CA 234, novembre 2013
mercredi 27 novembre 2013, par
Au cours de l’été, les chaînes américaines de fast-foods ont été touchées par une vague de grèves, qui a commencé par une grève surprise dans la ville de New York en novembre 2012, s’est étendue cette année à des villes du Midwest et de la côte Ouest et est montée en puissance fin juillet avec des grèves de quatre jours dans sept villes différentes. Partout les grévistes réclament un salaire horaire de 15 dollars et la possibilité de se syndiquer sans subir d’intimidations.
Le 29 août, un appel était lancé à une journée de grève à l’échelle de l’ensemble du pays, dont on ne sait guère quel bilan en a été tiré. Quoi qu’il en soit, c’est déjà, et de loin, la mobilisation de salariés des fast-foods la plus importante de l’histoire des Etats-Unis.
Ce mouvement de grève, bien que lancé dans le cadre d’une stratégie d’implantation syndicale, « ont connu un degré de participation inhabituel, si on les compare aux traditionnels union drives (1). Elles ont aidé à dévoiler et à mettre l’accent sur l’immense colère des salariés précaires et mal payés des services, qui représentent un large segment de la classe ouvrière américaine (2). » En effet ces poor jobs (à bas salaires, n’offrant pas de couverture sociale, souvent à temps partiel, ce qui oblige à en cumuler deux, voire trois, pour pouvoir survivre) tendent à devenir majoritaires dans l’économie américaine. Et ils ne concernent plus seulement les « jeunes », puisque l’âge moyen des salariés des fast-foods est désormais de 35 ans. On comprend donc que, aux yeux de beaucoup, l’enjeu de cette bataille ait dépassé le sort des seuls salariés mobilisés.
Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait un hasard si cette vague a démarré à New York un an après l’évacuation de Zuccotti Park. Parmi les acteurs du mouvement Occupy, nombreux en effet étaient les étudiants, mais aussi les fraîchement diplômés, condamnés à plus ou moins long terme à vivre de ce genre de travail. Et le nettoyage répressif du mouvement, à un moment où il était encore en pleine maturation, a sans doute convaincu plus d’un participant de la nécessité de porter désormais la lutte sur le terrain concret des lieux de travail.
Depuis quelques années, on voit apparaître, aux Etats-Unis, des conflits qui, par leur caractère impulsif et imprévisible, semblent bien être l’expression d’une rage sociale longtemps contenue. Qu’il s’agisse, en 2011, de l’étonnante mobilisation à laquelle a donné lieu la lutte des enseignants et employés de l’Etat du Wisconsin contre une baisse de salaires et de couverture sociale (3), de l’extension en traînée de poudre du mouvement Occupy ou de la remarquable mobilisation que celui-ci a fait naître à Oakland, ces conflits contribuent à redonner du corps, du sens et de la légitimité à ce qu’il faut bien appeler (même si ça ne fait pas forcément partie de leur vocabulaire) un affrontement de classe. Rien d’étonnant, donc, à voir aujourd’hui venir sur la scène des conflits sociaux la question des poor jobs.
Car ce qui s’exprime à travers les grèves des fast-foods – somme toute limitées au regard des milliers de magasins dont le pays est parsemé – c’est le caractère éminemment scandaleux du montant des salaires octroyés (8,94 euros l’heure en moyenne, pour un temps de travail moyen de 24 heures par semaine) au regard des profits encaissés par toutes les grandes chaînes, qui, eux, n’ont cessé de grossir (d’après Time, les marges de profit des compagnies privées de fast-food ont plus que doublé depuis 2009, passant de 2,1 % à 4,6 %, la part des bénéfices revenant aux salaires passant, elle, de 23,5 à 22 % – sans compter le financement indirect par le contribuable, puisque certains de leurs salariés sont contraints de faire appel à l’assistance sociale pour compléter leurs trop faibles salaires). D’une certaine manière, ces grèves contribuent à donner un contenu bien concret au candide « Nous sommes les 99 % » du mouvement Occupy. C’est d’ailleurs aussi dans cette dynamique-là qu’il faut sans doute inscrire la mobilisation récente des employés de la grande chaîne de distribution Wall Mart : le 5 septembre, des centaines d’entre eux ont fait grève dans quinze grandes villes pour réclamer un salaire minimum à plein temps de 25.000 dollars par an et la levée des sanctions touchant les salariés ayant participé à des grèves antérieures (notamment lors de l’opération commerciale « Black Friday » de novembre 2012). Une centaine d’entre eux ont été arrêtés à l’occasion de sit-in de protestation.
