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COURANT ATERNATIF 285 décembre 2018

BRESIL Réflexions sur l’élection présidentielle

lundi 17 décembre 2018, par OCL Reims


Afin d’éclairer le choix des électeurs brésiliens et de mesurer l’importance du vote en faveur de ce concentré de bêtise (1) qu’est leur nouveau Président, voici d’entrée les résultats du second tour de la présidentielle : Jair Bolsonaro (Parti social libéral, PSL) a obtenu 57,79 millions de voix (55,1 % des votants) et Fernando Haddad (Parti travailliste, PT) 47,04 millions (44,9 %). Mais 31,37 millions d’inscrits ont choisi de ne pas se déplacer aux urnes (ce qui représente 21,3 % de l’électorat), et il y a eu 2,48 millions de votes blancs et 8,60 millions de votes nuls. Si on additionne les voix en faveur de Haddad à ces trois derniers chiffres, on arrive à 89,50 millions de personnes ayant refusé d’élire un tel énergumène, un total susceptible d’apporter quelque réconfort à tous ces Brésiliens qui ont actuellement envie de pleurer !
Une importante partie de la population adulte au Brésil n’a ainsi pas été sensible aux coups de gueule de l’ex-capitaine. Au point de ne pas se rendre aux urnes en dépit du fait que, dans ce pays, le vote est obligatoire : l’abstentionnisme répété – pendant trois consultations et sans fournir de justification – est puni d’une amende (pouvant aller de 1 réal et des poussières à quelques dizaines de réaux, selon l’appréciation du juge), mais aussi de l’interdiction d’avoir un passeport et d’occuper un poste de fonctionnaire.
Au scrutin présidentiel de 2002, où Luiz Inacio Lula (PT) a été élu, l’abstention au second tour n’était que de 17,7 % ; et à celui de 2006, où il a été réélu, de 16,8 %. En 2010, où Dilma Rousseff (PT) est devenue Présidente, l’abstention a atteint 18,1 % ; en 2014, où elle a été réélue, 19,4 %.

Qui a voté et soutient Bolsonaro ?

