Courant alternatif 294, novembre 2019
UN ENTRETIEN AVEC ERIC, CHEMINOT SUR LA LIGNE MANTES - SAINT-LAZARE
lundi 18 novembre 2019, par
Eric est agent de maîtrise (organisation des départs et correspondance en gare) sur l’axe Paris-Saint-Lazare - Mantes-la-Jolie et délégué SUD Rail. Il fait partie du collectif Intergares, a défendu de nombreux travailleurs du rail quel que soit leur statut (public et privé), et a documenté l’évolution récente du rail français, du point de vue des travailleurs comme de celui des usagers (série d’articles disponible sur le site de Révolution permanente). En avril 2019, sa direction a lancé contre lui une procédure de licenciement qui s’inscrit dans la droite ligne de l’attaque en cours contre les conquêtes sociales des cheminots et de la rentabilisation du rail français.
DES NOUVELLES DU RAIL EN DECONFITURE
– Peux-tu expliquer pourquoi ta direction a engagé une procédure de licenciement contre toi et d’autres cheminots ?
– Remettons un peu le contexte. Le 20 mars 2019, j’ai eu pour la 3e année consécutive un blocage discriminatoire sur mon déroulement de carrière. Cette énième discrimination à mon encontre (qui a provoqué un burn-out dû à une surcharge de travail et à de nombreuses procédures de sanction), associée à la situation locale (Saint-Lazare est la région-test des nouvelles organisations du travail depuis 2016, avec son cortège de collègues en souffrance qui m’appelaient à l’aide) et à l’anniversaire de la mort de mon meilleur ami (Edouard, cheminot également, qui s’est suicidé le 10 mars 2017) ont fait que j’ai très mal supporté cette injustice qui m’a laissé entrevoir une retraite misérable. Au cours d’entretiens devant des supérieurs hiérarchiques, on m’a reproché pour justifier cette situation de blocage que « je n’avais pas la posture d’un agent de maîtrise » et que j’étais « anxiogène ». Je me suis mis à genoux devant eux en leur demandant si c’était ça la posture attendue d’un agent de maîtrise. Ils ont ajouté que j’étais dangereux parce qu’à la suite des entretiens un chef m’avait vu en possession d’un couteau à pain du réfectoire sur mon lieu de travail – couteau qui m’avait servi tout bêtement à manger. Une procédure disciplinaire a été lancée, qui a abouti immédiatement à une procédure de licenciement. La procédure passe par un conseil de discipline (institution paritaire) et une autorisation administrative de licenciement (du fait que je suis délégué syndical), et le 23 mai les représentants de la direction ont voté le licenciement. En juin, mon licenciement était présenté aux élus du CSE (comité social et économique, ex-CHSCT), et l’inspection du travail vient tout juste de refuser l’autorisation administrative de licenciement.
La direction veut (à la demande du gouvernement) normaliser la SNCF en ce qui concerne la contestation au sein d’une entreprise privée. Pour cela, il lui faut briser toute forme de résistance, et donc il y a une campagne de sanctions contre les militants syndicaux. Notamment Yannick (à Rennes) pour des faits pendant la bataille du rail, Linda (à Rambouillet) avec pour prétexte le non-respect d’une procédure de colis suspect, et Mathieu (à Strasbourg) qui, après avoir gagné sur trois ans de procédure avec l’inspection du travail, vient de voir sa victoire remise en cause par le tribunal administratif, et donc repart de zéro… On imagine les dégâts psychologiques. Au tribunal administratif, le représentant de l’Etat a estimé que l’argument selon lequel les faits reprochés ne pouvaient pas être retenus contre lui parce qu’il était en grève (ce qui suspend le lien de subordination) ne tenait pas. C’est une attaque frontale contre la protection des grévistes, une jurisprudence dangereuse… Et là je n’ai parlé que des élus SUD Rail, mais l’ensemble des militants syndicaux est actuellement en souffrance et subit un mal-être profond. Par exemple, j’ai défendu devant le pôle social (qui a remplacé le tribunal des affaires de la Sécurité sociale) deux membres du CHSCT qui avaient fini tous les deux aux urgences au moment de la mise en place de la réorganisation à Saint-Lazare, pour faire reconnaître deux accidents du travail.
– Tu fais le parallèle entre la SNCF et France Télécom (devenue Orange en 2013)… Ce que la campagne #PlusJamaisAGenoux vise à dénoncer. Tu peux expliquer un peu cette initiative ?
Tout le monde reconnaît que, tant au niveau du nombre de suicides qu’au niveau des pratiques managériales (1), on a là une politique généralisée de précarisation des fonctionnaires et des entreprises à statut, de gains de productivité à outrance, et qui touche aussi l’ensemble du salariat. A la SNCF, la situation est particulière parce qu’on y entre pour la vie. Les salariés y recherchent une certaine sécurité. Donc c’est une population sensible à la transformation en force actuelle. On constate que ce qui gêne dans le statut SNCF, comme à France Télécom à l’époque, c’est principalement l’impossibilité du licenciement économique, avec l’obligation de reclassement et les difficultés du licenciement pour inaptitude médicalement constatée.
