Mexique
Claudio Albertani
lundi 3 novembre 2014, par
Face aux crimes de masse perpétrés par les différentes institutions politiques liées aux puissances économiques locales et globales, mafieuses et légales, « aujourd’hui, nous dit l’auteur de ce texte, dans ce Mexique si martyrisé, nous n’avons pas d’autres choix que de rompre le silence et d’inventer notre propre insurrection. »
À la suite, nous reprenons un texte récent de Raúl Zibechi, “Mexique, la faillite planifiée d’un État”, qui apporte d’autres données.
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Claudio Albertani
En tout cas, je tiens pour inévitable que nous (un “nous” constitué de millions de “je”),
nous intimidions ceux qui ont le pouvoir et nous menacent.
Nous n’avons pas d’autre issue que de répondre à leurs menaces par d’autres menaces
et de neutraliser ces hommes politiques qui, d’une façon totalement inconsciente,
se résignent à la catastrophe ou contribuent même activement à la préparer.
Günther Anders[*]
Le 26 septembre dernier, 43 élèves de l’École normale rurale ‟Raúl Isidro Burgos” d’Ayotzinapa, État du Guerrero, ont disparu, six personnes ont été tuées – parmi lesquelles cinq normalistes, dont l’un a été horriblement écorché – et 25 autres ont été blessées dans la ville d’Iguala. Face à un crime d’une telle dimension, la première chose que nous éprouvons est l’indignation, les tremblements d’émotion et l’impuissance. Immédiatement, les questions se posent.
Qui sont les responsables ?
L’ancien maire de Iguala, José Luis Abarca et son épouse, María de los Ángeles Pineda, présumés auteurs intellectuels du crime, aujourd’hui en fuite ?
Les policiers municipaux d’Iguala qui ont arrêté les étudiants ?
Les policiers municipaux de Cocula qui les ont aidé ?
L’armée fédérale, présente sur les lieux, qui n’est pas intervenue ?
Le groupe criminel Guerreros Unidos, lié à Abarca, qui aurait fait disparaitre les étudiants après que les policiers les leur auraient livrés ?
On parle d’un réseau de complicités. Jusqu’où va-t-il ?
Jusqu’au gouverneur déchu du Guerrero, Àngel Aguirre, qui n’a pas emprisonné Abarca quand il aurait pu le faire ?
Jusqu’au procureur général de la République, Jesús Murillo Karam, qui n’a pas agi contre l’ancien maire, malgré les plaintes répétées contre lui ?
Jusqu’au Parti de la révolution démocratique [gauche] qui a couvert à la fois Aguirre et Abarca ?
Jusqu’au secrétaire d’État à l’Intérieur, Osorio Chong, qui mène sa propre guerre contre les étudiants des écoles normales rurales ?
Jusqu’aux responsables de l’Union européenne qui, pour ne pas perdre de juteuses affaires, appuient « les efforts du gouvernement fédéral » ?
Les écoles normales rurales font partie d’un vaste projet d’éducation populaire qui a émergé lors de la Révolution mexicaine. Leur existence même est un cri de révolte contre le modèle économique en vigueur, dans lequel les jeunes paysans informés et critiques n’ont pas leur place. La SEP [ministère fédéral de l’Éducation], les bureaucrates du Syndicat national des travailleurs de l’éducation, les médias, l’establishment académique, les policiers, les juges, les journalistes et tous les grands partis politiques sont complices de ce massacre parce que, d’une façon ou d’une autre, ils ont contribué à construire l’image des écoles normales comme des foyers de guérilla et les étudiants comme des figures de la racaille.
Le crime d’Iguala n’a pas surgi tout seul. Le 12 décembre 2011, la police d’Aguirre a tué sournoisement deux étudiants de la même école normale, Jorge Herrera Alexis et Gabriel Echeverría, au cours d’une violente opération d’expulsion sur l’autoroute du Soleil. « Il fallait nettoyer la route », avait déclaré ouvertement un chef de la police. Quelques jours plus tard, le 7 janvier 2012, un camion a renversé un groupe d’élèves d’une école normale qui recueillaient de l’argent auprès des automobilistes sur la route fédérale Acapulco-Zihuatanejo. Plusieurs ont été blessés et deux sont morts. Le 24 mai dernier, Aurora Tecoluapa, étudiante de l’école normale rurale ‟Général Emiliano Zapata” d’Amilcingo, État de Morelos, a été tuée par une voiture sur l’autoroute Mexico-Oaxaca, tandis que six de ses compagnes étaient blessées.
