BOLIVIE
Helen Álvarez Virreira
samedi 5 septembre 2009, par
C’est en parcourant les rues de La Paz, la capitale de la Bolivie, que l’on comprend le mieux l’histoire de Mujeres Creando [Femmes en train de créer], ce mouvement féministe anarchiste qui utilise la créativité et les graffitis comme instruments de lutte et a fait de la rue la scène principale de son action.
Voir en ligne : Mujeres Creando
“Parce qu’Evo ne sait pas agir comme un père, il ne comprend pas ce que c’est que d’être une mère”… sont quelques uns de leurs graffitis [1].
Elles ne se considèrent pas comme des artistes, mais comme des « agitatrices de rue ». Depuis plus de quinze ans, le groupe est un référent social en Bolivie, un modèle de rébellion et de dénonciation du système patriarcal et de la violence sous toutes ses formes.
Ses membres ont accusé les gouvernements néolibéraux d’avoir plongé la population dans la pauvreté et le chômage, et d’avoir, par le fait même, encouragé l’émigration massive vers l’Argentine et l’Espagne – en particulier celle des femmes, les « exilées du néolibéralisme », comme les appelle María Galindo, membre fondateur du mouvement.
Elles dénoncent et mettent en question aujourd’hui les femmes qui se disaient féministes mais qui ont été absorbées par le nouvel appareil de l’Etat pour se transformer en technocrates des questions de genre et en “eugénistes” qui ont profité de la pauvreté et ont coopté des femmes de différents secteurs afin d’en faire de dociles bénéficiaires. « Le néolibéralisme se déguise maintenant en femmes avides de pouvoir », écrivent-elles sur les murs.
Elles accusent aussi le gouvernement d’Evo Morales d’avoir laissé passer toutes les chances d’un véritable changement social en Bolivie. L’assemblée constituante a été une conquête de la révolte populaire d’octobre 2003. Cependant la nouvelle constitution politique de l’Etat, dictée depuis le Palais du gouvernement, a annihilé les espoirs.
Le patriarcat, représenté par des institutions comme l’Eglise ou l’armée, reste intact. Car, en dépit des propositions faites par Mujeres Creando à l’Assemblée constituante, les femmes n’ont toujours pas obtenu le droit de disposer de leur corps ni n’ont récupéré le contrôle de leur maternité. Elles ont donc écrit sur les murs : « Eve ne sortira pas de la côte d’Evo ».[2]
Le projet politique de Mujeres Creando, affiché sur les murs, a transgressé toutes les conventions et les contraintes du système : l’organisation est basée sur l’hétérogénéité, sur l’autonomie vis-à-vis de tout type d’expression du pouvoir, sur l’intégration de la sphère publique avec la sphère privée, le travail intellectuel placé sur un pied d’égalité avec le travail manuel et la créativité. Tout cela prend une forme tangible dans des luttes concrètes qui jours après jours se voient dans leur maison autogérée “La Virgen de los Deseos” (La Madone des Désirs).
Le mouvement se caractérise aussi pour avoir réussi à bâtir des relations insolites et insoupçonnées entre personnes différentes, et sont ainsi parvenues à créer un vaste tissu de solidarités, d’identités et d’engagement. Cela, en soi, a remis en question les organisations traditionnelles. Ses membres sont lesbiennes, hétérosexuelles, mariées, divorcées, célibataires, étudiantes, employées de maison, prostituées, cadres, indiennes, métisses, jeunes, vieilles. Il fait le pari de construire un sujet social de femmes qui interpelle le pouvoir dans et à partir de tous les domaines.
Le mouvement est né en 1992, dans un quartier de la banlieue de La Paz, sous le nom de Comunidad Creando [La communauté qui crée]. Il s’est transformé, la même année, en Mujeres Creando. Il propose un féminisme non raciste dénonçant une élite de femmes privilégiées qui distinguent la sphère publique de la sphère privée et le travail intellectuel du travail manuel. Ses membres ont également accusé la gauche – d’où sont issues les trois fondatrices du groupe – de considérer la femme comme un objet. Elles ont choisi de récupérer l’anarchisme tel que le pratiquaient des hommes et des femmes au début du XXe siècle en Bolivie.
