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Entendez-vous dans nos banlieues mugir ces féroces barbares !

dimanche 1er janvier 2006, par Courant Alternatif

Deux mois après la flambée de violence dans “ les banlieues ”, il serait peut-être temps de faire le point sur la gestion par le pouvoir de la crise sociale et économique, et sur les réactions politiques. Au-delà des milliers d’interpellations, centaines de condamnations et/ou expulsions (1), comment peut-on analyser la politique répressive du pouvoir ? Ces émeutes semblent avoir servi de prétexte à un renforcement de la politique de gestion autoritaire de la crise, qui se dessine depuis longtemps. Encore une fois, l’immigration est désignée comme bouc émissaire dans une énième tentative d’occulter les véritables causes de la révolte. Encore une fois le “ choc des cultures ” est manipulé par les politiciens. Encore une fois nous assistons au beau débat “ République ” contre “ communautarisme ”. Mais n’y a-t-il pas aussi un jeu plus subtil du pouvoir qui vise à communautariser et ethniciser des populations exclues socialement, à renvoyer les prolétaires à une condition d’indigènes de la République ?


Cela fait un bon nombre d’années que la situation dans certaines banlieues est explosive : chômage élevé, bas salaires, précarité forment déjà le premier terreau d’une violence économique quotidienne. Il faut rajouter à cela un sentiment d’exclusion nourri par la ségrégation urbaine, l’échec scolaire et les discriminations (emploi, logement, sorties...). Cette discrimination sociale est renforcée par la discrimination raciale qui s’y superpose, dans des quartiers où une proportion importante de la population est d’origine immigrée. Remettez là-dessus une pression policière qui ne date pas d’aujourd’hui (la “ chasse aux jeunes ” et les interpellations au faciès étaient déjà dénoncées à la fin des années 70) mais qui s’est considérablement renforcée ces dernières années. La police a ici une conception assez particulière de sa mission de protection de la population : on sait bien dans ces quartiers que si on est en difficulté on peut attendre longtemps ; par contre, il y aura quelques jours plus tard des contrôles d’identité au hasard, un hasard qui touche particulièrement les jeunes bronzés du secteur. Les mêmes jeunes savent bien que s’ils sortent de leur quartier les contrôles “ au hasard ” dans les RER, gares et autres lieux publics tomberont sur eux. Rappelons aussi que le type de travail policier dans les quartiers a été modifié, les îlotiers recevant d’abord une mission d’investigation, puis étant carrément supprimés par Sarkozy au profit de la tristement célèbre BAC.
Finalement, la question est donc autant de savoir pourquoi il n’y a pas eu d’émeutes lors des précédentes bavures policières que de savoir pourquoi l’émeute s’est généralisée cette fois-ci.

L’apprenti sorcier

Tout cela n’est pas nouveau pour le lecteur de Courant alternatif, mais certainement pas non plus pour un ministre de l’Intérieur forcément tenu au courant par ses services de renseignements (généraux). Il s’est pourtant appliqué consciencieusement à allumer un incendie avec des propos sur le nettoyage au Kärcher et la racaille, d’abord à La Courneuve, sans réaction notable, puis une nouvelle couche à Argenteuil, toujours sans réaction importante... Ses déclarations ubuesques à chaud au moment de la “ bavure ” de Clichy-sous-Bois — des jeunes qui fuiraient devant une interpellation mais ne seraient pas poursuivis ! De toute façon ce serait des voyous ; les honnêtes gens ne s’enfuient pas devant la police — ont (enfin ?) réussi à mettre le feu aux poudres. Il faut dire que les jeunes en question étaient morts, et que leurs copains savaient qu’ils n’étaient pas de la “ racaille ”.

Certes, une première explication de cette attitude est simple : ce monsieur est pressé d’arriver au pouvoir, et il a calculé qu’un petit peu de “ violence ” renforcerait sa popularité. Mais n’y a-t-il pas aussi une volonté délibérée du pouvoir dans son ensemble — et donc pas seulement de Môssieur Sarkozy) de créer des clivages dans la société sur lesquels s’appuyer pour aller vers un pouvoir de plus en plus autoritaire ?

N’y a-t-il pas une volonté plus générale de profiter de l’événement pour mettre en place préventivement une législation répressive dans la perspective des privatisations, des licenciements... des conflits sociaux en général ? On peut d’ailleurs remarquer à ce sujet la mollesse de la réaction du PS, qui a quand même dans un premier temps approuvé l’instauration de l’état d’urgence.