Ce que nous vivons, c’est une guerre que l’État mexicain mène contre les jeunes, particulièrement les jeunes insoumis d’origine prolétaire. Le 2 octobre 2013, l’étudiant Mario González García a été arrêté dans la ville de Mexico alors qu’il se rendait en bus à une manifestation [**]. Autrement dit, il a été arrêté, sans avoir commis aucun délit, par le simple fait d’être un activiste connu et d’avoir participé à la lutte pour la défense des Collèges des Sciences et Lettres (CCH).
Incroyablement, Mario a été reconnu coupable et est toujours en prison, malgré qu’il n’a commis aucun délit, comme Josef K, le protagoniste du roman Le Procès de Kafka. Le 19 octobre dernier, alors que dans le pays montait l’indignation provoquée par les évènements d’Iguala, un autre jeune, Ricardo de Jésus Esparza Villegas, étudiant du Centre universitaire de Lagos, État de Jalisco, a été tué par la police de l’État dans la ville de Guanajuato, où il se rendait pour assister au Festival Cervantino.
Il serait erroné de croire que ces crimes ont à voir avec un ‟retard” supposé du Mexique. Ce sont, au contraire, des événements tout à fait modernes, ‟banals” au sens que dénonçait Hannah Arendt quand, horrifiée, elle a parlé de la banalité du mal. Un crime comme celui d’Iguala peut se produire n’importe où : en Palestine, en Syrie, en Irak, sans doute, mais aussi en France, aux États-Unis, en Italie ... La dictature de l’économie bureaucratique doit s’accompagner d’une violence permanente. Nous sommes tous des êtres collectivement prorogés avec une date de péremption ; nous ne sommes plus mortels comme individus, mais en tant que groupe dont l’existence est seulement autorisée jusqu’à nouvel ordre.
Comment expliquer la réaction (jusqu’à présent) modeste du peuple mexicain devant ces événements aussi terribles ? Il y a plus d’un demi-siècle, Günther Anders – le philosophe et activiste antinucléaire – réfléchissait de manière lucide et impitoyable sur le problème de comment le monde actuel produit des êtres déshumanisés qui ne connaissent aucun remord, ni de honte face aux crimes horribles qu’ils ont eux-mêmes commis. Nous vivons dans une nouvelle ère de totalitarisme qui transforme les humains en pièces mécaniques incapables de réactions humaines. Bien que cela soit plus infernal qu’il n’y paraisse, nous n’existons plus que comme des pièces mécaniques ou des matériaux requis pour la machine.
Et pourtant, le dernier mot n’a pas été dit. « Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est sans issue. Ce n’est pas la moindre de ses vertus », ont écrit il y a quelques années les auteurs anonymes d’un célèbre pamphlet, L’insurrection qui vient. Et ils ajoutaient : « La sphère de la représentation politique se clôt. De gauche à droite, c’est le même néant qui prend des poses de cador ou des airs de vierge, les mêmes têtes de gondole qui échangent leurs discours d’après les dernières trouvailles du service communication. (…) Rien de ce qui se présente n’est, de loin, à la hauteur de la situation. Dans son silence même, la population semble infiniment plus adulte que tous les pantins qui se chamaillent pour la gouverner. » Ces mots qui se rapportent à la France et au désespoir des jeunes migrants dans les ghettos des métropoles européennes, s’appliquent parfaitement à ce que nous vivons ici et maintenant. Aujourd’hui, dans ce Mexique si martyrisé, nous n’avons pas d’autres choix que de rompre le silence et d’inventer notre propre insurrection.
Claudio Albertani
Le 29 octobre 2014, Ciudad de México
[ Traduction : J.F. (OClibertaire) ]
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Notes :
[*] Sur Günter Anders et ce passage de Violence oui et non. Une discussion nécessaire, voir le texte d’Osvaldo Bayer ici : http://www.cairn.info/revue-tumulte...
[**] Il vient d’être libéré après plus d’un an d’incarcération : voir ici http://oclibertaire.free.fr/spip.ph...
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par Raúl Zibechi
L’État est devenu une institution criminelle où se mélangent les narcos [trafiquants de drogues] et les hommes politiques pour contrôler la société. Un État dont la faillite a été élaborée au cours des deux dernières décennies pour éviter le plus grand cauchemar des élites : une seconde révolution mexicaine.
