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Explosons les codes sexuels !

Témoignage d’une ancienne du FHAR

paru dans CA janvier 2018

mercredi 24 janvier 2018, par admi2

Née en 1947, Lola Miesseroff a pris dès sa jeunesse une part active à la critique et aux luttes sociales. Son engagement, notamment dans le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) au début des années 1970, apporte un éclairage bienvenu sur la période actuelle, à l’approche des 50 ans de Mai 681.


Explosons les codes sexuels !
Témoignage d’une ancienne du FHAR

Lola : Dès l’enfance, j’ai été très entourée d’homosexuels. Mes parents avaient un camp naturiste de l’espèce, disons, libertaire, et il y a toujours eu pas mal d’homosexuels hommes et femmes dans cet environnement-là2.
(…) J’étais extrêmement accoutumée à la non-catégorisation de l’orientation sexuelle. Qu’on puisse être avec une fille ou avec un garçon à certaines époques de sa vie, voire simultanément, ça me paraissait tout à fait normal. (…)
Très tôt, j’ai été ce qu’on appelle une « fille à pédés ». Mon père disait : « Il y a sainte Rita des voyous, et il y a sainte Lola des pédés. » J’ai été par ailleurs très jeune plutôt avertie des choses du sexe : ma mère était au Planning familial, militait pour l’avortement, et régulièrement il y avait des femmes qui venaient chez nous pour se faire avorter (…), et après elles restaient se reposer à la maison. J’ai donc su très tôt ce qu’était l’avortement. Et très tôt, que le plaisir féminin n’était pas forcément au rendez-vous des rapports sexuels. (…)
A Aix-en-Provence, étudiante, je me suis retrouvée étroitement liée avec tout un milieu mélangé, homo et hétéro (…).
G.D. : En quelle année ?
Lola : En 1965. On est à la fac. Avec déjà tout ce background de garçons et de filles homosexuels. J’avais toujours plus ou moins un petit copain, qui parfois était bisexuel, parfois pas. (…) On faisait beaucoup de provocation sexuelle, de la provoc en général. On emmerdait tout le monde, on était subversifs, mais sans avoir un grand discours politique autour. Parmi nous, certains sont ensuite devenus maoïstes de la tendance la plus dure, il y avait même un althussérien, moi j’étais vaguement anar. Mais on se rendait bien compte que ce monde n’était pas fait pour nous. On haïssait ce monde complètement. (…). Il y avait beaucoup de copains qui étaient issus de milieux prolos, auxquels le milieu homosexuel avait généralement apporté un vernis de « bonnes manières ». (…)
Autour de nous il y avait une ou deux michetonneuses de Marseille, et deux gigolos. Parfois, c’étaient même de jeunes bourgeoises qui michetonnaient. (…) Le milieu de la prostitution – pas celui, plus ou moins classique, avec des macs – était mêlé au nôtre. J’étais aussi habituée au travestissement. J’étais par exemple très copine avec un grand balèze qui faisait à l’époque ce qu’on appelait du travelo burlesque sous le nom de Lady Jane. Il s’appelait Jean. C’était ce qu’on appelle aujourd’hui une drag-queen, mais drag-queen juste pour les spectacles ; le reste du temps, il était juste homo et habillé en garçon... Je le rencontrais parfois avec son père et son frangin, un bon macho marseillais... Visiblement, entre eux il n’y avait aucun problème.
Moi j’étais totalement désespérée de ce monde, je ne voyais pas ce que j’allais en faire. Je ne voulais pas aller à la fac, je méprisais les étudiants, je trouvais ça dégueulasse... Et puis on vivait comme si le jour n’existait pas, comme si on allait mourir demain, on restait toute la journée à dormir volets fermés.

