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France Télécom : Souffrance au travail

vendredi 4 décembre 2009, par Courant Alternatif

La spirale dramatique de suicides à France Télécom cet été a projeté sur le devant de la scène médiatique la question de la souffrance au travail. Loin de se limiter à cette entreprise, le phénomène est devenu une question sociale d’ampleur qui dépasse les simples cercles scientifiques des sociologues et psychiatres. Elle interpelle aujourd’hui le monde politique et un monde syndical pas vraiment en pointe sur ce thème.


Retour sur des suicides

Les suicides à France Télécom n’ont pas commencé à l’été 2009. Depuis le début des années 2000, des indications claires commençaient à remonter par les réseaux syndicaux sur une multiplication de cas de dépression qui pouvaient mener à des suicides. Dès l’année 2000, les représentants syndicaux au CNHSCT avaient alerté la direction et demandé la création d’une commission stress qui a débouché sur des propositions... restées lettres mortes.
Au moment de la deuxième loi de privatisation en 2003, qui consacrait France Télécom en tant que société anonyme de droit commun, la souffrance au travail à France Télécom avait déjà fait la une de la presse. Une sénatrice communiste, Marie-Claude Beaudeau, en charge du dossier France Télécom, avait mis à disposition du personnel un site internet où elle a recueilli près de 4 000 témoignages de salariés. Ces témoignages ont débouché sur des questions écrites au Sénat et sur une conférence de presse le 23 juin 2004. Un journaliste, Dominique Decèze, publiera un livre sur le sujet, « la machine à broyer », enrichi par des interview de syndicalistes et des rapports de médecins du travail.
Mais si la question n’était pas nouvelle, elle restera confiné à un affrontement interne à l’entreprise, entre quelques syndicalistes et une direction qui ne cessera pas de nier le problème : il n’y a pas de stress à France Télécom !

Une offensive patronale

Cette situation de souffrance massive dans l’entreprise n’arrive pas par hasard. La première raison de fond est bien sûr la privatisation qui date de 1996. Cette entreprise publique, plébiscitée par les sondages des usagers, avec une forte culture de service public enracinée dans le personnel, doit passer sous les fourches caudines des marchés financiers : la direction de l’époque, appuyée par les gouvernements de gauche ou de droite, n’aura de cesse de pratiquer une rupture brutale pour transformer France Télécom en multinationale.
Le dossier de l’emploi est constitutif de la crise : les 160 000 emplois en 1996, fondront rapidement pour arriver à 100 000 emplois actuellement, alors même que l’entreprise a réintégré des filiales.
Ce sont donc près de 70 000 emplois qui seront sacrifiés en 13 années avec plusieurs plans successifs.
Un premier plan concernera 40 000 salariés avec un dispositif de préretraite à 55 ans sur la période 1996-2006. Très populaire parmi les candidats au départ, ce dispositif va saigner à blanc l’emploi puisque les recrutements seront limités à quelques milliers par an.
Un deuxième plan triennal, le plan NexT sur la période 2006-2008, visait à supprimer 22 000 emplois, sans un quelconque cadre collectif : c’est la multiplication de pressions individuelles sur les salariés pour les pousser au départ, dans des conditions souvent dégradées. L’ambiance dans les services est délétère, c’est la période où s’affichent des objectifs annuels de suppression d’emploi, par établissement, par service, par équipe....

Cette brutalité dans les suppressions d’emploi s’appuiera sur une succession ininterrompue de restructurations, fermetures de services, fermetures de sites... avec des mobilités forcées, des changements de métiers, une casse en règle des collectifs de travail et aussi des collectifs de solidarité.
Enfin, l’offensive patronale s’accompagne aussi d’une offensive idéologique pour briser la culture de service public sur laquelle s’était aussi construite une culture syndicale contestataire.