Depuis sa création, le groupe a participé à des rencontres féministes internationales où il s’est nourrit des différents aspects du féminisme et a été ainsi en mesure de construire son identité idéologique, avec les apports de toutes.
La force sociale de Mujeres Creando peut se voir à travers trois moments de son histoire.
En 1997, le mouvement féministe a initié une grève de la faim décisive pour la libération de la Mexicaine Raquel Gutiérrez, emprisonnée sans procès pendant cinq ans pour avoir prétendument participé à un soulèvement armé. Ce qui a permis la libération, quinze jours plus tard, de tou(te)s les détenu(e)s accusé(e)s de subversion et victimes de retards de la justice, parmi lesquels le vice-président actuel, Álvaro García Linera. [3]
En 2001, Mujeres Creando a orchestré une mobilisation de plus de cent jours, réunissant plus de 15 000 victimes d’usure bancaire et d’organisations non gouvernementales (ONG) accordant des microcrédits – à des taux d’intérêt supérieurs à 70 % – grâce à l’argent des dons. Le mouvement de protestation a révélé les pratiques abusives contre les populations, spécialement les femmes, de faibles revenus.
En octobre 2003, le mouvement a initié une grève de la faim pour exiger la démission du président de l’époque, Gonzálo Sánchez de Lozada ; plus de 400 personnes de la classe moyenne et supérieure de tout le pays ont suivi le mouvement, déterminant dans la chute du chef de l’Etat à la suite de la révolte des secteurs les plus pauvres de la société.
Après sa création, Mujeres Creando avait besoin d’un endroit qui lui soit propre pour créer un espace social. C’est en 1993 que Carcajada [Eclat de rire], premier centre culturel féministe et autogéré de la ville de La Paz, est né. Il s’adresse à toute la population en général. A ce moment là, la société de La Paz n’a pas compris le concept d’espace pour les femmes - il y a eu même des gens qui tentèrent de l’identifier à un bordel - de sorte que le mouvement a connu une vague d’hostilités pendant plus d’une année.
Malgré tout, “Carcajada” est parvenue à se consolider comme un lieu pour apprendre, entre femmes, à construire une pratique sociale d’articulation du travail manuel, travail intellectuel et le travail créatif culturel. C’est à ce moment que sont nés les premiers graffitis, qui, depuis, ont été repris dans deux ouvrages – Grafiteadas et Mujeres Grafiteando –, et la revue féministe Mujer Pública [Femme publique], qui a publié plus de 100 numéros. Par ailleurs, Mujeres Creando a publié plus de dix ouvrages, notamment Machos, varones y maricones [Machos, hommes et pédés] et Ninguna mujer nace para puta [Aucune femme ne naît pour être pute].
La production littéraire de Mujeres Creando est distribuée directement à leur siège mais aussi dans les espaces d’“intellectuels” qu’elles mettent en cause. C’est le cas, depuis dix ans, de la Foire internationale du livre de La Paz. Cette année, pour la première fois, le groupe a participé à la Foire internationale du livre de la ville de Santa-Cruz. Avec le graffiti “Civisme rime avec fascisme” [4] à l’entrée du stand, Mujeres Creando a interpellé l’élite politique locale et a ouvert un espace de discussion pour les femmes qui vivent sous la forte pression de l’industrie de la beauté qui s’est installé dans cette région orientale du pays.
Mujeres Creando a également fait des incursions dans le domaine de la production audiovisuelle avec deux séries : Creando Mujeres [En créant des femmes] et Mamá no me lo dijo [Maman ne me l’a pas dit] —, dirigées par María Galindo, qui ont pu compter avec le soutien de la chaîne privée Periodistas Asociados en Televisión (PAT) et, ensuite, de la télévision publique. Ces deux séries ont été diffusées internationalement à l’occasion de certaines des nombreuses activités où Mujeres Creando a été partie prenante, dans différents pays d’Amérique et d’Europe.