Mai 68 et la polysexualité

G.D. : Tu n’étais pas ce qu’on aurait appelé « politisée ».
Lola : Si. Mais pas dans des groupes. Pas dans des théories ou des idéologies. D’abord parce que j’étais forcément antisoviétique et antistalinienne. Mes parents étaient tous deux des Russes réfugiés, et mon père avait vécu en Union soviétique jusqu’en 1925. J’avais lu Kravchenko, j’avais lu des tas de trucs sur l’URSS, mais aussi des trucs sur la guerre d’Algérie, comme La Question, d’Henri Alleg3.
(…)
Et tout d’un coup, c’est Mai 68, l’espoir arrive. Je me dis : « Vivre la nuit, ça sert plus à rien ! » Tout ce que j’avais refusé, je pouvais le rejeter maintenant de façon plus raisonnée. J’ai même annoncé à mes parents, en avril 1968, que je quittais la fac. En 1967, j’avais déjà lu De la misère en milieu étudiant, puis, début 1968, Debord et Vaneigem. Evidemment, j’avais été plus séduite par Vaneigem que par Debord. J’avais lu des anars. (…) Je ne connaissais pas beaucoup Marx, pas encore ses œuvres de jeunesse... pas encore les concepts de soumission formelle / soumission réelle, je n’avais pas compris que c’était ça le spectacle, je n’avais pas fait le rapport entre les deux. J’avais donc repéré tout ça, j’avais écrit pour avoir un numéro de l’Internationale situationniste (IS)... Mais j’étais toute seule, avec ma copine de l’époque, que j’avais convertie à ça. J’étais isolée avec mon IS sous le bras, mes Vaneigem, etc. Je n’étais pas pro-situ, ça n’existait pas, mais enfin j’avais trouvé ma maison politique, si l’on peut dire. Ç’a été vraiment fondateur. (…) Mais, quant à me définir, je ne pouvais pas dire autre chose qu’anar, à l’époque – mais pas copain avec les gens de la Fédération anarchiste –, et aussi en plein accord avec les idées des situationnistes.
Toujours à Marseille, on se retrouve dans des trucs de sexe en groupe, mais pas programmé du tout, ce ne sont pas des partouzes. C’est tout le monde avec tout le monde, homos et hétéros mélangés – j’y ai même rencontré un de mes grands amours, qui est arrivé avec un garçon et est reparti avec moi. On a une sexualité de plus en plus débridée et drôle, extrêmement tendre et amicale. (…)
A Paris, à la rentrée 1970, on s’installe en groupe, à une dizaine, dans un appartement de trois pièces : deux chambres à coucher et une pièce où il était interdit de dormir, réservée aux gens qui passaient la nuit à discuter. On était pour ce qu’on appellera la polysexualité. Nous, on disait pansexualité, mais on n’était pas zoophiles, ni pédophiles, pas plus d’ailleurs que sado ou maso. D’autres appartements se créent, on circule, tout ça se mélange, on a des discussions des nuits entières, on participe à des manifs, toujours en bande, avec l’idée qu’on n’est pas une communauté : car la communauté, c’est la communauté de la misère. Nous étions en groupe pour pouvoir être actifs ensemble. C’était une période d’effervescence d’idées, de discussions, d’actions et de sexe absolument intensive. Et évidemment, là-dedans, nos copains qui étaient homos à la base étaient plus particulièrement impliqués dans le combat pour la fin de la répression de l’homosexualité. Comme on était aussi dans le combat contre l’oppression des femmes.

