivante, en 2004, une autre mobilisation de masse à Florianopolis a lutté contre les prix élevés des transports, la Revolta das Catracas (tourniquets). Les appareils du syndicalisme étudiant négocièrent avec le pouvoir municipal en passant par-dessus la tête du mouvement, ce qui généra un profond rejet.

En 2005, lors du Forum social mondial de Porto Alegre a été créé le Movimento Passe Livre (MPL) avec des groupes dans chaque grande ville. Il s’agissait de petits groupes qui ont travaillé sur la base des principes de l’horizontalité, de l’autonomie, du fédéralisme et de l’apartidisme, mais pas l’anti-partidisme. De cette façon, ils rejettent les organisations hiérarchiques et centralisés, dépendantes de l’État et du gouvernement, qui sont hégémoniques dans le camp populaire. Le MPL n’était pas le seul mouvement de ce genre. Le Centre des Médias Indépendants (CMI, ou Indymedia Brasil), le Mouvement des sans-toit (MTST), les chômeurs (MTD), les cartoneros, les regroupements d’étudiants autonomes et libertaires dans les universités et dans certains établissements du secondaire, ont formé un immense arc en ciel.

Le MPL a été remarqué par la mobilisation de dizaines de milliers dans les rues, contre la mauvaise qualité des transports urbains, en général privés, et contre leurs prix exorbitants. En 2008, apparaissent les Comités Populaires de la Coupe, qui ont analysé les conséquences pour la population des grands travaux réalisés pour la Coupe du Monde de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016. Comme les autres, ce sont de petits groupes, à la composition hétérogène, qui ont commencé à travailler avec les communautés des périphéries urbaines et les habitants des favelas menacés par les méga-projets.

Le point le plus important est que dans ces groupes est née une nouvelle culture de la politique et de la protestation. Certains l’appellent l’action directe. Dans tous les cas, elle s’inspire des quatre axes mentionnés, a grandi et s’est étendu en dehors des institutions, n’a pas vocation à se transformer en appareil organisationnel séparé des gens qui se battent et se mobilisent ni de participer aux élections. Au cours d’une longue décennie de consensus consumériste, lubrifié par des politiques sociales qui ont gelé les inégalités, cette nouvelle culture s’est enracinée en marge de l’action sociale et, de là, a commencé à s’étendre.

Au cours du semestre antérieur aux grandes mobilisations de juin, ces modes d’action ont obtenu des victoires dans une dizaine de villes, dans la résistance aux grands travaux du Mondial et dans la réduction du prix des transports. Cette culture qui mobilisait des centaines de personne en est venue à des mobilisations de dizaines de milliers.
Comme on le sait, la répression policière et l’arrogance de la FIFA ont fait le reste. Quand les gens ont commencé à submerger les grandes avenues, tout le Brésil savait que les grands travaux pour la Coupe du Monde font partie d’une réforme urbaine ségrégationniste concoctés par le capital spéculatif. Ils luttent pour le droit à la ville que le capital leur refuse.

Aujourd’hui, nous savons que, vers 2003, à Bahia, a commencé à se forger peu à peu une nouvelle génération de mouvements. Mais n’oublions pas que tout a commencé avec de petits groupes de jeunes en marge du système politique et à contre-courant des modes d’agir et de faire institués.


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Les multinationales brésiliennes et Lula

Raúl Zibechi

Le 7 avril 2013 – Gara

Petit article pas directement sur le mouvement social de protestation actuel mais qui illustre bien la position et le rôle joué par le “progressisme” du PT, et par son plus illustre représentant, dans la stabilisation et le développement d’un capitalisme “autochtone” brésilien.

En certaines occasions, des faits qui ne semblent pas significatifs ont le mérite de montrer le fond des choses, de mettre à nu le véritable caractère d’une réalité politique qui jusque-là n’apparaissait pas avec autant de clarté. Quelque chose comme cela est arrivé, il y a quelques jours, lorsqu’une enquête journalistique a révélé la relation entre une poignée de multinationales brésiliennes du secteur de la construction et le président Luiz Inacio Lula da Silva.

Le fait est que la moitié des déplacements effectués par Lula après avoir quitté la présidence ont été payés par les entreprises du BTP, tous en Amérique latine et en Afrique où ces entreprises concentrent leurs plus grands intérêts. Depuis 2011, Lula a visité 30 pays, dont 20 se trouvent en Afrique et en Amérique latine. Les entreprises ont payé treize de ces voyages, presque tous par Odebrecht, OAS et Camargo Correa (Folha de Sao Paulo, 22 mars 2013).

L’enquête journalistique montre les télégrammes des ambassades du Brésil à l’étranger dans lesquels il est affirmé que les voyages de l’ancien président contribuent à défendre les intérêts du pays. Un télégramme envoyé par l’ambassade du Brésil au Mozambique, après une visite de Lula, met en évidence le rôle du président comme véritable ambassadeur des multinationales. « En associant son prestige aux entreprises qui opèrent ici, l’ancien président Lula a développé, aux yeux des Mozambicains, son engagement avec les résultats de l’activité des entreprises brésiliennes », écrit l’ambassadrice Ligia Scherer.

En août 2011, Lula a commencé une tournée en Amérique latine par la Bolivie, où il est arrivé avec son entourage dans un avion privé d’OAS, l’entreprise qui cherche à construire une route à travers le TIPNIS (Territoire indigène et Parc national Isiboro Sécure), provoquant des mobilisations massives des communautés indigènes soutenues par la population urbaine. De là, il continua son voyage dans le même avion vers le Costa Rica, où l’entreprise disputait un appel d’offres pour construire une route, qui lui a été finalement attribué pour 500 millions de dollars.