Les deux choses qui ont été exigées à partir de 2016 à Saint-Lazare, c’est la polyvalence et la flexibilité. Pour faire passer ça, il a fallu mettre en place un encadrement servile à cette politique d’entreprise. Ça ne va pas dans le sens de la qualité du travail. L’encadrement n’a pas été sélectionné sur ses compétences, mais sur sa servilité (des documents le montrent dans la vidéo en cours de préparation). Un encadrement moins compétent que le personnel qu’il encadre n’est pas respecté et a donc recours à des procédures disciplinaires. Il y a une réorganisation à outrance en permanence à Saint-Lazare. A titre d’exemple, on dit à des équipes « on vous spécialise » puis « vous êtes polyvalents » et de nouveau on les spécialise, donc c’est deux fois en un an pour elles un changement total. Le but final, c’est des gains de productivité pour préparer l’arrivée du privé. Les entreprises privées ne feront pas d’appel d’offres si la masse salariale est trop importante. Pour se couvrir juridiquement, comme elle sait qu’il va y avoir du dégât chez les salariés, la direction a fait appel au même cabinet d’expertise que France Télécom et Peugeot en 2009 : le cabinet Stimulus, proche des entreprises du CAC 40 et partenaire privilégié des réorganisations.
La campagne #PlusJamaisAGenoux visait à faire le parallèle entre les jeunes de Mantes-la-Jolie, ma situation et ce qui est demandé en général par le pouvoir actuel : mettre tous les salariés et toute la contestation à genoux, comme les gilets jaunes. Beaucoup de collègues ont fait des photos avec l’affiche de soutien de la campagne et ont témoigné en vidéo de la souffrance générée par la transformation de l’entreprise, souffrance qui se traduit par des maladies du travail qui ne seront jamais reconnues. La direction et l’Etat font peser un poids financier et un coût social énorme sur la société, finalement. On s’est aussi intéressé à la qualification « anxiogène » qui m’est reprochée. Ce n’est pas la tempête qui fait peur, c’est le type de la météo qui l’annonce, c’est un retournement complet.
– Cela fait un moment que la SNCF est découpée pour être rentabilisée au maximum, en particulier au bénéfice des sous-traitants privés. Comment la réforme ferroviaire de 2018 s’inscrit-elle dans la continuité des mesures précédentes et quelles en sont les conséquences concrètes aujourd’hui pour les travailleurs du rail ?
– Il y a une volonté politique de découper toutes les grosses entreprises pour éviter l’esprit de corps : des pans entiers passent sans cesse au privé. A Saint-Lazare, la prise en charge des PMR (2) a été privatisée début 2019 ; le travail d’accueil fait par des agents SNCF l’est maintenant par des entreprises de patrons-voyous (Itiremia, City-One), dont la SNCF connaît parfaitement les pratiques puisque qu’en octobre 2015 j’ai fait venir sept salariés de City-One au comité d’entreprise de Saint-Lazare pour expliquer qu’ils travaillaient sans contrat de travail, planning, visite médicale et fiche de paie. La continuité, c’est les gains de productivité, le sous-effectif permanent qui crée des situations dangereuses : huit agressions de personnels à MLJ en six semaines, une le dimanche 13 octobre qui a donné lieu à une semaine noire à Saint-Lazare du 14 au 18 octobre (« dépôt de sacs (3) » tous les jours) et l’accident du 17 octobre en Champagne-Ardennes. C’est le conducteur blessé lors de l’accident qui a géré les voyageurs… Il y a une mise en danger à cause des gains de productivité, une perte financière et de compétences dues à la démission des agents formés par l’entreprise, ainsi qu’une dégradation généralisée du service qui s’accompagne de dangers dans la circulation. Rappelons qu’en 1936 la SNCF a été créée (en plus d’être l’outil d’aménagement du territoire, bien sûr) justement dans le but de fidéliser les cheminots et de garder leurs compétences, avec certes des conditions sociales avantageuses mais de bas salaires.
– Tu décris sur le site de Révolution permanente les conditions de travail désastreuses chez les salariés de prestataires comme Challancin. Comment la résistance peut-elle s’organiser entre personnels ayant des statuts parfois très différents ?