La période MLF et FHAR

Lola : Première étape. Début 1971. Une copine nous a invités à une réunion du MLF. On y va, toute la bande, mais les garçons sont obligés de rester au bistrot à côté. Et nous on y va, à trois filles, avec cette copine. On commence par dire  :
«  Excusez-nous, mais nous, on vit en groupe avec des garçons dont certains sont homosexuels, d’autres le sont moins, etc., notre but c’est pas de nous séparer des garçons pour mener ce combat. – On ne remet pas en cause la non-mixité. – Ah bon... »
Déjà on commence à tirer la gueule. Là-dessus on se regarde un peu : « Putain, qu’est-ce qu’on est mal habillées, qu’est-ce qu’on a l’air pauvres, les filles. » Effectivement, on avait l’air de souillons par rapport à toutes ces jeunes femmes. Et on entend des énormités comme : « Je suis homosexuelle par choix politique » ; et là, l’une de nous hurle (je crois que c’est moi) : « Et pas par plaisir, imbécile !? »
Là-dessus, on apprend que se crée le FHAR. Evidemment, (…) on se jette là-dedans à corps perdu, parce que, ce qui nous plaisait, c’est que ce n’était pas un front de libération homosexuelle, mais un front homosexuel d’action révolutionnaire. On pensait de même pour le MLF : c’est bien que des groupes s’organisent autour de causes spécifiques, à condition qu’ils ne soient pas appelés à perdurer, qu’ils soient appelés à se fondre dans la révolution, d’autant que la révolution allait avoir lieu demain. On trouvait bien que le MLF existe, mais à condition qu’il soit un outil spécifique dans un ensemble plus large, et qu’il soit mixte ; on trouvait bien qu’il y ait le FHAR, mais à condition qu’il soit également mixte.
G.D. : Mixte, c’est-à-dire ouvert aux hétéros aussi ?
Lola : Oui, ouvert à tous. D’ailleurs, le FHAR, au début, prônait la polysexualité. A cette époque-là, on a un appartement, rue Charlemagne, où dorment et habitent périodiquement plein de gens, et le lieu devient une sorte d’annexe du FHAR. C’est là que je rencontre le très jeune homme qui deviendra plus tard Hélène Hazera. Au FHAR, il y a des comités de quartier, on crée celui du Marais. Le Marais était, à l’époque, un quartier populaire où on parlait yiddish à tous les coins de rue, et dont rien ne laissait présager qu’il serait un jour le lieu de la marchandisation de l’homosexualité. (…) On était tout le temps en train de proclamer notre sexualité libre. Je me souviens, je me promenais à poil sous une soutane avec de grandes bottes : une soutane fait une robe magnifique. Bref, on était dans une provoc tous azimuts permanente. (…) [Avec des actions] du genre foutre le bordel dans le ghetto [homo : raser les murs et compagnie]. (…) Les boîtes homos, par exemple. Venir devant les boîtes et dire aux mecs : « Sortez de là ! » D’autres actions aussi. Un jour, on apprend qu’il y avait des cassages de gueule de pédés aux Buttes-Chaumont. Une partie de mes copains y vont. Tout à coup, les casseurs de pédés se retrouvent face à une armée de folles hurlantes – parce que même ceux qui n’étaient pas folles en rajoutaient – qui leur ont cassé la gueule proprement4. Et ça c’est une belle action. Aller casser du casseur de pédés. Aller faire du scandale dans les ghettos.
G.D. : Le FHAR a cette réputation d’AG très confuses, de lieu de drague et de baise.
Lola : Surtout à la fin du FHAR.
G.D. : Donc après votre départ.
Lola : En fait, ça ne se passait pas vraiment dans l’AG, pour ce que j’en ai vu. Parfois, il y en avait qui allaient baiser dans les locaux... autour, aux Beaux-Arts. Dans l’AG (…), dans mon souvenir, c’était plus bon enfant qu’autre chose. J’ai pas souvenir qu’un d’entre nous ait baisé dans une AG du FHAR. Mais on pouvait flirter, on pouvait draguer, on pouvait déconner. On pouvait s’amuser, c’était quand même très ludique, les AG du FHAR, faut reconnaître. Avec, en plus, la bande des futures Gazolines, avec Hélène... ils y allaient gaiement. Leur slogan, je crois, c’était « Le fard avant tout  », f-a-r-d, enfin tu vois... Hélène était extrêmement intéressée par l’IS, et d’autres aussi.

