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QUAND L’ECOLE PUBLIQUE CHOISIT SON PUBLIC

mercredi 1er décembre 2004, par Courant Alternatif

La loi votée le 15 mars dernier sur les signes religieux à l’école a permis d’exclure « officiellement » une quarantaine d’élèves, principalement des filles. Les conseils de discipline ne viennent que de commencer, et le ministère de l’éducation nationale ne fournit aucun chiffre. Mais il est presque certain que le nombre d’exclu-e-s de fait des écoles publiques françaises est bien plus élevé qu’il n’est dit : scolarisation à l’étranger, scolarisation par correspondance ou tout simplement déscolarisation. Cette déscolarisation forcée renvoie à un des slogans féministes crié lors des diverses manifestations opposées à loi : « La rentrée à l’école pas aux fourneaux ! »


TOUT LE POUVOIR AUX MEDIAS !

Le « débat », habilement orchestré par la droite gouvernementale, n’a pas été uniquement suivi par la gauche républicaine. La gauche républicaine l’a nourri. On a ainsi retrouvé les relents de mission civilisatrice qu’elle s’était si amèrement donnée lors des conquêtes coloniales. Certainement pas réclamée par la rue, encore moins par un quelconque mouvement social autoproclamé, la loi a été justifiée par un déferlement médiatique. D’abord par Sarkozy qui, lors du congrès de l’UOIF, laissait croire que les jeunes filles voilées sur les cartes d’identité pouvaient cacher de méchants terroristes clandestins derrière leurs costumes. Puis par le duo LO-LCR, par le biais de deux de leurs cadres qui se sont mis à l’avant-garde de l’exclusion, sous les projecteurs de la « France entière », de Alma et Lila Levy au lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers. Enfin, par l’impressionnante ampleur unilatérale de numéros spéciaux et d’émissions consacrés au sujet, qui alimentèrent la bonne conduite de la commission parlementaire Stasi dont on connaissait chaque soir les moindres détails. Quand dans la rue s’exprimait une position, c’était le plus souvent pour s’opposer à la loi. Même lors de la manifestation pour le 8 mars, le cortège du collectif national Une école pour toutes et tous qui s’était créé contre le projet de loi ne passait pas inaperçu face à la quasi unanimité des partis politiques qui défilaient main dans la main à l’instar d’Arlette Laguiller et de Nicole Guedj, secrétaire d’Etat du gouvernement Raffarin. Les Ni Putes Ni Soumises offraient une bonne conscience aux apôtres de l’exclusion. Une bonne conscience qui aurait pu être justifiée si le mouvement (c’est comme cela qu’il est nommé !?) des NPNS s’appuyait sur une réalité militante du terrain dont elle se réclame. Or ce n’est pas le cas. Hormis quelques électrons ambitieux du Parti Socialiste, la marche des NPNS n’a guère suscité de nouvelles envies de combats. Au mieux, les NPNS ont réuni des militantes féministes croyant qu’à travers le sexisme en banlieue elles réussiraient à réamorcer un combat de femmes ; au pire, les NPNS ont rajouté une couche au discours sécuritaire de la gauche plurielle sur les sauvageons de ces cités où la police ne rentre plus. Si la mayonnaise n’a pas pris, c’est que certainement les filles de quartier ne voient pas pourquoi elles combattraient le patriarcat plus chez elles, alors qu’elles vivent le même « en dehors », parfois plus durement : discriminations en tant que femmes et issues des migrations, à l’école ou à l’embauche. C’est ce qu’on pourrait voir, si on ne voyait le foulard non pas comme un symbole (dans la multitude de symboles, pourquoi celui-là plus qu’un autre ?) mais comme une réalité sociologique : une autre revendication de femmes issues des migrations.