Il est probable cependant que le pouvoir ne prévoyait pas une réaction aussi massive. Il n’a sans doute pas non plus prévu que cette révolte s’étendrait si rapidement, ni qu’une certaine sympathie apparaîtrait, dans au moins une partie de la population, envers les raisons de cette révolte. Les émeutiers étaient très jeunes, généralement français (Sarko soi-même n’a réussi à trouver que 130 étrangers sur les milliers d’interpellations), très souvent inconnus de la justice, voire souvent de la police. Rappelons que pour être “ connu des services de police ”, il suffit d’avoir été gardé à vue suffisamment longtemps pour “ passer au fichier ”. Suffisamment peu d’armes ont été saisies pour qu’une “ fabrique de cocktails Molotov ” fasse la une des journaux. Il ne s’agissait pas de la parade de quelques casseurs qui feraient habituellement régner la terreur dans les quartiers, mais d’une révolte massive, d’une révolte dont l’une des revendications importantes est l’intégration à la société française, entendue dans le sens de société de consommation, et la dénonciation d’un double discours du pouvoir qui leur dénie symboliquement la qualité de Français qu’ils sont pourtant réellement et administrativement. Sarkozy et tous les autres auraient pourtant bien aimé pouvoir les renvoyer à “ leurs ” mosquées, réduire les incidents à une agitation intégriste islamiste, ce qui aurait fait un joli paquet cadeau avec les suites du 11-Septembre. Enfin, toujours gênant pour le pouvoir, cette révolte a été suffisamment importante pour “ ternir ” l’image de la France à l’étranger.

Mais que fait donc la police ?

A part l’envoi, classique et normal, de toutes les sortes de flics (CRS, gendarmes mobiles, BAC, RG...), l’utilisation, habituelle aussi, de la justice expéditive (2), le pouvoir a réagi en ressortant immédiatement de derrière les fagots une loi coloniale qui n’était plus appliquée en France métropolitaine depuis la fin de la guerre d’Algérie : l’état d’urgence. Il est clair qu’il a fait un choix politique lourd de conséquences et de symboles. Il avait en effet quantité d’autres moyens d’instaurer des couvre-feux — certains maires n’ont d’ailleurs pas attendu l’état d’urgence pour instaurer le leur contre les mineurs, y compris le maire d’Orléans en 2001. Ce choix de l’état d’urgence n’est donc pas anodin et recouvre au moins deux objectifs :

Le premier est la volonté de revenir sur le passé colonial de la France. La résurrection de cette loi de 1956 est la signification cinglante que l’Etat français est aujourd’hui en guerre contre les jeunes issus de l’immigration comme il l’était contre les indépendantistes algériens il y a cinquante ans. L’ennemi est ainsi clairement désigné aux yeux des “ Français ” : le jeune prolo maghrébin. Après toutes les manipulations autour de la loi sur le voile, de la montée de l’antisémitisme dans les banlieues, des viols collectifs, du sexisme, de l’intégrisme et des barbus, du démantèlement de pseudo-réseaux terroristes... c’est encore une autre manière d’en rajouter une louche dans la “ racialisation ” des conflits sociaux. Cela correspond bien évidemment à une énième version du “ diviser pour mieux régner ”.

Le second objectif participe au renforcement de l’appareil policier et sécuritaire. La loi sur l’état d’urgence ne prévoit pas seulement les couvre-feux, elle légalise également les perquisitions à toute heure du jour et de la nuit, le contrôle de la presse et des spectacles, et permet l’instauration de tribunaux militaires. S’ils ont instauré l’état d’urgence, c’est donc qu’ils avaient derrière la tête l’intention de pouvoir utiliser tout ou partie de cet arsenal, et pas seulement les couvre-feux pour les mineurs. Bien sûr, cela apparaît un peu comme écraser une fourmi avec un marteau-pilon, mais cela permet d’habituer la population à des lois d’exception, comme Vigipirate qui était au départ exceptionnel et temporaire… Nous savons aujourd’hui ce qu’il est advenu de cette mesure liberticide “ passagère ”.

La situation est redevenue “ normale ”, c’est-à-dire aussi explosive qu’auparavant, les mêmes ingrédients étant toujours réunis pour que cela pète de plus belle ; mais l’état d’urgence, lui, semble promis au même bel avenir que Vigipirate. Est-ce seulement à cause de l’absence quasi totale de réaction politique de la gauche et du monde associatif et syndical ? Est-ce parce qu’ils savent que l’incendie peut se rallumer à tout moment ? Est-ce parce que “ tant qu’à faire autant en profiter ” ? En tout cas, la loi n’a pas été prolongée pour des raisons pratiques : il n’y a eu aucun couvre-feu dans le 93, point de départ des émeutes — sauf au Raincy, dont le député-maire est le tristement célèbre Raoult, et qui correspond au Neuilly-sur-Seine du département. Mieux, la majorité des députés et maires du département, de droite ou de gauche, ont expliqué dans une touchante unanimité que cette mesure risquait de remettre le feu aux poudres, et qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de ça.