Critique et départ du FHAR

Lola : Au FHAR, assez vite, nous, on se heurte à ce qu’on a appelé les petits chefs. C’est là qu’on fait cause commune avec ce qui sera plus tard les Gazolines. Des petits chefs dont on se rend compte qu’ils manipulent les réunions, c’est-à-dire qu’un tas de choses sont décidées à l’avance. On commence à gueuler.
G.D. : C’est qui, ces « petits chefs » ?
Lola : [Guy] Hocquenghem, Alain Fleig... (…)
G.D. : Ils avaient une ligne différente, ces « petits chefs » ?
Lola : C’étaient des gauchistes. Hocquenghem arrivait directement de chez les trotskistes. Et puis le FHAR commence à être invité dans des galeries d’art, à des trucs mondains, mais nous, on proteste : c’était retourner dans le ghetto. Mon copain Jacques Desbouit va à un vernissage et il écrit sur les tableaux exposés : « Les pédés sont des vandales. » On commence à faire du scandale, on se lie avec des gens, des garçons surtout, parce qu’il n’y avait pas tant de filles que ça.
G.D. : A ce moment-là, il y a déjà beaucoup de femmes qui sont parties ?
Lola : (…) Il y en avait encore, mais elles commençaient déjà à s’en aller. Je me retrouve d’ailleurs, à un moment donné, dans une relation amoureuse avec une fille qui m’emmène aux Gouines rouges. La catastrophe... Une caricature. T’avais vraiment les mecs et les filles. Les nanas viriles et les nanas très féminines. Et tu sentais bien que les plus viriles dominaient l’affaire. Je trouvais ça un peu curieux, ce truc séparé. On discute... Tout d’un coup, il y a un incident : il y avait eu une réunion d’un groupe du FHAR juste avant, dans la même salle. Arrive un garçon du FHAR que je connaissais, une folle d’une manière invraisemblable. Il dit : « Les filles, j’ai oublié mon manteau dans la salle. Je peux venir le récupérer ?
– Ahhhh, un homme ! Dehors ! Dehors ! »
Là, j’ai dit : « Vous rigolez ?! C’est lui que vous traitez d’homme ? Excusez-moi mais, parmi nous, là, il y en a qui sont plus garçon que lui. En plus, il a un manteau à récupérer. C’est quoi ces conneries ? » Je me suis levée, j’ai pris le manteau, je suis sortie avec ma copine, et on a été suivies par plusieurs filles. On est allées boire un coup avec le copain en question.
G.D. : Ceux que tu appelles les chefs, Hocquenghem... Est-ce que ça répondait à un besoin de se faire reconnaître, de se faire accepter, un désir de respectabilité ?
Lola : Non. Les artistes, Hocquenghem n’en était pas responsable, mais il l’avait accepté. Le problème c’étaient leurs habitudes bureaucratiques : ils appliquaient le comportement bureaucratique qu’ils avaient déjà chez les trotskards ou chez les maos. Au FHAR, il y avait toute une mouvance crypto-maoïste ou crypto-trotskiste. Ça se manifestait dans leurs pratiques. Laurent Dispot5, par exemple, il ne proclamait pas son maoïsme. Un jour, on a une discussion, tous les deux, dans un bistrot, il parlait d’organiser les homosexuels, et il a fini par me dire : « Fondamentalement, moi, je suis maoïste, je suis toujours maoïste. » Et c’était ça. C’était une manière de fonctionner extrêmement léniniste finalement, centralisatrice, directive. Quand tu as une salle, tu dois la manipuler. C’est vraiment les réflexes bureaucratiques hérités de leur passé gauchiste et léniniste. Et puis il y en avait certains qui voulaient seulement dominer, et il y avait ceux qui n’y arrivaient pas. Hocquenghem avait, lui, un charisme phénoménal, il était extrêmement brillant. Mais, en même temps, le FHAR était un grand lieu de rencontre, d’expériences et de pratiques partagées, c’est vrai que c’était une libération terrible.
Et puis se passe une seconde fracture, plus théorique. Il commençait à y avoir un discours affirmant que l’homosexualité était forcément révolutionnaire, comme par essence, et que la bisexualité était forcément récupérée. Hocquenghem notamment développait cette idée. Le discours de la polysexualité disparaissait on ne sait où. Or nous étions sur une position inverse, qui était : Explosons les codes sexuels. Nous, on expliquait que ce qui nous intéressait n’était surtout pas d’être dans une catégorie d’orientation sexuelle... et puis, il n’y a pas de pédés nazis, peut-être ?! Ça nous paraissait une aberration théorique. Alors on commence à s’engueuler de plus en plus. On fait du scandale, on est rejoints par d’autres, etc., et on finit par sortir du FHAR avec un tract où on invite les gens à nous retrouver en dehors de ce qui devenait un ghetto6. Et notre appartement collectif devient un lieu de rencontre et un centre de discussion extra-FHAR, extra-organisation, extrêmement actif.
G.D. : Le tract Et voilà pourquoi votre fille est muette est signé par Jacques Dansette, Patrick Deregnaucourt, Jacques Desbouit, Karen Gautrat, Philippe Pellen, Jean Schwartz, Roland Simon et toi. Signer ce tract, c’était s’engager.
Lola : Comme, au FHAR, les gens signaient tous « Un du FHAR » ou quelque chose comme ça, on avait décidé de mettre nos noms et prénoms.
G.D. : Tous les signataires n’étaient pas homos, ni bisexuels, pas plus d’ailleurs que dans le FHAR : il y avait des hétéros. Une petite minorité.
Lola : Pour nous, personne n’était «  hétéro » par définition, même si Philippe et Roland, par exemple, n’avaient pas de rapports sexuels avec des hommes.
G.D. : Comment votre tract a-t-il été reçu ?
Lola : Je ne sais pas quel écho il a eu au FHAR puisqu’on est partis après l’avoir diffusé, mais des gens nous ont rejoints, parce qu’on proposait justement de se retrouver en dehors du « ghetto FHAR ». (…)
G.D. : Le tract n’est pas daté.
Lola : Il est de 1971, je ne me souviens plus si c’est avant l’été ou pas.
G.D. : Donc vous êtes restés peu de temps au FHAR.
Lola : Quelques mois. On a foutu un bordel monstre. De toute façon, après, le FHAR s’est dissous très vite.