Mais que nous disent ces grèves sur les capacités réelles d’autodéfense des salariés concernés ? Dans la restauration et la distribution, l’organisation de la résistance des salariés se heurte à une difficulté spécifique : l’énorme dispersion des lieux de travail. Des grèves sauvages, des actions spontanées n’ont sans doute jamais cessé de naître ici et là… et de mourir dans le silence. Or, aujourd’hui, leur caractère coordonné – et l’amplification qu’en font des médias qui, bien qu’aux mains des big corporations, ne peuvent éviter de se faire l’écho de ce qui émerge des profondeurs de la société – leur donne une autre dimension. En revanche, il soulève un autre problème : qui coordonne, et dans quel but ?
Ces grèves, en effet, ne sont pas que l’expression spontanée d’une immense colère. Elles s’inscrivent dans une stratégie syndicale élaborée. L’acteur clé de l’organisation des grèves des fast-foods, c’est le SEIU (Syndicat international des employés des services), l’un des plus gros syndicats américains (1,8 million de membres, présent dans les secteurs de la santé, des soins à domicile, du nettoyage, des services publics…) et le plus gros contributeur de la campagne électorale d’Obama. Il a monté une campagne, baptisée Fight for Fifteen (FFF), à laquelle il a consacré des millions de dollars et des douzaines d’équipes d’intervention. « Chaque action importante a été jusque-là lancée et facilitée par des organizers stipendiés, employés par des groupes comme Fast Food Forward et Good Jobs Seattle, tous subventionnés par le SEIU. Ces organizers prennent pied dans les différents magasins en entrant en contact avec un petit groupe de travailleurs motivés, qui organisent ensuite des réunions plus larges et prennent eux-mêmes la responsabilité de pousser à l’action d’autres salariés de leur boutique. On a observé le même type d’approche dans les grèves du Black Friday à Walmart en 2012, soutenues par l’UFCW. »
Adam Weaver, militant des IWW, raconte de son côté :
« Plus qu’une “manif à l’adresse des patrons” s’adressant aux entreprises qui volent quotidiennement les travailleurs, c’est une “manif à l’adresse des médias” dans laquelle les grèves servent à illustrer une narration, un récit de lutte de salariés élaboré par des experts-conseils en mobilisation médiatique. Des scénarios d’actions sont écrits puis filmés par l’équipe constituée (de jeunes salariés eux-mêmes surchargés de travail, sous-payés et soumis à des objectifs de mobilisation difficiles à atteindre), et les derniers clichés sont conçus non pas spontanément par les travailleurs de la base, comme le tableau peint voudrait nous le faire croire, mais par des fonctionnaires de Washington DC. J’ai discuté avec des travailleurs engagés dans la campagne dans différentes villes. Sous couvert d’anonymat, ils m’ont raconté comment, au moment où s’opéraient des changements importants dans la direction publique de la campagne, ils avaient eu pour instruction de déclarer officiellement que “c’était une décision prise par les salariés”. Une conférence nationale s’est tenue les 15 et 16 août à Detroit avec 7000 à 8000 participants venus des principales villes visées par la campagne, dont bon nombre faisaient également partie de l’équipe de campagne. Là, ils ont eu droit à un pep rally où on leur a remis un programme prérédigé et présenté un plan tout ficelé de la grève du 29 août – seule décision sortie de la rencontre. Aucun débat n’a eu lieu sur la direction de la campagne. Comme l’a dit un travailleur engagé dans des grèves antérieures et ayant assisté à la conférence en tant que membre du comité dirigeant de l’équipe de campagne, c’est là qu’“on a compris que ce n’est peut-être pas notre mouvement, mais plutôt le leur” (4) ».