Ces pourcentages montrent un désintérêt légèrement croissant pour la dernière représentante du PT ; cependant, tout laisse croire que, si Lula avait pu se représenter (2), sa candidature n’aurait pas laissé indifférente une fraction de la population qui ne se déplace pas très souvent pour aller voter.
Mais comment expliquer le vote pour un type jusque-là quasi inconnu et qui a navigué de parti en parti en attendant le miracle – aujourd’hui arrivé pour lui ?
Les raisons qui ont poussé presque 58 millions d’électeurs à le choisir sont loin d’être identiques.
Il y a bien sûr là le choix d’une bourgeoisie déterminée et hargneuse, dont on peut avoir une idée avec le juge Sergio Moro, à l’origine de l’emprisonnement de Lula et qui fut chargé d’instruire le dossier de l’opération « Lava Jato » (lavage express [3]) ; il occupera demain le poste de ministre de la Justice et de la Sécurité publique.
Mais certains ont élu Bolsonaro parce qu’ils ou elles voyaient en lui le seul candidat capable de leur apporter la sécurité, estimant qu’il ne présentait un risque que pour les corrompus et les criminels. D’autres ont bien vu le danger qu’il constitue pour la démocratie et les institutions, mais sont prêts à vivre avec si cela permet de contrer le « communisme ». D’autres encore, dont il est difficile d’apprécier le nombre, sont vraiment sur les positions de l’extrême droite ou pas loin. Mais bien d’autres considérations, souvent d’une grande bêtise, sont entrées en ligne de compte pour voter Bolsonaro – et cela n’a rien d’étonnant quand on sait que les Eglises évangéliques, soit 42,3 millions de fidèles, ont appelé à le désigner en affirmant : « Il est le seul politicien honnête », « Il est le messie de retour »… Ou encore : « Il est le Mythe que nous attendions » – car Bolsonaro est surnommé ainsi, sans doute en référence à Sébastien Ier, mort au Maroc en 1578 pendant la « bataille des trois rois ». Le corps de ce jeune roi portugais n’ayant pas été retrouvé, le mythe de l’homme providentiel dont le retour permettrait à la nation d’accomplir son destin exceptionnel s’est en effet développé au Portugal avec le sébastianisme, et ce mouvement a ensuite été introduit au Brésil par des jésuites.
On trouve dans l’électorat dudit « Mythe » un nombre important de gens considérés au Brésil comme appartenant à la « classe moyenne » ; mais la composition de celle-ci varie fortement selon les critères retenus pour la définir. Par exemple, certains habitants des favelas ou d’autres logements précaires sont parfois rangés dans cette catégorie juste parce qu’ils ont un salaire et peuvent donc consommer, ce qui est loin d’être le cas de tout le monde au Brésil. Mais José Afonso Mazzon, professeur à l’université de Sao Paulo, a utilisé des paramètres plus rigoureux (comme le degré d’instruction, le type de résidence, avec accès ou non à l’eau ou aux évacuations collectives…) pour arriver à estimer que 40 millions de foyers pouvaient être rangés là.
Ces gens, on les a vus dernièrement très mobilisés dans les rues pour appuyer leur héros, mais ils y étaient aussi en 2013 et 2015 contre le PT et le gouvernement de Dilma Rousseff. Pour la plupart, ils se situent parmi les 10 % les plus fortunés du Brésil, seulement il faut savoir que, pour figurer dans ce pourcentage, il suffit de toucher l’équivalent de trois salaires minimum : ces contestataires doivent en général avoir des revenus compris entre trois fois et cinq fois le salaire minimum.
Les gens qui gagnent bien davantage ne comptent sans doute pas dans leurs rangs beaucoup de militants décidés à participer aux manifestations – non seulement ce n’est pas dans leurs habitudes, mais ils sont confortablement installés et pour longtemps, et ils ont l’assurance et le pouvoir que leur confère l’argent. Leurs craintes ne sont de ce fait pas du même niveau que les autres, conscients qu’un simple coup de vent peut les faire rejoindre les catégories les plus pauvres, et vivant de ce fait constamment dans l’angoisse d’un déclassement. La vulnérabilité économique de ceux-là les amène à se battre, mais pour leurs propres intérêts et non pour le bien commun. Ils sont capables de se mobiliser assez facilement et de mener de féroces campagnes dans les réseaux sociaux contre une « gauche » qui va… du mouvement gay au « nazisme » !
Bolsonaro répond donc pour l’essentiel aux attentes de ces catégories sociales terrorisées à l’idée de perdre leurs avantages actuels. Parmi ces avantages, il y a les innombrables services à la personne assurés par une main-d’œuvre abondante et bon marché : la nounou, le chauffeur, l’employée de maison, le jardinier, la dame de compagnie pour les personnes âgées, etc. Qu’un gouvernement, surtout s’il est étiqueté « Parti des travailleurs », ose essayer de perturber la « belle harmonie » sociale, et les voilà qui s’agitent en hurlant à la fin de la démocratie, et en appelant à l’occupation des rues par les militaires pour rétablir les bonnes vieilles habitudes. Cette « élite » est fondamentalement inculte : en dehors de ce qu’elle a pu apprendre pendant sa scolarité, elle a acquis son « savoir » dans les salles d’aérobic en lisant des revues équivalant à Closer, Gala ou Voici en France.
Fernando Haddad a essayé, en juin 2017 dans la revue Piaui (4), de donner une explication sur le divorce entre cette classe moyenne basse et le PT : « Pendant le gouvernement Lula, une certaine structure a subi des secousses, ce qui semble avoir engendré un malaise croissant : les riches devenaient de plus en plus riches et les pauvres un peu moins pauvres. Pour leur part, les classes moyennes traditionnelles regardaient devant elles et voyaient les riches prendre de l’avance, et quand elles regardaient en arrière elles voyaient les pauvres se rapprocher. Leur position relative a été fragilisée. » A la lecture de ces lignes, on peut s’interroger sur l’action du Parti travailliste envers les grosses fortunes qui trônent en haut de la pyramide sociale : 1 % possèdent presque un tiers de toute la richesse produite au Brésil, et 6 milliardaires sont à eux seuls plus riches que les 100 millions les plus pauvres. Evaluer leurs revenus en fonction du salaire minimum brésilien donne le vertige – si ce salaire varie légèrement selon les Etats, il est établi dans les régions les plus importantes à 954 réaux, et 1 000 réaux sont l’équivalent de 237,62 euros !