En 2005, Mujeres Creando a ouvert "La Virgen de los Deseos”, une maison autogéré qui devient un centre de formation de la pensée féministe, de création d’activités économiques et de construction de relations de solidarité avec les femmes et les hommes.
"La Virgen" est une maison où les luttes concrètes se voient au quotidien et dans lesquelles un groupe de femmes mène diverses activités qui contribuent à les soutenir, de la vente de livres et d’artisanat jusqu’à servir le déjeuner et s’occuper d’hébergement où des chambres sont louées à des personnes étrangères qui veulent connaître le pays ou en savoir plus sur Mujeres Creando. Dans cet espace, également, les mouvements sociaux sont accueillis, tels que les femmes en situation de prostitution qui y réalisent leurs rencontres nationales, et il y a une chambre solidaire pour les femmes victimes de violence.
Ce foyer offre des soins médicaux gratuits, une bibliothèque scolaire, l’accès à Internet, une salle vidéo pour visionner des films féministes, des salles de classe pour les ateliers et une grande salle à manger où se tiennent des réunions politiques et culturelles. La “maison de Mujeres Creando” accueille également Mujeres en Busca de Justicia [Femmes en quête de justice], un service juridique direct, sans bureaucratie, pour les femmes qui ont décidé de se sortir du cercle vicieux de la violence. En seulement un an, plus de 800 cas ont été traités. On y trouve aussi la garderie Mi Mamá Trabaja [Ma maman travaille], ouverte jour et nuit. C’est un projet pédagogique féministe pensé pour les femmes avec projets de vie en particulier pour les femmes travailleuses au foyer et les femmes en situation de prostitution. C’est le seul espace de ce type, avec trois tours, matin, après-midi, nuit. Ici également, les petits garçons et petites filles reçoivent un soutien scolaire.
L’autre grand rêve devenu réalité à la “Madone des Désirs” est la “Radio Désir”, le premier “média social de communication” qui apporte une touche d’originalité à la manière traditionnelle de faire de la radiodiffusion en Bolivie et peut être entendu par le web.
Notes de la traduction :
[1] Parmi les autres graffitis : “Pachamama : toi et moi savons que la seule autochtone est la pomme de terre”, “Je ne veux pas être la femme de ta vie, je veux être la femme de ma vie”, “Ni dieu, ni maître, ni mari”, “Notre féminisme ni recycle, ni colmate, il supprime, il déplace, il émeut” (“Nuestro feminismo ni recicla ni rellena, remueve, mueve y conmueve”), “Si Evo avait un utérus, l’avortement serait dépénalisé et nationalisé”.
[2] Evo Morales, l’actuel président de la république.
[3] Álvaro García Linera, avant de s’engager avec Evo Morales, a milité dans les mouvements indigénistes et notamment l’organisation Armée guérillera Túpac Katari [EGTK]
[4] Le Comité Civique de Santa Cruz de la Sierra a été la puissante organisation politique regroupant l’oligarchie et la droite qui a mené l’offensive contre l’arrivée de l’“indien” Morales au pouvoir et qui s’est lancé dans une violente campagne « autonomiste » des régions les plus riches contre le pouvoir central jugé pas assez conforme à ses intérêts, trop coûteux et trop basané.
A savoir.
Amazonas.
Un documentaire de Maria Galindo est sélectionné pour le prochain festival du film lesbien et féministe de Paris (du 29 octobre au 2 novembre, au Trianon). Un film sur la violence des hommes contre les femmes, en particulier des maris contre “leurs” femmes. Les Amazones, sont un collectif de femmes immigrantes de la banlieue de Buenos Aires qui ont décidé de rompre avec la violence, ont abandonné la parole de la victime et récupéré celle de la rébellion. A travers le témoignage d’une bolivienne, d’une argentine, d’une paraguayenne, d’une chilienne, qui font partie des Amazones, le film montre comment elles se sont organisées et ont trouvé une réponse à cette problématique de la violence faite aux femmes.