LE DEBAT PRIS EN OTAGE

La rentrée scolaire fut une rentrée de l’exclusion. Exit les problèmes de l’école, les baisses de moyens, la bunkerisation des établissements scolaires, les classes surchargées, l’incapacité de l’école à répondre aux aspirations des élèves, la précarisation des statuts… Le problème n’était plus les différents gouvernements de gauche comme de droite qui font de la baisse des coûts de l’éducation nationale un postulat nécessaire à l’équilibre budgétaire de la locomotive de la construction capitaliste européenne ! Belle aubaine, pour des ministres qui côtoyaient la colère des enseignant-e-s, de passer pour les sauveurs d’une école du xixe siècle, alors qu’ils sont les agresseurs qui mènent une offensive sociale permanente contre les plus pauvres. Tout d’un coup, le problème venait de jeunes filles de 15-16 ans. La prise d’otage en Irak de deux journalistes français (et de leur « chauffeur syrien », sans nom, car certainement trop difficile à prononcer, mais qu’il faut rappeler en ces périodes où le politiquement correct sert à justifier les pires ignominies : ici le racisme), dont on ne connaît pas encore le déroulement exact, a été une autre aubaine pour des acteurs bien différents sur la question de cette loi.
Pour le gouvernement évidement, qui a joué de la méthode Coué dans les médias, affirmant contre vents et marées que la rentrée se passait bien, alors que, dans les bahuts, elle s’est souvent faite sous pression (pression de se déshabiller, pression d’être exclue, pressions de voir une camarade exclue ou déshabillée). La rentrée a été aussi un exercice de défoulement pour certaines et certains. Un proviseur à Strasbourg a ainsi exigé d’une lycéenne qui venait de se dévoiler de crier « Vive la république » avant de rejoindre sa classe. Le maire de Montreuil, Brard, accompagné de quelques intégristes de l’athéisme, a exigé l’exclusion des mères portant le foulard dans les espaces de participation scolaire des parents d’élèves (conseil de classe, sortie scolaire…). Une étudiante en BTS vient d’être exclue, encore à Strasbourg, alors que la loi ne s’applique évidemment qu’aux écoles, collèges et lycées. Effrayante période qui voit ainsi les mêmes personnes protester en 68 contre les lycées casernes et réclamer en 2004, à l’instar de Goupil, la restauration de l’uniforme à l’école.
La prise d’otage en Irak a aussi bénéficié à l’intelligentsia musulmane française. Les frais représentants du Conseil Français du Culte Musulman, l’UOIF en tête, se sont bien empressés de balayer cette histoire de foulard qui les enquiquinait plus qu’autre chose dans leurs désirs de représentativité et de participation aux affaires. Ils ont ainsi été bien contents d’être à la tête du soutien au gouvernement français plutôt que d’être à la tête de sa contestation. Dalil Boubakeur, président du CFCM, s’est même permis, en ces moments-là, d’affirmer que « les musulmans en France n’avaient aucun problème de racisme et d’intégration ». Les exclues de l’école publique, les familles et proches des victimes des meurtres racistes de la police française, les refoulé-es des entretiens d’embauche ou de location de logement apprécieront !
Enfin, les derniers bénéficiaires du traitement médiatique de cette prise d’otage comportent toutes celles et tous ceux qui avaient besoin d’être confortés dans l’idée que les foulards en France venaient d’ailleurs. Comme si ce n’étaient pas de jeunes Françaises, nées en France et tutti quanti. Comme si ce qui se passait en Irak, en Iran ou en Algérie déterminait ce qui se passait en France. Pour ce qui est du collectif Une école pour toutes et tous à Strasbourg où nous militons, nous avons refusé de nous prononcer sur cette prise d’otage dont on ne savait rien. Pourquoi être obligé de se justifier ? Nous n’avons jamais fait de prise d’otage, nous n’avons pas plus de lien avec l’Irak qu’avec le Venezuela ou les îles Kerguelen !

L’AFFAIRE DU FOULARD, C’EST COMME L’AFFAIRE DREYFUS

La première similitude entre l’affaire du foulard à l’école et l’affaire Dreyfus n’est pas encore vérifiée, mais elle est de taille : ce sont deux affaires qui vont durer dans le temps et laisser des traces. La loi du 15 mars n’a rien résolu, elle a juste attisé les braises d’un feu que certains nostalgiques de la France blanche veulent raviver. La seconde similitude est, elle, déjà vérifiée. Tout comme l’affaire Dreyfus avait révélé le profond antisémitisme de la société française du xixesiècle (un juif alsacien est forcement plus soupçonnable qu’un catholique francilien), l’affaire du foulard révèle la profonde islamophobie de la société française du xxie siècle. Il n’y a ici pas assez de place pour expliquer l’ancrage raciste de ce qui nous entoure, mais il est clair que la défaite de l’armée française en Algérie n’est toujours pas digérée et que les élites économiques se satisfont très bien de cette discrimination qui favorise l’exploitation salariale. Les racismes viennent d’en haut, et ce n’est pas par hasard qu’ils perdurent.

Enfin, tout comme l’affaire Dreyfus, l’affaire du foulard à l’école a divisé l’ensemble des corps constitués de la société française. On s’entredéchire sur la question dans les familles, entre les collègues de boulot, dans les organisations politiques, les syndicats… La belle famille libertaire est loin d’être exempte de ces déchirements. Certes des organisations comme la LCR, bien habituées à jouer sur les deux tableaux, croient s’en sortir en participant à la fois aux exclusions et dans les collectifs d’Une école pour toutes et tous. Mais sur de tels sujets, l’histoire et les combats futurs retiendront certainement celles et ceux qui, bien chaussé-e-s, loin des logiques partidaires, savaient ce que le combat anticolonial nécessitait : le courage et la clarté.