La violence va avec la misère,
mais aussi avec le maintien de l’ordre

Les crises économiques, quelle que soit leur cause, touchent toujours en priorité les plus fragiles, les moins qualifiés, ceux qui, même en ayant une activité, avaient déjà du mal à survivre : ils passent d’un salaire de misère à pas de salaire du tout, de la misère à une misère extrême. Au Brésil, l’extrême pauvreté s’est accrue de 11 % au cours de l’année 2017. Le pays connaît, et depuis longtemps, une violence au quotidien : 59 103 personnes ont été assassinées en 2017, en moyenne une toutes les neuf minutes, contre 57 549 en 2016. Pareille violence est due à la misère mais aussi au maintien de l’ordre, car beaucoup de ces morts arrivent lors d’affrontements avec la police – c’est pourquoi le Brésil est en tête du palmarès mondial pour le nombre de policiers tués (372 en 2015, 437 en 2016, 385 en 2017). La plupart des victimes, côté population civile, sont des hommes noirs et jeunes (82 % ont entre 12 et 29 ans). L’âge moyen des policiers décédés est un peu plus élevé ; 56 % sont noirs et 43 % blancs. Les Etats les plus criminogènes (dans le Nord et le Nordeste) sont également ceux qui votent le plus à gauche, mais ce n’est pas pour cette raison qu’ils sont les plus criminogènes : c’est parce qu’ils sont les plus pauvres…
Dans une société aussi inégalitaire, les plus riches ne se sentent pas en sécurité. Ils vivent depuis longtemps entourés de multiples fortifications, avec gardes, systèmes de vidéosurveillance très sophistiqués et voitures blindées ; mais ils cherchent de plus en plus à s’installer sous des cieux davantage sereins à l’étranger. Jorge Paulo Lemann, l’homme tenu pour le plus riche du Brésil (il possède environ 105,96 milliards de réaux à son nom), est ainsi parti s’établir à Zurich : à la fin des années 90, trois de ses enfants avaient subi une tentative d’enlèvement sur le chemin de l’école, et n’y avaient échappé que grâce à leur chauffeur et au blindage de la voiture.
Le nombre de Brésiliens habitant à l’étranger qui se sont enregistrés pour pouvoir voter cette année a augmenté de 41 % par rapport à 2014. Les Etats-Unis sont une de leurs destinations préférées, mais depuis quelques années le Portugal est très prisé – en particulier les zones les plus huppées autour de Lisbonne. Un promoteur immobilier portugais annonçait récemment y avoir vendu à des milliardaires brésiliens des immeubles valant chacun entre 400 000 et 5 millions d’euros.
En conclusion, quelqu’un a-t-il idée de comment changer l’ordre établi au Brésil sans rien casser, sans pratiquer la moindre violence, en se maintenant dans les clous et au goût des âmes tendres, toujours attentives à dénoncer toute action qui dépasse la défense des prétendus « droits de l’homme » ? Il suffit d’écouter le nouveau président de la République pour comprendre que le nombre d’assassinats grimpera dès l’an prochain de manière sensible : l’homme à la bible dans une main et au revolver dans l’autre va permettre aux policiers de tirer au moindre clignement d’œil !

Elisiario

1) Si les âneries débitées par lui pendant la campagne électorale ne suffisent pas à vous en convaincre, regardez la photo de son baptême dans les eaux du Jourdain, tout de blanc vêtu – il est d’un ridicule achevé, mais rien d’étonnant s’agissant d’un ancien militaire.
2) Lula avait été désigné candidat du PT pour 2018 et les sondages le donnaient favori du scrutin, le créditant de 30 à 40 % d’intentions de vote au premier tour ; mais il a été déclaré inéligible par le Tribunal suprême fédéral à la suite de sa condamnation dans le scandale Petrobras.
3) Système de pots-de-vin entre hommes d’affaires et politiciens. Voir notamment, dans CA de juin 2016, « La lutte des classes s’intensifie au profit des possédants ».
4) Piaui est un Etat situé dans le Nordeste et considéré comme le plus pauvre du Brésil.

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