Un remède pour les banlieues : la saignée...

Après avoir annoncé une aide massive pour les banlieues, on a appris que quelques associations de quartier allaient récupérer une partie seulement des subventions qu’on leur avait supprimées. Pour le reste, ce n’est pas à l’heure où l’Etat dégraisse qu’on va remettre des services publics dans les quartiers déshérités ; ce n’est pas à l’heure où on trouve judicieux de faire peur aux couches aisées qu’on va leur mettre du logement social à côté, il ne faudrait quand même pas exagérer... Aucune inflexion n’est prévue dans la politique “ sociale ” du gouvernement, mais au contraire une accélération.

Prenons l’exemple de l’Education nationale. Il avait été proposé peu de temps auparavant d’éventuellement supprimer les ZEP. Qu’est-ce qui a été annoncé ? On allait sélectionner les établissements les plus en difficulté pour concentrer l’aide sur eux. Mais comme il n’est pas question d’augmenter les moyens, ce sera au détriment du reste des établissements encore en ZEP. L’aide sociale vue du gouvernement consiste à prendre aux plus démunis pour redistribuer aux plus démunis des démunis. Il s’agit d’une politique extrêmement motivante pour les enseignants et le personnel concernés : on retire les aides aux ZEP qui ont vu leurs résultats s’améliorer, donc là où des équipes ont su utiliser avec succès les moyens alloués, pour les donner là où ça n’a servi à rien... La seconde mesure annoncée pour l’Education nationale est tout à fait révélatrice de l’idéologie ambiante. Ils vont désormais sélectionner les meilleurs élèves des quartiers défavorisés pour les inscrire dans les bons lycées des centres-villes. Beau message à destination de la jeunesse : réussir, c’est quitter les quartiers populaires. A part ça, il leur est demandé des’intégrer... Deuxième aspect du message : ceux qui restent dans ces quartiers, c’est leur faute, c’est parce qu’ils sont mauvais. Accessoirement, personne ne se demande ce que deviendront les autres lycéens quand les seuls exemples de réussite scolaire, donc la preuve que c’est possible, auront disparu de leur paysage visuel.

Mais c’est le fond de ce message qui reste le plus important. Le message quotidiennement répété, c’est que notre société est une société de compétition, et malheur aux perdants. Et ce message a bien sûr d’autant plus de force que les références de classe, du moins conscientes, ont quasiment disparu. Justement, cette révolte est entre autres une révolte des perdants qui voudraient quand même avoir une place à l’arrivée après avoir participé. La seule réponse du pouvoir, c’est qu’on ne peut pas être ouvrier, appartenir aux couches populaires, et réussir sa vie. Etre d’un milieu populaire, c’est être un raté ; réussir, s’épanouir, c’est quitter son milieu social. On ne peut pas annoncer plus clairement à ces jeunes qu’un des moteurs de cette société, c’est leur exclusion.

Quel que soit le thème qu’on prenne, logement, emploi, qualifications, culture... c’est ce même message qui est martelé, accompagné de l’inévitable discours sur les moyens limités, sur une aide sans dépenser un centime de plus, le tout dans le contexte du contrat nouvelle embauche et des perspectives de licenciement qui continuent.

Cela ne peut pas marcher sans trouver de coupables, de préférence dans les milieux populaires ou parmi ceux qui bougent. Et le coupable de la révolte et de la misère a été trouvé : ce sont les familles qui ne savent pas éduquer leurs enfants. Le tout dans un contexte plus général de discours en appelant à un “ retour à l’autorité ”, allant dans sa version caricaturale jusqu’à un projet de loi pour interdire la méthode globale d’apprentissage de la lecture (qui n’est par ailleurs plus pratiquée). Ce même discours de retour à l’autorité dénigre les modes éducatifs des milieux populaires, sapant ainsi l’autorité de ces parents alors qu’il prétend la restaurer. Quelle autorité reste-t-il à un SMICard ou un chômeur dans une société qui le désigne comme perdant, et coupable de l’être ?

Les annonces d’aide massive aux quartiers défavorisés se résument donc pour l’essentiel à deux vieilles recettes : le discours culpabilisateur et moralisateur de l’autorité, et la désignation de boucs émissaires.

