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Courant alternatif 289 - avril 2019

Droit de manifester... ...mais sans trouble de l’ordre public

lundi 29 avril 2019, par admi2


{{Droit de manifester... ...mais sans trouble de l'ordre public

Les Gilets Jaunes ont eu droit dès les premiers jours du mouvement à une circulaire du ministère de la justice à l’adresse des juges dès le 22 novembre 2018. Réactivité record et indépendance de la justice !

L’abandon d’une critique radicale des thématiques du droit, de la justice et de la prison par les mouvements sociaux a permis aux différents pouvoirs d’avancer sans limites en nous faisant croire que la sécurité était synonyme de liberté. Il faut toujours rappeler que le Droit garantit l’ordre social et la propriété privée plutôt que le bien commun et l’intérêt général et, qu’avant tout, ce sont les dépossédés qui se retrouvent derrière les barreaux. Les quartiers populaires, les populations les plus vulnérables ont été les objets des expérimentations des techniques de maintien de l’ordre et d’enfermement. C’est de ces laboratoires de la répression que sont sorties les innovations qui se sont généralisées et élargies aux classes moyennes. Ces dernières années, les mobilisations sociales et les terrains de lutte (Loi Travail, ZAD, Sivens…) ont subi un traitement autrefois réservé aux émeutes de banlieues (occupations militaires, violences policières, justice d’abattage).

Un traitement judiciaire
qui vient de loin.

Depuis plusieurs décennies, les lois sécuritaires s’empilent et accompagnent la dégradation de nos conditions de vie et d’exploitation. Sous le prétexte de faits-divers sordides ou d’événements médiatisés, l’État désigne les ennemis et les nouveaux monstres qu’il faudrait éradiquer à l’aide de lois exceptionnelles. Aux drogués et toxicomanes des années 70 ont succédé le grand banditisme, puis les petits délinquants et les mineurs, et enfin après le terrorisme c’est au tour du mouvement social. Ce qui était au départ présenté comme exceptionnel et dérogatoire s’est petit à petit transformé en norme c’est a dire en droit s’appliquant à tout et n’importe quoi. C’est ce qui s’est passé avec le fichage ADN, la durée des gardes à vue, les peines incompressibles et automatiques.
Les principes comme les libertés sont fragiles et, dès qu’ils souffrent de relativisme et d’exception, ils peuvent allègrement être foulés aux pieds et disparaître. Ainsi texte après texte, la loi se durcit, de nouveaux délits sont créés, la durée des peines est allongée systématiquement et les possibilités de recours deviennent de plus en plus limitées. On oublie parfois que le « pays des droits de l’Homme » est l’un des endroits où l’on enferme le plus en Europe, avec 71 000 prisonniers incarcérés et des dizaines de milliers « enfermés dehors » (TIG, semi-liberté, sursis, suivis, assignations à domicile…), « sous main de justice » selon la formule consacrée. D’ici 2022, il est prévu la construction de 15 000 nouvelles places supplémentaires de prison. En Marche pour un avenir radieux !
Si les violences policières qu’ont connues les gilets jaunes ont entraîné une amorce de débat sur la question des armes de la police, ce n’est malheureusement pas suffisant. Car de la même manière qu’il faut faire campagne pour la fin des LBD des GLI F4 et exiger la dissolution de la BAC, c’est tout le système répressif qu’il faut interroger. Exiger l’amnistie des GJ poursuivis ou emprisonnés est un premier pas qui ne peut se départir d’une mise en cause générale de l’institution judiciaire et carcérale. Au-delà de la dénonciation de l’indépendance ou pas des juges d’instruction, de la dureté de la garde à vue, des conditions de détention inhumaine, il est urgent de penser avec les prisonniers eux-mêmes le rôle politique de la prison. A quoi sert-elle ? A qui sert-elle ? Qui y va ? Pourquoi ? Recueillir les témoignages des GJ emprisonnés, leur demander de raconter leur expérience carcérale permettrait de comprendre et de combattre plus largement cette institution broyeuse d’être humains.
Il y aurait ici une occasion de prolonger et de relancer le mouvement en renouant avec une critique globale. Ce serait également l’occasion de poser des bases politiques qui permettraient d’écarter craignos, (néo)citoyennistes et autres récupérateurs.

La répression judiciaire
du mouvement des Gilets Jaunes.

Après l’acte I, la ministre de la justice publiait, le 22 novembre 2018, une circulaire « relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec le mouvement de contestation dit des gilets jaunes »(1). Les contestations doivent rester conformes à l’ordre public et la volonté de maintenir le mouvement dans des normes maîtrisables par le pouvoir est manifeste. La répression issue de la rue trouvera sa transcription dans le judiciaire. Les juridictions devront ainsi « adapter leur organisation pour faire face à l’éventuel accroissement de l’activité judiciaire( …), rappeler les qualifications pénales susceptibles d’être retenues(…), préciser les orientations de politique pénale à privilégier et enfin (...)assurer une remontée d’informations rapide et complète ». Cette circulaire est un véritable mode d’emploi à destination des procureurs, des présidents de tribunaux et du représentant d’Eurojust (2) en France pour poursuivre le plus grand nombre de manifestants.