Un management par le stress

France Télécom n’a rien inventé sur le sujet. La direction s’est contenté d’importer les nouvelles formes d’organisation du travail et de management largement utilisées dans les grandes entreprises et d’origine anglo-saxonne.
C’est tout d’abord l’individualisation des salariés avec l’instauration d’objectifs individuels négociés dans un entretien annuel avec le supérieur hiérarchique. Objectifs inatteignables, concurrence entre collègues, fossé croissant entre cadres et employés, ces mécanismes pervers sont érigés en système et conduisent à une « insécurité professionnelle » croissante. C’est la généralisation des primes variables dans les salaires des vendeurs, des cadres, voir de certains techniciens... en liens avec ces objectifs.
Un autre aspect de ce management par le stress, c’est la multiplication des moyens de contrôle de l’activité des salariés. Dans les centres d’appel, ce sont pas moins d’une dizaine d’outils informatiques de contrôle qui sont mis en place pour mesurer le temps de travail, le type d’activité, les pauses, la supervision des managers par des écoutes systématiques. C’est aussi l’introduction obligatoire de script qui règle la relation avec les « clients »... Pour les techniciens, c’est l’obligation d’un « fil à la patte » qui contrôle les déplacements par GPS, les temps d’interventions, les facturations, etc...
L’ensemble des ces outils de management prend évidemment une dimension « anxiogène » dès qu’on les met en rapport avec les suppressions d’emploi : dans une entreprise où subsiste encore 70% de fonctionnaire, un sondage de l’observatoire syndical mis en place par SUD PTT et la CFE-CGC donne 83% de salariés angoissés par la perte de leur travail !

La création d’un Observatoire

Il faudra attendre juin 2007 pour que deux syndicats, SUD PTT et la CFE-CGC, décide de créer un Observatoire du stress et des mobilités forcées. De fait, la question de la souffrance au travail a mis beaucoup de temps à devenir un véritable sujet de préoccupation et d’intervention syndicale. Encore aujourd’hui, on peut légitimement s’interroger sur la prudence des confédérations syndicale alors que ce phénomène est massif et qu’il conduit à un nombre significatif de suicides en lien avec le travail.

C’est ce constat, cette difficulté à mettre en mouvement les équipes syndicales et les salariés sur le sujet, qui conduira ces deux syndicats à prendre à bras le corps le problème.
L’objectif était multiple :

  • se donner les moyens d’une « expertise » des risques psychosociaux à France Télécom, en lien avec des scientifiques, sociologues, ergonomes, psychiatres...
  • mettre en place des outils statistiques, s’appuyer sur des enquêtes auprès des salariés pour évaluer la réalité de ces risques et tenter de dégager des explications du phénomène.
  • organiser des formations des équipes CHSCT pour que ces instances jouent leur rôle de prévention, d’alerte, de centraliser les expertises de ces instances.
  • tenter des approches des médecins du travail et des assistants sociaux dont les services sont mis à mal par la direction.
  • interpeller la direction, les fédérations syndicales et les médias pour mettre sur la scène publique ces questions.

Les première enquêtes fin 2007 menées ont largement conforté l’étendue de la crise : 66% des salariés se déclaraient stressés et 15% s’estimaient en situation de détresse !
Mais la riposte de la direction ne s’est pas fait attendre : elle s’est installée dans une attitude de déni, critiquant les méthodes « non-scientifiques » de l’Observatoire et refusant de donner toute suite favorable à un débat public.
Du coté des autres fédérations syndicales, c’est un silence assourdissant rompu seulement par des attaques en règle contre l’Observatoire : « On n’observe pas le stress, on le combat ! » voit-on dans des tracts syndicaux. L’Observatoire organisera deux assises nationales en 2007 et 2008, ostensiblement boycottées par les autres fédérations syndicales.
C’est dans ces conditions que l’Observatoire a décidé, début 2008, de commencer à comptabiliser de la façon la plus précise possible les suicides et tentatives de suicide dans l’entreprise et d’en faire un enjeu médiatique.