– Il faut apprendre à ouvrir les yeux sur les conditions de travail de la personne qui travaille à côté de toi, même si elle est d’une autre entreprise. On a souvent fait remarquer aux cadres que les employés qui nettoyaient leur bureau devenaient invisibles pour eux dès qu’ils mettaient leur tenue « de haute technologie » ! Le 30 juin 2018, on a monté avec des cheminots et des employés de Challancin un piquet de grève, qui n’a malheureusement pas abouti. En lien avec le piquet, les conducteurs de train ont dénoncé l’absence d’accompagnement dans les trains, en particulier la nuit (ce qui est prévu par un contrat entre la SNCF et Challancin). Ça reste difficile de mobiliser en solidarité interpro à l’intérieur d’une entreprise donneuse d’ordres pour la sous-traitance. On attaque en justice Challancin et la SNCF en même temps pour des faits de harcèlement moral, mise en danger, non-respect de l’organisation du temps de travail – le procès aura lieu en 2020. Un camarade a par exemple fait 500 heures supplémentaires pas toutes payées en 2017 à la demande de l’entreprise (les heures sup sont plafonnées à 329 par un accord d’entreprise). Il reste très difficile de faire reconnaître les responsabilités d’un donneur d’ordres dans les conditions de travail de son sous-traitant.
– Quelles leçons tirer de la défaite du mouvement de l’an passé et comment les perspectives de lutte ont-elles évolué depuis ?
– Quand les organisations syndicales proposent des stratégies perdantes, il ne faut pas s’étonner de perdre. A la SNCF, la grève commence à porter ses fruits à partir du 5e jour, moment où les chefs et les mercenaires ne sont plus en mesure de remplacer les grévistes. Le calendrier de la grève perlée a freiné la participation aux AG, cela a retiré la possibilité aux grévistes d’avoir la main sur leur grève et les a démotivés. Parce que c’est uniquement dans les AG que se prennent les décisions. Même Laurent Brun (secrétaire fédéral CGT Cheminots) a admis que c’était une erreur. On a vendu aux salariés une grève à l’économie ou à crédit (avec des coûts étalés sur trois mois) et beaucoup ont marché. C’était séduisant, d’étaler la perte de salaire. Aujourd’hui on n’en est plus là : face à l’attaque généralisée contre les services publics à marchandiser, et le salariat pour casser les droits et précariser, la réponse doit être également générale : une interpro la plus large possible et regroupant le monde associatif, avec en plus en vue l’échéance climatique et écologique. Les syndicats se sont laissé piéger par la « valeur travail » et les gains de productivité qui vont avec, en connotant positivement le travail, alors que notre productivité stakhanoviste est un risque majeur pour la survie de la communauté humaine. Ils devront se remettre en cause sur la défense corporatiste et sur le travail en tant que production intensive, sinon ils vont devenir obsolètes. Les gilets jaunes montrent qu’on peut lutter tous ensemble, travailleurs, chômeurs, précaires, auto-entrepreneurs, et avoir des revendications qui parlent à tous.
– Parmi les révolutionnaires, l’idée de défense du service public de l’éducation est critiquée notamment parce qu’elle gomme le rôle de l’école dans la reproduction des classes sociales. De manière analogue, la défense du service public comme « idéologie » de la lutte est-elle stratégique dans le combat des cheminots ? N’efface-t-elle pas le rôle capitaliste historique du rail étatique (transporter les travailleurs et les marchandises) et les contradictions de classe en son sein ?
– L’idée de service public avait connu un reflux chez les cheminots parce que le service public n’est plus valorisé depuis des décennie : depuis plus de trente ans, on essaie de faire dire aux salariés « clients » plutôt qu’ « usagers »… La campagne qu’on a subie en 2018 contre les « privilèges » des cheminots et le service dégradé exacerbent les tensions avec les voyageurs. Dans cette destruction du service public, il y a eu une volonté d’opposer les usagers et les salariés de ce service en le dégradant par un manque de moyens. Mais, à Mantes-la-Jolie, où il y a beaucoup de trains trop courts par rapport au nombre de voyageurs, les usagers sont conscients que les salariés n’y sont pour rien, et les organisations syndicales essaient de maintenir le lien avec les associations d’usagers.
A la veille de la privatisation par appel d’offres, je sens un retour de cette valeur de service public. On peut voir la structure ferroviaire comme un outil au service du capital. Mais travailler à prix coûtant (sans faire de bénéfices), c’est une anomalie pour le système capitaliste. La preuve en est qu’on veut détruire le rail et le privatiser. C’est une tumeur pour le capitalisme, il ne peut pas y avoir d’espace non marchandisé dans cette idéologie. Le rail permet d’éviter les déserts ruraux, car sinon ce sont seulement les riches qui peuvent accéder à la campagne. Le service public permet de maintenir un maillage du territoire. Et politiquement, aujourd’hui, il faut prendre en considération que le rail c’est 0,3 % des émissions de gaz à effet de serre pour les transports (loin derrière la voiture et les camions). Il faut le voir comme un outil performant d’un point de vue écologique.