Retour à une méthode qui a fait ses preuves : le bouc émissaire

Pour dénoncer l’origine des troubles, les politiciens ont sorti le grand jeu. N’ayant pas peur du ridicule, à peu près tout y est passé pour désigner l’ennemi intérieur : islamistes téléguidés de l’étranger, nébuleuse terroriste, grand banditisme, enfants de polygame, etc. Parmi toutes ces cibles, il en est une que les dirigeants français affectionnent tout particulièrement depuis des lustres, c’est la catégorie de l’Etranger. Parmi les 4 700 interpellations réalisées, Sarkozy a, on l’a dit, réussi à dénicher 130 jeunes étrangers “ en situation pas toujours régulière ”, ce qui tout compte fait est largement inférieur à la moyenne dans la population nationale. Cela ne l’a pas empêché d’user jusqu’à la corde le bon vieux thème des étrangers fauteurs de troubles, allant jusqu’à réclamer le contournement des maigres protections existantes contre la double peine qu’il avait lui-même adoptées. Ces gesticulations sur les expulsions de jeunes émeutiers étrangers n’ont pas été suivies de beaucoup d’effet, puisqu’au moment où nous écrivons ces lignes aucune procédure de renvoi n’a heureusement pu être menée à son terme. Mais peu importe, puisque cela a permis d’assener encore une fois “ jeune de banlieue ” = “ étranger ”. Le sinistre de l’Intérieur ne s’est d’ailleurs pas privé d’arguments piqués à l’extrême droite en déclarant qu’il est “ plus difficile d’intégrer un jeune Français originaire d’Afrique noire qu’un jeune Français d’une autre origine ” (3). Tout est dit : ces jeunes ne sont français que sur le papier, mais gare à eux, cela pourrait ne pas durer…

Ces émeutes ont permis de réactiver un énième projet de loi sur l’immigration en lui donnant une publicité idéale. Le Parlement discutera au printemps prochain d’un texte censé resserrer les boulons de l’immigration pour la ixième fois, comme si la loi précédente datant de seulement deux ans et écrite par un certain Nicolas Sarkozy était encore trop laxiste. De nouveau, les analyses et les chiffres les plus fantaisistes sont livrés à la presse qui les reprend sans aucune distance critique ; et ils permettront, entre autres, de justifier le durcissement des conditions d’acquisition de la nationalité française et du regroupement familial. Puisqu’elles ne sont basées sur aucune réalité sérieuse concernant l’immigration, ces mesures n’auront pas plus d’efficacité que les précédentes sur la “ crise ” des banlieues, si ce n’est de créer de nouveaux-sans papiers, et donc de fragiliser et précariser un peu plus certaines personnes. En revanche, elles renforcent la vieille logique de partition de la société entre Français et étrangers, moteur indispensable de la division des classes sociales. Elles participent ainsi à la tendance très forte en ce moment qui vise à analyser les conflits sociaux, ou même à en inventer quand ils n’existent pas (comme ce fut le cas lors du débat sur le voile islamique), sous un angle uniquement religieux (musulman bien sûr !), “ racial ” ou communautaire, en gommant totalement les conditions économiques et sociales. Ce n’est pas un hasard si le fantasme du jeune-étranger-musulman-délinquant est exacerbé aujourd’hui par la classe politique — et même toute la classe politique, la gauche n’étant pas forcément en reste sur ce plan — pour effrayer la population et la détourner de ses préoccupations. Pendant ce temps, le gouvernement peut tranquillement déréglementer les conditions de travail, démanteler les services publics, vendre les entreprises nationales rentables aux copains, baisser les impôts des riches. Mentir, manipuler, et détourner l’attention sur des ennemis imaginaires sont les clés de voûte, depuis l’Empire romain, de tout système de gouvernement qui ne privilégie les intérêts que des classes sociales dominantes.

Sylvie, Tonio Paris-Romainville, le 30 décembre 2005

(1) Au cours de la période des émeutes, soit jusqu’à fin novembre, 4 700 interpellations ont été effectuées, 411 condamnations à de la prison ferme prononcées par les tribunaux. 511 mineurs ont été déférés devant le procureur, et 655 personnes ont été écrouées dont une partie en détention provisoire et attendant encore d’être jugée.
(2) Pendant plusieurs jours au moment des émeutes, le tribunal correctionnel de Bobigny a fait fonctionner ses audiences en “ comparution immédiate ” quasiment 24 heures sur 24 simultanément dans trois salles !
(3) Les jeunes responsables des violences urbaines “ sont tout à fait français juridiquement ”, “ mais disons les choses comme elles sont : la polygamie et l’acculturation d’un certain nombre de familles font qu’il est plus difficile d’intégrer un jeune Français originaire d’Afrique noire qu’un jeune Français d’une autre origine ”, L’Express du 17 novembre 2005.

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