On comprend que les militants libertaires, et notamment ceux qui, tels les IWW, font depuis plusieurs années un travail souterrain de mobilisation à l’intérieur de certains fast-foods, se posent des questions sur le but poursuivi par le SEIU, et que certains aient préféré se tenir à l’écart du mouvement. La suite de l’article d’Adam Weaver témoigne du débat que cela a fait naître chez eux :
« Quant au but visé par la campagne, d’après les infos qui ont filtré jusque-là, le SEIU est encore hésitant sur la direction à prendre. Une option possible est de se concentrer sur les principales chaînes de fast-food de façon à obtenir un accord de neutralité (5) ou de normes de branche, où le SEIU s’engagerait en outre à faire du lobbying en faveur d’une forme d’exemption fiscale accordée aux entreprises de restauration, un peu comme il l’a fait en Californie pour le secteur des soins infirmiers à domicile – dans cet Etat à forte représentation démocrate, il a promis de faire pression sur le gouvernement pour obtenir une loi favorable à ce secteur, en échange d’une large reconnaissance du syndicat, reconnaissance qui suppose des accords excluant le recours à la grève ou à la dénonciation des conditions de travail. J’estime cette option peu probable et pas vraiment réaliste. La deuxième option, plus vraisemblable, serait que le SEIU se lance dans des efforts d’ordre législatif, dont des tentatives pour obtenir de différents Etats un vote autorisant les villes et les comtés à instaurer leur propre salaire minimum. Une troisième direction possible serait une combinaison d’accords d’entreprise et de textes de loi, à la manière dont certains syndicats comme HERE ont tenté d’obtenir une augmentation de salaire par voie législative, avec toutefois une exemption pour les travailleurs couverts par des accords syndicaux. Mais un autre facteur entre aussi en ligne de compte : Obama a récemment annoncé qu’il se préparait à présenter un projet de loi instaurant une hausse du salaire minimum au niveau fédéral. Est-ce vraiment une coïncidence si le SEIU, l’un des organismes qui ont le plus contribué à la réélection d’Obama en 2012, a lancé sa campagne juste à temps pour assurer à cette démarche législative une base de soutien « prête à l’emploi » ?
« Certains ont parlé à propos de FFF de “syndicalisme risque” (6), une tactique consistant pour les syndicats à financer des efforts d’implantation plus risqués et plus agressifs. En termes tactiques, cela peut avoir un sens, mais seulement à un niveau superficiel, il me semble, car j’estime douteux, voire improbable, que le SEIU se soit engagé dans la construction de quelque chose de plus qu’une campagne en faveur d’une loi ou d’accords nationaux négociés sur la tête des travailleurs. D’autres ont classé son action dans la catégorie “réformisme militant” : des acteurs institutionnels travaillant à des réformes adoptent temporairement des tactiques militantes en lien avec des mouvements plus radicaux, mais dans le seul but de retrouver une place à la table des négociations. Je crois que c’est plus ou moins vrai s’agissant des grèves d’une journée telles que les conçoivent les grands syndicats comme le SEIU – mais il s’agit d’un changement tactique, qui ne remet pas en cause le modèle de syndicalisme top down associé au Parti démocrate. Pourtant, la meilleure définition, de mon point de vue, c’est celle de “lobbying militant” : on recourt à des tactiques du même genre que celles qui permettent de construire et consolider un mouvement militant, mais dans le but de créer une nouvelle base, guidée par en haut, avec pour objectif de faire évoluer la législation. (…) »
Tout sceptique qu’il soit, ce constat n’ouvre-t-il pas, en pointillé, des perspectives ?