Et la lutte des classes

G.D. : Vous partez, des gens vous rejoignent. Qu’est-ce que vous faites ?
Lola : Il faut dire une chose : on vivait, depuis Mai 68, dans une agit-prop permanente. On était constamment en action, on faisait beaucoup de choses dans la rue. Pas de manière organisée, en général. On se trimbalait comme une espèce de bande noire, on volait, on se mêlait de tout, on provoquait quand ça nous prenait, comme beaucoup de gens à Paris à l’époque. On passait notre temps à mettre le bordel partout, à intervenir ; parfois on nous appelait, on se retrouvait dans une manif, sur une grève ou une action. Il n’y avait pas de séparation entre la vie et ce qu’on pourrait appeler notre action politique, mais on était quand même très axés sur la vie quotidienne.
G.D. : Pour employer un grand mot : et la lutte des classes ?
Lola : Pour nous, ça faisait partie du truc. Quand des copains se trouvaient à travailler, on se retrouvait mêlés à ce qui pouvait se passer dans leur boîte. Moi, je faisais des enquêtes. On s’était agrégés à une espèce de regroupement informel des enquêteurs vacataires, qu’on appellerait aujourd’hui une coordination, qui se réunissait une fois par mois. Ce regroupement s’occupait de faire pour les enquêteurs, qui étaient tous des travailleurs intermittents, ce que font aujourd’hui les CAFards7, c’est-à-dire pondre des papiers sur comment s’inscrire à la Sécu, comment s’inscrire au chômage. Et aussi signaler les boîtes qui nous traitaient mal, leur façon d’essayer de nous entuber et comment y résister.
On faisait aussi des interventions. On allait envahir des boîtes d’enquêtes comme ESOP et Makrotest par exemple, c’est celles dont je me souviens. C’est très drôle, d’ailleurs, on nous accordait une puissance phénoménale. Une fois, le jour de l’intervention sur Makrotest, qui était à Puteaux, des copains qui étaient en train de bosser à l’IFOP entendent : « Les enquêteurs vont marcher sur l’IFOP ! », alors que l’IFOP était vachement loin de Puteaux, rue d’Aumale dans le 9e ! On faisait peur aux patrons. On agissait là où on bossait. On n’allait pas faire les gauchistes en intervenant partout, sauf si on nous appelait. Un copain bossait quelque part, on pouvait venir lui filer un coup de main. Là où on travaillait, forcément on se battait, dès qu’il y avait la moindre occasion. C’était ça notre lutte des classes. On était quand même dans les années post-68 : la contestation était permanente. Ce qui fait que, sur le front du travail, puisqu’il fallait quand même de temps en temps qu’on travaille, même si on était antitravail, on était très actifs.
On volait aussi beaucoup dans les magasins, on a fait des opérations «  caisses ouvertes ». Souvent, c’était très spontané. On décidait une action : « On y va ! » On était tout le temps sur la brèche, puisque notre idée c’était qu’on est en groupe pour être actif. On a aidé à des avortements aussi, et à la mise à l’abri de très jeunes, l’un évadé de la DDASS, l’autre d’un séminaire ; on a accueilli toutes sortes de camarades en errance. La vie quotidienne était très importante.
L’été 1971, ç’a été un « Summer of Love8 » incroyable. Tout le monde débarquait, ça discutait, ça baisait et ça se droguait beaucoup. Les Gazolines ont commencé à se former ; l’année d’après, on a défilé ensemble à l’enterrement de Pierre Overney9, avec les Gazolines habillées en veuves joyeuses.
G.D. : L’enterrement d’Overney, c’est 1972. Le FHAR commençant vers le début 1971, et vous partez...
Lola : ... au bout de cinq-six mois...
G.D. : ... tout ça se passe dans...
Lola : ... un mouchoir de poche. (…)