Les activités de Lula ne sont pas illégales. Au contraire, son attitude est en accord avec ce que font habituellement les présidents et les ex-présidents du monde entier : travailler pour favoriser les grandes entreprises dans leurs pays. Soit dit en passant, cela n’a rien à voir avec une attitude de gauche, solidaire avec les travailleurs et les gouvernements progressistes.

Les entreprises concernées ont une histoire très particulière et sont en outre de grandes multinationales. Chacune d’entre elles s’est développée sous la dictature militaire, à laquelle elles étaient étroitement liées. Odebrecht est un conglomérat d’origine familiale qui agit principalement dans la construction et la pétrochimie. Elle contrôle Braskem, le plus grand producteur de résines thermoplastiques des Amériques. C’est l’une des sociétés brésiliennes ayant la plus grande présence internationale, emploie 130.000 personnes (40.000 seulement en Angola) et réalise 55 milliards de dollars de chiffre d’affaire. Elle est présente dans 17 pays, principalement en Amérique latine et en Afrique, et 52% de ses revenus proviennent de l’extérieur du Brésil. En 2008, elle a été expulsée de l’Équateur par le gouvernement de Rafael Correa à cause des graves défauts dans la construction du barrage de San Francisco, qui ont obligé sa fermeture un an après avoir été inauguré.

Camargo Correa est l’entreprise de construction la plus diversifiée, avec des investissements dans le ciment, l’énergie, l’acier et la chaussure. Elle a 61.000 employés dans onze pays. Seulement en Argentine, elle possède Loma Negra, la principale entreprise de ciment qui contrôle 46% du marché argentin, en plus d’Alpargatas, l’une des principale entreprise textile de ce pays avec les marques Topper, Flecha et Pampero. Le groupe OAS, quant à lui, a des chantiers dans 22 pays en Amérique latine et en Afrique et emploie 55.000 personnes.

Le pouvoir des grandes entreprises brésiliennes se fait particulièrement sentir dans les petits pays de la région. En Bolivie, Petrobras contrôle la moitié des hydrocarbures, est responsable de 20% du PIB de la Bolivie et de 24% des recettes fiscales de l’État. L’entreprise de construction OAS, comme nous l’avons vu, a provoqué une crise politique et sociale qui en est venu à déstabiliser le gouvernement d’Evo Morales avec lequel elle maintient de bonnes relations.

La presque totalité des travaux d’infrastructure inclus dans le projet Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-américaine (IIRSA), un total de plus de 500 réalisations pour un montant de 100 milliards de dollars, sont en cours de construction par les multinationales brésiliennes. Il en va de même pour les barrages hydroélectriques. La banque d’État BNDES (Banque nationale de développement économique et social) est le principal bailleur de fonds de ces travaux mais elle le fait à la condition que le pays bénéficiaire du prêt engage des entreprises brésiliennes.

Le rôle de Lula est de promouvoir « ses » entreprises, contribuant à aplanir les difficultés en raison de son énorme prestige et de la caisse millionnaire de la BNDES, qui dispose de davantage de fonds à investir dans la région que le FMI et la Banque mondiale réunis. Rien d’illégal, j’insiste, mais politiquement inacceptable pour quelqu’un qui prétend se considérer de gauche.

Les 15 mars 2011, les 20.000 ouvriers travaillant à la construction du barrage de Jirau sur le fleuve Madeira, dans l’État de Rondônia, ont mené l’un des plus grands soulèvements de ces dernières décennies, ont brûlé les bureaux de Camargo Correa (l’entreprise qui construit l’usine), les dortoirs et plus de 45 autobus. Ce qui a été appelé la « révolte des peones » [hommes de peine, manœuvres] n’a pas été motivée pour le salaire mais pour la dignité, pour protester contre les conditions de travail de semi-esclavage. Ces mêmes entreprises s’engraissent maintenant avec les travaux pour la Coupe du Monde de 2014 et Jeux olympiques de 2016.

Compte tenu des trajectoires de Lula et du Parti des Travailleurs, la tentation de parler de « trahison » est grande. Les choses sont cependant plus complexes. Au Brésil, sur un mode plus intense que dans les autres pays de la région, s’est produit une profonde reconfiguration des élites. L’arrivée de Lula au gouvernement a accéléré la formation d’une alliance, ou plutôt un amalgame entre les grands chefs d’entreprises brésiliens, les cadres supérieurs de l’appareil d’État (y compris les chefs militaires) et un petit mais puissant secteur du mouvement ouvrier lié aux fonds de pension, qui, avec la BNDES, font partie d’un groupe sélect de grands investisseurs.

Lula est l’ambassadeur des multinationales brésiliennes, la plupart ayant des liens étroits avec l’État, soit parce qu’il leur concède des travaux gigantesques ou parce que l’alliance étatico-syndicale a un poids décisif en leur sein. Ainsi, la seconde entreprise minière au monde est contrôlée par le fonds de pension de la banque d’État Banco do Brasil, sous l’hégémonie du gouvernement et du syndicat du secteur bancaire. La même chose s’applique à d’autres grandes entreprises.

Ce qui est pénible c’est de voir comment de généreux discours qui parlent des droits des travailleurs et de l’intégration régionale, sont utilisés pour faciliter les affaires qui nuisent aux travailleurs eux-mêmes, détruisent la nature et ne profitent qu’à une poignée de grandes entreprises qui ont grandi à l’ombre de l’une des pires dictatures militaires du continent.


Raúl Zibechi est un analyste international pour l’hebdomadaire Brecha de Montevideo, enseignant et chercheur sur les mouvements sociaux à l’Université franciscaine d’Amérique latine et conseiller de plusieurs organisations sociales.


Traductions : XYZ pour OCLibertaire

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