L’EXPLOSION DES FEMINISTES EN FRANCE

Mais s’il est un corps constitué de la société française qui a complètement explosé avec le vote puis l’application de la loi du 15 mars, ce sont bien les féministes. Tout d’abord appelées à la rescousse, une bonne partie des femmes, qui avaient fait de leur condition un combat, semblent être tombées dans le panneau. Pour exemple, la pétition de « femmes célèbres », publiée dans Elles, est aujourd’hui reniée par une partie des signataires qui jugent avoir été pressées plus qu’informées. Les nombreux forums internet sont souvent le lieu d’invectives très violentes. D’un côté, il y a un féminisme colonial qui, à l’instar de Caroline Fourest et de Prochoix, a milité pour la loi et aujourd’hui la défend, sur le prétexte que le mouvement féministe a acquis des droits que la présence du foulard en France (en temps que symbole) remet en question. De plus, Prochoix s’est transformé en véritable armée civilisatrice du monde, affirmant que le rôle des féministes occidentales est de favoriser (imposer !) un modèle de femmes émancipées. De l’autre côté, il y a un féminisme d’audace qui, à l’image de Christine Delphy, directrice des Nouvelles Questions Féministes, infatigable militante de la première heure du collectif Une école pour toutes et tous, veut relier les luttes des femmes en dehors des modèles occidentaux. Ce qui enrage une partie des féministes, encourage l’autre partie : l’existence de femmes portant un foulard se revendiquant féministes, affirmant que le droit de ne pas le porter implique le droit de pouvoir le porter. Le foulard n’étant qu’un symbole, il n’est pas plus oppressant que le maquillage et la minijupe : ce qui détermine l’oppression est la condition sociale dans lesquelles la minijupe comme le foulard sont portés.

AFFRONTEMENTS ET CLASHS

Le Forum Social Européen, qui se tenait à Londres, a été le théâtre d’une véritable bouffée d’air pour les opposants à la loi du 15 mars. Lors d’un séminaire intitulé : « Hijab : le droit des femmes de choisir », plus de 800 personnes ont participé à la dénonciation d’une loi raciste. Ce qui a mis hors d’elle la gauche républicaine française, Bernard Cassen en tête, le président d’honneur d’Attac, adepte déclaré de la loi qui, son forfait établi, annonce que « c’est une question qui appartient désormais au passé et qui ne méritait pas un séminaire au FSE ». En tout cas, la presque quasi unanimité de ce séminaire fera date. Voilà la gauche française, républicaine et indivisible rappelée à son histoire, celle de la permanence de ses liens avec le colonialisme et de sa capacité à faire face seule contre tous à son rôle civilisateur : Plus de débat sur le racisme de la loi du 15 mars, plus de débat sur la torture pendant la guerre d’Algérie, pas de débat sur la présence de l’armée française en Côte D’Ivoire etc…

Mais ces adeptes du siècle des lumières optent aussi, quand la raison d’Etat y oblige, pour les heures sombres des censures. Le film « Un racisme à peine voilé » de La Flèche Production, réalisé par Jérôme Host, en est devenu la cible. C’est un film qui donne la parole aux opposant-e-s à la loi dite de la laïcité : femmes voilées, femmes ayant subi l’exclusion, profs, militant-e-s, notamment des collectifs Une école pour toutes et tous. Sorti le premier septembre dernier, le film a déjà été projeté une quarantaine de fois à travers la France, accompagnant ainsi également de nombreuses réunions publiques. Pour l’Union des Familles Laïques (UFAL), la situation est insupportable. Elle a appelé les maires de France à empêcher toute projection dans leur ville. Trois dates qui devaient suivre ont été annulées ou modifiées. L’appel de l’UFAL est abondamment relayé par des sites de fachos. Un organisateur a même porté plainte suite à des menaces de mort. L’UFAL reproche au film fait par des « islamo-gauchistes » d’être un film « pyromane » qui pousserait les « jeunes en manque de repère à agresser leurs professeurs ». La Flèche Production a répondu dans un tract intitulé « La censure est insupportable » (www.laflecheproduction.com). Enfin, clou du spectacle, le journal Le Monde publie un article , « D’anciens militants d’extrême droite se recyclent dans une association familiale laïque », dénonçant l’accueil de l’UFAL fait à d’anciens membres d’Unité Radicale, groupe dissout après que l’un des leurs a tenté de tirer sur Chirac. L’UFAL regroupe une partie du courant nationaliste français de gauche, notamment une bonne partie des dirigeants d’Attac, dont le chef de file n’est autre que Bernard Cassen, ancien conseiller ministériel de Chevènement en 81.

LA GUERRE DES RELIGIONS CONTRE LA GUERRE SOCIALE

Sur le plan international, la loi du 15 mars n’est pas déconnectée de l’ensemble des enjeux. L’accélération des agressions sociales sur toute la planète, dont sont la cible les travailleurs-euses et les chômeurs-euses, a évidemment pour effet d’attiser les conflits sociaux. Les dirigeants de ces basses manœuvres pensent certainement, comme en France, que mieux vaut un entre-déchirement des plus précarisé-e-s plutôt que de se les prendre en pleine face, comme cela devrait avoir lieu. La guerre des religions vaut mieux pour les capitalistes que la guerre sociale. Pourtant, nous ne devons pas nous tromper, le racisme vient d’en haut, et l’agression est blanche.

Jérôme Ch, Strasbourg, 24 novembre.

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