« Vivants ils les ont enlevés, vivants nous les voulons », crie Marie Ester Contreras, tandis que vingt poings levés approuvent le mot d’ordre sur l’estrade de l’Université Ibéroaméricaine de Puebla, lors de la réception du prix Tata Vasco au nom du collectif Forces Unies Pour Nos Disparus au Mexique (Fundem), pour son travail contre les disparitions forcées. La scène est saisissante, alors que les familles, presque toutes mères ou sœurs, ne peuvent retenir leurs pleurs et leurs larmes chaque fois qu’elles parlent en public dans ce XI Forum des Droits humains
Rien à voir avec la généalogie des disparitions que nous connaissons dans le Cône Sud. Au Mexique, il ne s’agit pas de réprimer, de faire disparaître et de torturer des militants mais de quelque chose de beaucoup plus complexe et terrible. Une mère a raconté la disparition de son fils, un ingénieur en communication qui travaillait pour IBM, séquestré par les narcos pour le forcer à construire un réseau de communications à leur service. « Cela peut être le tour de n’importe qui », remarque-t-elle, estimant que toute la société est dans le collimateur et que, par conséquent, personne ne doit ignorer cette situation.
Fundem est née en 2009, à Coahuila, et a réussi à réunir plus de 120 familles qui recherchent 423 personnes disparues, qui travaillent à leur tour avec le Réseau Vérité et Justice, qui recherche 300 migrants de l’Amérique centrale disparus en territoire mexicain.
L’ancien président Felipe Calderon a nommé cela « des dommages collatéraux », en essayant de minimiser la tragédie des disparitions. « Ce sont des êtres qui n’auraient jamais dû disparaitre », réplique Contreras.
Pire que l’État Islamique
Un communiqué de Fundem, à l’occasion de la Troisième Marche de la Dignité célébrée en mai dernier, souligne que « selon le Ministère de l’Intérieur, jusqu’en février 2013, on dénombrait 26 121 personnes disparues », depuis que Calderon a déclaré la « guerre au trafic de stupéfiants » en 2006. En mai 2013, Christof Heyns, rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires a déclaré que le gouvernement a reconnu 102 696 homicides pendant le mandat de six ans de Calderon (une moyenne de 1 426 des victimes par mois). Mais en mars dernier, après 14 mois du gouvernement actuel de Peña Nieto, l’hebdomadaire Zeta comptabilisait 23 640 homicides (1 688 par mois).
La chaîne d’information Al Jazeera a diffusé une analyse où sont comparées les morts provoquées par l’État Islamique (EI) avec les massacres du narcotrafic mexicain. En Irak, en 2014, l’EI a mis fin à la vie de 9 000 civils, pendant que le nombre de victimes des cartels mexicains en 2013 a dépassé les 16 000 (Russia Today, 21 octobre 2014). Les cartels commettent des centaines de décapitations tous les ans. Ils ont démembré et mutilé les corps des victimes, pour ensuite les exposer afin d’effrayer la population. « Avec la même intention, les cartels attaquent aussi des enfants et des femmes, et, comme l’EI, ils publient les images de leurs crimes sur les réseaux sociaux ».
Nombre de médias ont été réduits au silence par des pots-de-vin ou des intimidations et depuis 2006 les cartels ont été responsables de l’assassinat de 57 journalistes. L’État Islamique a assassiné deux citoyens étatsuniens, dont les cas ont été largement couverts par les grands médias, mais peu savent que 293 citoyens des États-Unis ont été assassinés par les cartels mexicains entre 2007 et 2010.
La question n’est pas, ne doit pas être, qui sont les plus sanguinaires, mais pourquoi. Depuis que nous savons qu’Al Qaïda et l’État Islamique ont été créés par les services de renseignement étatsuniens, la question de savoir qui se trouve derrière le trafic de stupéfiants, mérite d’être posée.
Diverses études et travaux d’enquêtes journalistiques soulignent la fusion entre les autorités étatiques et des narcos au Mexique. La revue Proceso fait remarquer dans sa dernière édition que « depuis le premier trimestre de 2013, le gouvernement fédéral a été alerté par un groupe de parlementaires, des militants sociaux et des fonctionnaires fédéraux au sujet du degré de la pénétration du crime organisé dans les domaines de la sécurité de plusieurs municipalités du Guerrero », sans obtenir la moindre réponse (Proceso, 19 octobre 2014).
En analysant les liens existants derrière le massacre récent des étudiants d’Ayotzinapa (six morts et 43 disparus), le journaliste Luis Hernández Navarro conclut que ces faits ont « jeté la lumière sur le cloaque de la narcopolitque du Guerrero » (La Jornada, 21 octobre 2014). Y participe des membres de tous les partis, y compris du PRD, de centre-gauche, où militait le maire d’Iguala, José Luis Abarca, directement impliqué dans le massacre.
Raúl Vera fut évêque à San Cristobal de las Casas quand la hiérarchie a décidé d’écarter Samuel Ruiz de cette ville. Mais Vera a suivi le même chemin que son prédécesseur et il exerce maintenant à Saltillo, la ville de l’État de Coahuila d’où viennent plusieurs mères qui font partie de Fundem. Elles n’ont pas de local propre et se réunissent au Centre Diocésain pour les Droits humains. L’évêque et les mères travaillent cote à cote.