Pendant longtemps, l’échelle des salaires à la SNCF allait de 1 à 15. Cela permettait en théorie de garder un contrôle citoyen sur la rémunération. Aujourd’hui, en banlieue, il n’y a plus de 1re classe : les riches ne prennent pas le train. Les mauvaises conditions de transport sont égalitaires.
L’Etat a trahi les citoyens en les privant du contrôle qu’ils auraient pu avoir sur les services publics. Par exemple, le tarif au kilomètre est fixé nationalement par l’Assemblée nationale, mais la SNCF masque cette obligation légale par sa gamme tarifaire incompréhensible. Tout ce qui touche les services publics devrait faire l’objet d’un référendum – pourquoi pas un RIC, puisqu’on est dedans ? Si le moyen reste à décider, il est certain que les différents services publics appartiennent aux usagers, qui devraient en avoir le contrôle.
En 2018, une partie des cheminots était pour le blocage total et une autre était freinée par la conscience du service public utile.
– La réforme des retraites a entraîné une réaction des syndicats du rail (RATP et SNCF), et un appel à la grève illimitée à partir du 5 décembre sur lequel se greffent d’autres structures syndicales et militantes (éducation, santé, violences policières, climat…) avec le mot d’ordre de convergence des luttes. Comment penses-tu que l’on pourra gagner quelque chose lors de ce mouvement et quelles sont les perspectives de lutte locales ?
– Tous les signes montrent que les syndicats sont débordés par leur base, notamment la CGT. L’effet gilets jaunes est passé par là, et c’est clairement visible avec les comités interurgences et stylos rouges qui sont auto-organisés transversalement. Concernant « l’intergare » créé au printemps 2018, nous sommes assez fiers d’avoir été les « gilets jaunes de la SNCF » avant l’heure ! L’espoir peut venir de cette auto-organisation – des assemblées générales durant la grève qui pourront former des coordinations, comme en 1986 à la SNCF –, mais, à mon sens aussi, d’une participation d’autres intervenants, comme notamment les gilets jaunes, mais également le monde associatif. L’urgence climatique et écologique est bien présente, et elle est aussi prégnante que l’urgence sociale. Si, comme je l’espère à l’instar de beaucoup, un grand mouvement social se construit, il faudra absolument que ces intervenants, moins classiques, se fassent leur place et/ou que des acteurs éclairés leur ouvrent la porte pour les aider justement à jouer le rôle qui leur est dû. C’est une question de survie de l’espèce humaine, mais aussi une façon d’empêcher l’arrivée au pouvoir du fascisme que Macron prépare par sa politique totalement facho-compatible.
– Les techniques de surveillance, la présence militaire et policière et la lutte antifraude ont atteint des degrés impressionnants dans les gares et sur les lignes. Comment les agents réagissent-ils à cette prolifération sécuritaire et cette chasse aux pauvres ?
– Aujourd’hui, dans sa refonte des métiers qui n’est qu’une course à la productivité, l’entreprise va loin dans la répression, en assermentant les agents des gares, qui n’ouvrent plus de guichets pour faire du contrôle à la place ! Il s’agit quasiment d’opérations de racket ! Pareil avec le nouvel outil « COSMO » fourni aux contrôleurs : il ne leur est pas possible de facturer les tarifs guichet dans le train. On ne leur permet plus de juger de la bonne foi du voyageur… Chez les collègues, il y a deux positionnements. Les légalistes, qui vont estimer qu’il est normal de faire respecter la loi et l’ordre, et qui voient le contrôle comme une source de revenus, car les petits salaires de la SNCF favorisent ce travers – et il faut de plus être conscient que les agents SNCF sont de gros pourvoyeurs de reconduites à la frontière, car bien évidemment les sans-papiers n’ont pas souvent de voiture... Et les « plus à gauche » qui, comme moi, estiment que la gratuité des transports serait bénéfique pour tous. Pour les voyageurs bien sûr, qu’ils paient des impôts ou pas semble secondaire (on peut estimer que les lois de l’hospitalité nous obligent à accueillir les invités comme nous-mêmes) ; pour l’environnement (en considérant le chiffre de 0,3 % des émissions de gaz à effet de serre concernant le transport pour le rail, quand les véhicules légers représentent 50 %) ; mais même égoïstement, pour la corporation des cheminots qui se trouverait pérennisée. Ce qui est certain, c’est que la réforme du ferroviaire va détruire, ou au minimum désorganiser, le moyen de transport de l’avenir par ses capacités et son bilan écologique, au moment où il devrait être priorisé !
Propos recueillis par Zygaena,
OCL Ile-de-France, le 23/10/19
1. Voir la vidéo à venir sur les pratiques managériales, sur Révolution permanente ou sur la page Facebook de soutien à Eric.
2. Personnes à mobilité réduite.
3. Grève sans préavis.