Reich, Marx… et la régression
identitaire actuelle

Lola : On s’intéressait beaucoup à Reich (…), Rühle, Korsch... tout ça, on découvre quand ça commence à sortir. Et le jeune Marx, que je connaissais très mal, les Manuscrits de 1844... On plonge là-dedans.
G.D. : Et le milieu dont tu fais partie, il y plonge aussi ?
Lola : Ce milieu avait un peu muté. Il y a des copains qu’on a perdus, d’autres qu’on a trouvés. L’appart commence à partir en déliquescence, les gens ne viennent plus. C’est d’autres copains, toujours de tous les genres, qui viennent chez nous. On perd une bonne partie de cette mouvance qu’on avait rencontrée autour du FHAR. Si on se croise, on est contents de se voir, mais pas de liens.
On devenait plus théoriques, et moins agit-prop parce qu’il n’y avait plus autant d’occasions de se retrouver dans des trucs d’action, même si cela arrivait encore. Par exemple, quand mon compagnon a travaillé chez Larousse, où il y a eu un plan social, il a fait un tract, qu’on a distribué. On allait dans des actions et des trucs comme ça, des manifs, et on en prenait l’initiative nous-mêmes si on avait l’occasion. Mais on était davantage dans des lectures... et dans la bringue.
G.D. : Maintenant, quel regard tu portes sur ce qui s’est passé depuis ? Le mouvement homosexuel, aujourd’hui les LGBT, tout ça ?
Lola : On a vu monter une crispation identitaire. Déjà, « l’homosexuel est révolutionnaire », c’était une catégorie identitaire. On ne savait pas que ça allait devenir une crispation identitaire générale. Les LGBT, ça commence et ça finit par la séparation : ils séparent la lutte de classes et ce front que j’appellerais plutôt vie quotidienne, la libération de la vie. Petit à petit, on a vu un abandon de la lutte des classes. Moi, ça ne m’intéressait plus. Ni moi ni mes copains. A partir du moment où ça devenait une lutte catégorielle, que ce soit les femmes, les homos ou je ne sais quoi d’autre, maintenant la race, eh bien ce n’était plus possible.
Hélène Hazera intervient régulièrement sur Facebook en disant : « Il y a des luttes en priorité. Le sort des immigrés est plus intéressant que nos histoires de binaire et non binaire, par exemple. » Elle est toujours sur des positions de classe, bien que très investie dans la lutte pour les droits des trans. Je suis bien d’accord pour maintenir ces fronts de lutte, mais pas de manière séparée. Pour moi, c’est un retour au ghetto. (…)
G.D. : Et le queer, qu’est-ce que tu en penses ?
Lola : Comment dire ? Le concept même... je pense que tout le monde est queer, quelque part.
G.D. : Pourquoi ?
Lola : Mais parce que je pense qu’on est tous yang et yin, homme et femme.
G.D. : La polysexualité.
Lola : Oui, je suis toujours là-dessus. Après, quand on assassine des trans, je suis d’accord pour manifester. Comme quand Kara, cette trans arrêtée pendant le mouvement contre la loi « travaille », détenue au printemps 2016 dans une prison pour hommes, est restée en plus sans hormones pendant je ne sais combien de temps... Je suis toujours concernée par la répression de ce genre de chose, mais le combat séparé, les crispations identitaires ne m’intéressent pas. Et puis on n’a jamais lutté sur la question du droit.
G.D. : Explique.