– A supposer que ce soit effectivement cela l’enjeu pour le SEIU, il est sûr qu’une évolution de la législation qui desserrerait le corset répressif dans lequel sont enserrées les relations du travail aux Etats-Unis (7) – et dont on a du mal à se faire une idée en France (où, partout où l’on a renoncé à se battre sur le terrain, le droit du travail semble être devenu le dernier recours contre la répression patronale) – ne pourrait que faire évoluer sensiblement le rapport de forces entre les classes. Reste à savoir d’une part si cette évolution est plausible (cela suppose sans doute un rapport de forces bien supérieur à celui qui s’est construit jusqu’à présent), d’autre part si elle ne se traduirait pas surtout par une plus large part faite à une représentation syndicale devenue dès lors inoffensive – ce qui rapprocherait le modèle américain du nôtre…
– L’engagement fort réclamé des salariés par ces nouvelles « tactiques » syndicales ne contribue-t-il pas malgré tout à « muscler » la combativité ? Au lendemain de la grève engagée contre Walmart, The Nation faisait ce commentaire : cette grève « illustre certaines tactiques clés auxquelles recourt le mouvement ouvrier mobilisé : structures organisationnelles alternatives non impliquées dans les négociations collectives ; organisation à l’échelle d’une chaîne d’approvisionnement, et au-delà des seuls salariés “officiels” de l’entreprise ; “grèves minoritaires” de court terme, où des salariés quittent le travail pour mettre en difficulté l’employeur, impliquer le public et appeler les collègues à les rejoindre ». Certes, on peut bien sûr se demander combien de gens sont véritablement impliqués dans ces « tactiques », mais cela ne doit pas nous empêcher d’admettre que c’est le genre de choses que l’on se réjouirait de voir se développer chez nous… même sous enseigne syndicale.
Nicole Thé
(1) Processus strictement encadré par la loi par lequel un syndicat cherche à obtenir l’exclusivité de la représentation syndicale dans l’entreprise et contre lequel, bien souvent, une vaste opération d’intimidation des salariés est déployée par la direction.
(2) « Whose strike ? », http://kasamaproject.org
(3) Voir par exemple « Que s’est-il passé dans l’Etat du Wisconsin ? », Echanges et Mouvement n° 136 et sur mondialisme.org
(4) Adam Weaver, « titre en attente ».
(5) Les accords de neutralité sont en général des accords que les syndicats poussent les employeurs à signer afin d’obtenir une reconnaissance officielle dans l’entreprise. En échange de quoi ils s’engagent souvent à restreindre leur action, par exemple à ne pas lancer contre l’employeur de campagne qui mettrait à mal sa réputation dans les médias, où à ne pas appeler à la grève, voire à ne pas entreprendre d’actions sur les lieux de travail.
(6) Venture syndicalism, notion forgée par Nate Hawthorne dans son livre Industrial Worker par référence à la notion de capital risque (venture capitalism). « Dans le “syndicalisme risque”, les grands syndicats disposant de fonds importants financent des initiatives plus agressives qu’elles ne peuvent pas se permettre de mener elles-mêmes – même si, au bout du compte, le but poursuivi est simplement de faire avancer la syndicalisation, dont la baisse menace le syndicat d’extinction. Le risque est double : par le haut, de faire l’objet d’une répression sévère de la part de l’Etat si les grèves enfreignent les restrictions imposées par les lois anti-travail, notamment la loi Taft-Hartley ; par le bas, d’allumer une véritable révolte de salariés, de celles qu’il ne serait pas si facile de contenir dans les limites des ONG, des syndicats officiels ou des ‘mouvements sociaux’ pacifiés. » (« Whose strike ? », op. cit.).
(7) Détails dans « Un vrai corset législatif » in La Question sociale n° 3, www.laquestionsociale.org