La spirale des suicides

Cette démarche de statistique sur les suicides pose évidemment des problèmes et le sujet divise fortement les syndicats mais aussi les sociologues, les médecins... Y a-t-il un « risque de contagion » à vouloir médiatiser ces drames humains ? Sans doute, mais le risque est limité. Le plus important est de refuser que ces drames se déroulent dans le silence le plus total : un salarié se suicide sur le lieu de travail et pourtant, l’affaire est classée sans véritable débat, cela n’est plus acceptable.
Les suicides ne sont évidemment que la partie émergée de l’iceberg de la souffrance au travail. Mais ils sont très significatifs, d’autant que ces gestes s’accompagnent de témoignages, de lettres mettant en cause directement les méthodes de l’entreprise : mobilités forcées, surcharge de travail, isolement, rupture professionnelle...
Le 13 juillet de cette année, Michel, un cadre aux compétences reconnues, se suicide à Marseille, dans un établissement où les suppressions d’emplois menaçaient son poste. C’était le 18ème suicide depuis début 2008. L’émotion est énorme sur place et l’écho médiatique est immédiat. SUD PTT en a rapidement fait une affaire nationale, d’autant que Michel a laissé une lettre très claire sur les raisons de son geste. Une pétition nationale est lancée sur Internet et recueille 8 000 signatures en quelques semaines.
La suite est connue : sept suicides se suivent pendant l’été avec presque toujours des témoignages indiquant un lien fort avec le travail. La direction multiplie les déclarations scandaleuses, continue à opposer un déni de la situation et c’est le déferlement médiatique qui met la direction dans une situation de crise majeure, inconnue jusqu’alors.
A l’initiative de SUD PTT, une première journée de grève nationale aura lieu le 10 septembre avec 20% de grévistes, pour exiger des mesures d’urgences afin d’arrêter la spirale des suicides, comme l’arrêt des suppressions d’emploi, des mobilités forcées, des objectifs individualisés, etc... Cette bataille syndicale ne fait pas l’unanimité et les autres fédérations suivent le mouvement mais sans vraiment décider de peser sur la crise.

La direction veut reprendre l’initiative

Alors que le débat s’enfle sur la scène médiatique, alors que la mobilisation existe avec des débrayages massifs à l’occasion de chaque nouveau drames, le gouvernement fait soudain pression sur la direction pour l’engager dans une négociation avec « obligation de résultat ». Didier Lombard devient un PDG contesté et doit se séparer de son bras droit, le sinistre Louis-Pierre Wenes, cost-killer en chef de l’entreprise. C’est une véritable crise de direction qui s’ouvre, avec en plus l’entrée en lice de Stéphane Richard, le candidat de l’Elysée, postulant au remplacement rapide de l’actuel PDG.
Pour dénouer la crise, la direction a proposé l’ouverture de négociations nationales qui devraient déboucher sur un « nouveau contrat social » en cherchant des partenaires sociaux capables d’avaler la couleuvre.
Comme cela était prévisible, la négociation s’étire en longueur et ne débouche sur rien de bien concret. Empêtré dans ces négociations, le monde syndical réagi de façon diverse. Il est étonnant de voir aujourd’hui la CGT par exemple défendre et valoriser les mesurettes d’une négociation sévèrement critiquée par sa base.
Mais la crise est loin d’être dénouée.
D’une part, l’enquête nationale réalisée auprès des 102 000 salariés du groupe va sans aucun doute confirmer l’énorme malaise dans l’entreprise et le débat va nécessairement rebondir sur le déni de la direction et la poursuite de la crise sociale.
D’autre part, le gel des restructurations prendra fin au 1er janvier 2010 et les directions sont déjà dans les starting-blocks pour reprendre le rythme frénétique des bouleversements et des suppressions d’emploi.
Enfin, l’avenir de la direction actuelle est désormais très précaire et son horizon risque de se limiter au premier semestre 2010.
D’ici là, les fédérations syndicales devront faire la preuve de leurs capacités à reprendre l’offensive. Il est clair qu’elles devront le faire en construisant un front syndical offensif. Mais rien n’est moins sûr aujourd’hui.

Correspondant France Télécom

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