Premièrement, adapter : « L’articulation nécessaire entre l’autorité judiciaire et l’autorité préfectorale ». L’activité de la police ne se limite pas à humilier, insulter, frapper, mutiler, elle sert également à interpeller. Puis le procureur poursuit et la justice condamne.

Deuxièmement, interpeller : créer les bases juridiques et les causes d’infractions avec cette fois une intention d’arrestation préventive avant que les auteurs ne passent à l’acte. La circulaire préconise de pratiquer des contrôles d’identité, des fouilles de véhicules tant aux abords des sites des rassemblements que sur des axes principaux de circulation permettant de s’y rendre. La circulaire permet de désigner le bon article de loi qui permettra de ne pas déroger aux principes constitutionnels et de risquer un vice de forme. Le 8 décembre, lors de l’acte IV, c’est près de 2000 personnes qui seront arrêtées préventivement.

Troisièmement, déférer : judiciariser les faits délictueux (3). Pour garantir l’inculpation des arrêtés, les services d’enquête doivent « utiliser les dispositifs de captation d’images mis à leur disposition et à les exploiter dans le temps de la garde à vue ». Mais la circulaire le rappelle, rien ne vaut « les déclarations des officiers de police judiciaire qui ont force probante » car « les vidéos ne constituent pas un élément probatoire exclusif de tout autre », alors qu’une parole assermentée même anonyme, surtout si elles sont plusieurs, c’est du béton légal et cela suffira pour asséner des peines ou jeter en prison des centaines de manifestants. La circulaire détaille ensuite « les qualifications pénales susceptibles d’être retenues » pour garantir une condamnation. Il y a bien sûr le vol, les dégradations, les outrages et les violences, il y a également le délit d’attroupement, mais la Cour de cassation a jugé que ce chef d’inculpation pouvait être une infraction politique. La circulaire préconise donc plutôt de retenir « la participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ». Ce délit créé en 2010 pour réprimer les « bandes violentes » des quartiers avant la commission d’une infraction sert aujourd’hui à incarcérer les manifestants après sommation de dispersion. La peine encourue est d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Cette qualification est très pratique car elle permet de dépolitiser le contexte et les actes. Sa définition est suffisamment vague pour pouvoir inculper n’importe qui, n’importe quand, qu’il y ait eu ou non la commission d’acte précis. L’intention peut être par exemple caractérisée par le fait d’être en bas de son hall d’immeuble ou dans la rue.
En plus des peines d’emprisonnement, les tribunaux pourront « requérir des peines complémentaires permettant d’éviter la réitération des faits ». C’est la systématisation de l’interdiction de séjour pour des durées variables (6 mois à 1 an en général, avec des lieux géographique précis : la capitale par exemple), ce qui interdit de fait la participation à d’autres manifestations. D’autre part, en cas d’infractions pénales commises lors de manifestations sur la voie publique, le code de la sécurité intérieure de 1995 peut être invoqué ; il prévoit que « les personnes s’étant rendues coupables des infractions de destructions, dégradations, pourront être interdits de participer à des manifestations pour une durée ne pouvant excéder 3 ans ». Ces peines dites complémentaires ont été largement utilisées pour réprimer les gilets jaunes.
La sévérité et la réactivité des tribunaux sont contrôlées et sous surveillance. Le travail d’abattage des juridictions par le biais des comparutions immédiates fera « l’objet d’une information précise et complète au bureau de la politique pénale générale ». Il est précisé « que la direction des affaires criminelles et des grâces [sera] tenue informée des suites judiciaires données à ces procédures ».Les juges du siège (4), réputés indépendants, ont pourtant su être à la hauteur des espérances de la ministre en suivant ou aggravant les réquisitoires du procureur lors des audiences.

A ce jour (5) depuis le début du mouvement, 1796 condamnations ont été prononcées par les tribunaux et 1422 personnes sont encore en attente de jugement. Plus de 1300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été incarcérées. Il faut toujours préciser que de nombreuses peines fermes de moins d’un an ont été aménagées et sont exécutées à l’extérieur, ce qui implique des obligations extrêmement contraignantes. Ces peines, ainsi que celles prononcées avec sursis, obligent pendant cinq ans à ne pas se retrouver dans la même situation, réalités difficile à tenir dans le contexte actuel.

Nadia

(1) Pendant la loi travail, le même type de préconisations avait été fait en septembre 2016.
(2) Eurojust, c’est le machin de l’Europe en charge d’organiser dans chaque pays la coopération judiciaire entre les états membres de l’espace judiciaire européen.
(3) Dans la loi française, le délit est une infraction moins grave que le crime ; son traitement peut par exemple se régler par une amende ou par une convocation au tribunal correctionnel. En judiciarisant ces délits, la police et la justice usent de moyens de coercition maximale (arrestations, gardes à vue, passages en comparution immédiate).
(4) Ce sont les juges « classiques » qui prononcent le jugement ; en clair, ce sont eux qui disent le droit en opposition au parquet qui, lui, requiert (les procureurs, les avocats généraux) et représente l’État, le ministère public. Dans les tribunaux, ils sont assis, c’est la raison pour laquelle on les appelle le siège.
(5) La rédaction de cet article intervient fin février après l’Acte XIII du mouvement.


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