En 1996, Raúl Vera a dénoncé le massacre d’Acteal, dans lequel 45 indigènes tzotziles – parmi eux 16 enfants et adolescents et 20 femmes – ont été assassinés alors qu’ils priaient dans une église de la communauté, dans l’État du Chiapas. Malgré le fait que ce massacre ait été perpétré par des paramilitaires opposés à l’EZLN, le gouvernement a essayé de le présenter comme un conflit ethnique.
Contrôler la société
De par sa longue expérience, il soutient que le massacre d’Ayotzinapa, « est un petit message adressé au peuple, pour nous dire : voyez ce dont nous sommes capables », comme c’est arrivé à San Salvador Atenco en 2006, lorsque des militants du Frente de Pueblos en Defensa de la Tierra, qui participaient à L’autre Campagne zapatiste, ont été cruellement réprimés avec un bilan de deux morts, plus de 200 arrestations, dont 26 viols. Le gouverneur en charge de cette affaire n’était autre qu’Enrique Peña Nieto, l’actuel président.
Ces « messages » se répètent régulièrement dans la politique mexicaine. Le père Alejandro Solalinde, qui a participé au Forum des Droits humains, coordonne la Pastoral de Movilidad Humana Pacífico Sur de l’Épiscopat Mexicain et dirige un foyer pour les migrants qui passent par le Mexique pour se rendre aux États-Unis. Il assure qu’il a reçu l’information que les étudiants ont été brûlés vifs. Après avoir été mitraillés, les blessés ont été brûlés, comme l’ont raconté les policiers qui ont participé aux événements et « ont balancé par remords de conscience » (Proceso, 19 octobre 2014).
Si la manière d’assassiner révèle un message mafieux clair, les objectifs doivent être dévoilés, savoir vers qui s’oriente les responsables et pourquoi. La réponse vient de l’évêque Vera. Il souligne l’intime relation entre les cartels et les structures politiques, judiciaires et financières de l’État, au point qu’il est impossible de savoir où commence l’un et finit l’autre. Constater cette réalité l’amène à assurer que les dirigeants de son pays « sont le crime organisé » et que, par conséquent, « nous ne sommes pas dans une démocratie. » (Proceso, 12 octobre 2014).
Mais l’évêque dirige sa réflexion vers un point névralgique qui permet de démêler le nœud. « Le crime organisé a aidé au contrôle de la société et c’est pourquoi c’est un associé de la classe politique. Ils ont obtenu que le peuple ne s’organise pas, ne progresse pas ». Dans des termes plus ou moins identiques, c’est que le sous-commandant Marcos a signalé.
Enfin, il ne s’agit pas d’une coïncidence fortuite, mais d’une stratégie. L’un de ceux qui l’ont élaboré sur le terrain, est le général Oscar Naranjo, qui a été l’un « des architectes les plus remarquables de la narcodémocracie colombienne actuelle » sous le gouvernement d’Álvaro Uribe, comme le dénonçait, Carlos Fazio (La Jornada, 30 juin 2012). Naranjo, un protégé de la DEA et « produit d’exportation » des États-Unis d’Amérique pour la région, est devenu le conseiller du gouvernement de Peña Nieto.
Fazio souligne une information du The Washington Post où le quotidien assure que « sept mille policiers et militaires mexicains ont été entraînés par des conseillers colombiens ». Il ne faut pas avoir beaucoup d’imagination pour découvrir où a commencé à être fabriquée la faillite de l’État mexicain.
Mais il y a plus. « Le gouvernement des États-Unis a aidé plusieurs cartels à travers de l’Opération “Fast and Furious” (en français Rapide et Dangereux), pour laquelle « involontairement deux mille armes sont tombées dans les mains des narcos », rappelle la page antiwar.com. Il est possible, comme le pensent des sites consacrés à l’analyse stratégique tel le site européen dedefensa.org, que le chaos mexicain soit favorisé par la paralysie croissante de Washington et la cacophonie émise par ses divers et contradictoires services. Quoi qu’il en soit, tout indique qu’il y a là quelque chose de délibéré. Que cela puisse revenir comme un boomerang à travers sa frontière longue et poreuse, ne devrait pas non plus faire de doute.
Raul Zibechi, depuis Puebla (México)
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Publié dans Brecha, Uruguay, 23 octobre 2014 et Alai-Amlatina, Équateur, le 24 octobre 2014.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.
Révisé par nos soins.
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