Lola : A la fois, bien sûr, j’étais contente qu’on autorise l’avortement et qu’on décriminalise l’homosexualité. Mais la lutte pour les droits n’est qu’une petite étape d’une lutte plus générale pour la libération de toutes les sexualités. Je n’ai jamais partagé l’idée que c’était là-dessus qu’il fallait se battre en priorité. Faut pas se tromper d’ennemi. Ça fait partie du combat général pour l’émancipation de l’humanité, la fin de l’exploitation. S’émanciper du travail, c’est aussi s’émanciper de la division du travail, c’est aussi du coup s’émanciper de la division sexuelle. C’est un truc plus général.
G.D. : Et finalement les droits sont garantis par l’Etat.
Lola : Bien sûr. Et nous, on ne demande rien à l’Etat ! Et donc, on n’a jamais été se battre pour des droits. La Marche des fiertés homosexuelles, la Gay Pride... D’un côté, l’affirmation de ces choses-là est forcément intéressante, mais, pour moi, une Gay Pride qui ne réunit que des gays, ou, au mieux, des gays et leurs amis... je n’ai jamais participé à ça. (…) Ils ont beau être d’accord pour que ce soit ouvert, ça reste dans la séparation de ce combat-là. Si on ne crie pas « A bas la division sexuelle ! », « A bas la société du travail ! », pour moi ça n’a pas de sens, pas le sens que moi je souhaite.
G.D. : Tu demandes beaucoup, là.
Lola : Je demande beaucoup, oui, mais... Un front LGBT contre le capitalisme, à la limite, je peux le comprendre. Un front pour la libération des LGBT ne m’intéresse pas. Comme j’ai dit au début, le front homosexuel d’action révolutionnaire, ça me va bien, mais le front de libération des homosexuels ne m’intéresse pas. J’ai toujours eu cette position-là moi et d’autres. Mes copains homos n’étaient pas définis comme des homos, mais comme des combattants parmi nous, qui se trouvaient, en plus, avoir une répression à combattre, personnellement un peu plus rude, mais qu’on entendait combattre ensemble comme on combattait aussi ma répression en tant que femme, ou ma répression en tant que travailleuse. Tout ça, pour moi, c’est un ensemble. Et j’ai bien retenu la leçon de l’IS, je suis contre la séparation, et donc je continue à avoir ce regard-là. Ça ne veut pas dire que je regarde ça avec antipathie, je comprends, mais ça m’a toujours semblé être quelque chose de contre-révolutionnaire, en fait.
G.D. : Je dirais non révolutionnaire.
Lola : Non révolutionnaire, d’accord. Mais ça peut être contre-révolutionnaire, quand tu te retrouves finalement dans des revendications démocratiques vis-à-vis de l’Etat. Même si tu le fais pour de bonnes raisons. La lutte pour les papiers pour les trans, je comprends bien, et je suis d’accord que, si on doit se battre pour que ces gens aient des papiers qui correspondent à leur apparence physique et à ce qu’ils sont réellement, c’est important de le faire ; mais je suis contre les papiers. C’est comme dans les manifs pour les sans-papiers : « Des papiers pour tous. » Nous on criait : « Plus de papiers pour personne ! », « Mort aux papiers ! » Ça a une logique.
G.D. : Je suis tout à fait d’accord, mais ça amène à rester extrêmement minoritaires.
Lola : Bien sûr. On l’a toujours été. Mais il y a des moments dans l’Histoire... (…) Je me souviens de la manifestation après Saint-Bernard10... On s’est retrouvés à aller jusqu’à Vincennes en manif sauvage. Eh bien, dans la manif, quand on a commencé à crier « Pas de papiers pour personne ! », on a été repris par plein de gens, et par des immigrés qui trouvaient ça logique ce qu’on disait : fin des frontières, fin des papiers, etc. Tout le monde entend cet argument-là. Ce n’est pas parce qu’on est minoritaires qu’on ne doit pas dire ce qu’on a du mal à exprimer. Et on peut tout à fait être rejoints, et on l’a été, dans les moments où il se passe quelque chose.

Septembre 2017

1. Une version plus longue de cette interview se trouve sur le site ddt21.noblogs.org. A paraître, en janvier 2018 chez Libertalia, Voyage en outre-gauche. Paroles de francs-tireurs des années 68, de Lola Messieroff.
2. Sur le père de Lola, lire : Oxent Miesseroff, Au maquis de Barrême : souvenirs en vrac (Egrégores, 2006).
3. J’ai choisi la liberté, de Viktor Kravchenko, est une dure critique de l’URSS : en pleine guerre froide, sa traduction française, en 1949, donne lieu à des polémiques et à un procès retentissant, le PC accusant Kravchenko d’être un menteur payé par les Américains. La Question (1958), d’Henri Alleg, anticolonialiste et aussi longtemps cadre du PCF et stalinien, dénonçait la torture en Algérie, qu’il avait lui-même subie.
4. Cet épisode est décrit par Lola dans Un Paris révolutionnaire (L’Esprit frappeur/Dagorno, 2001). 


5. Ancien de la Gauche prolétarienne, cofondateur du FHAR, plus tard journaliste et écrivain.
6. Et voici pourquoi votre fille est muette : https://blastemeor.noblogs.org/divers/
7. Sur ce collectif de défense des chômeurs et « allocataires sociaux  » : https://cafard93.wordpress.com/2009....
8. Par référence au Summer of Love des Etats-Unis, en particulier californien, de 1967, mais dominé, lui, par le phénomène hippy.
9. L’assassinat en 1972 de Pierre Overney, militant maoïste, par un vigile à Renault-Billancourt est l’occasion d’un enterrement politique auquel participent près de 200 000 personnes.
10. En 1996, l’expulsion violente par les CRS de plusieurs centaines de sans-papiers occupant l’église Saint-Bernard, à Paris, déclenche protestations et manifestations.

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