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CA 339 avril 2024

Marseille : casser du sucre sur les mégabits

Pourquoi des datacenters à Marseille ?

dimanche 21 avril 2024, par Courant Alternatif

En 1966, le port de Marseille devient autonome. C’est en cette même année que l’entreprise de sucre Saint Louis, installée dans le XVème arrondissement jusqu’en 2015, décide de construire au sein du port, un gigantesque silo à sucre pour stocker le sucre roux venue des DOM-TOM. Ce bâtiment de 80 mètres de long et 45 de large, avec sa toiture en pointe, fait partie du décor du port depuis cette époque. Il ne passe en effet pas inaperçu au bord de l’A55, l’autoroute urbaine qui longe le port. Abandonné depuis quelques années, le GPMM (Grand port maritime de Marseille) a décidé de le détruire pour réutiliser la zone de plus de 10 000m². Suite à un appel d’offres lancé en 2022, c’est un projet mené par société Digital Realty qui remporte le marché avec un projet de construction de datacenter d’ici 2026. Cette entreprise est leader mondiale du stockage de données et est déjà propriétaire de 3 autres datacenters dans Marseille. Ce nouveau datacenter sera alors le 4ème au sein du grand port autonome, et le 5ème à l’échelle de Marseille. Ce sera aussi le plus grand de tous en termes de superficie. Cette nouvelle construction est l’occasion pour nous de comprendre un peu l’utilité de ces bâtiments géants sur-sécurisés, de voir aussi tout ce qui en découle.


Pourquoi des datacenters à Marseille ?

Même si la presse suit localement l’évolution de ce secteur industriel sur la ville, beaucoup de Marseillais ne savent pas qu’actuellement 17 câbles sous-marins reliant 53 pays et 4,5 milliards de personnes sont rattachés au nœud numérique de Marseille. Ces câbles, dont le 2Africa, le câble sous-marin le plus long du monde avec 45 000 km, reliant 33 pays en Europe, Afrique (via le détroit de Gibraltar) et Moyen-Orient et Asie (via de canal de Suez), arrivent pour la pluspart sur la plage du Prado, au sud de Marseille, pour ensuite être raccordés par voie terrestre à des datacenters sur le port de Fos-Marseille.
Par ailleurs, Marseille, de par sa situation géographique, est connecté à d’autres hubs Internet terrestres européens. Marseille est notamment le point d’arrivée en France du câble chinois qui relie la ville à Singapour en passant par Malte, la côte Est de l’Afrique et le Pakistan.
Marseille deviendrait en 2026 le 5ème hub mondial de données informatique, grâce à la construction de ce 5ème méga datacenter.

Et c'est quoi exactement un datacenter ?

Pour faire simple, quand derrière ton écran d’ordinateur ou de smartphone tu regardes en streaming le dernier match de foot de l’OM, tu échanges des photos via WhatsApp ou même quand tu écoutes en différé l’émission l’Égrégore réalisée par nos camarade de l’OCL de Reims, tu consommes de la donnée informatique (de la DATA) stockée physiquement quelques part dans le monde. Si la consultation d’une émission de radio de l’Égrégore ne représente pas un grand nombre de mégabytes utilisés, la finance dématérialisée, le renseignement ou l’utilisation à très large échelle des « cloud » par les entreprises en consomment beaucoup plus. Il faut donc construire pour cela des géants centres de stockage de données informatiques. Il en faut toujours plus, vu que le volume de données ne cesse d’augmenter chaque année. Bref ce sont des sortes de cartes mémoires immenses ou tout ce qui se passe sur internet est stocké, momentanément ou durablement. Tout est interconnecté, donc pas de datacenter sans câble sous-marin, et de fait pas de télétravail non plus ! Cette industrie de la donnée informatique est un secteur en pleine croissance et un secteur stratégique pour les états et l’industrie. Ce développement extrêmement rapide pose de multiples questions, dont entre autres d’un point de vue purement environnemental ou cette industrie est une réelle aberration écologique... mais pas économique ! En effet, tout comme votre petit ordinateur de bureau nécessite un refroidissement assez consommateur en énergie, ces datacenters doivent obligatoirement être refroidis eux aussi. Ils consomment à la fois une quantité dingue d’énergie et une quantité d’eau douce. Sans parler de l’impact de leurs constructions et de leur durée de vie qui n’est pas encore réellement connue. Pour la consommation en eau, l’industrie s’installe sur le port de Marseille, car circule en sousterrain, le ruisseau Caravelle, busée lors de la construction du port, et dont la température reste constamment autour de 15°c. Idéal pour un refroidissement, au point que l’industrie se targue d’être « écolo » car elle utilise un ruisseau « inutile ». Si on se focalise sur la consommation électrique, dans le cas de Marseille, Digital Realty à un contrat avec RTE surestimé afin d’assurer une surconsommation potentielle. Les micro-coupures d’électricité sont impensables. L’erreur n’est pas possible pour ce type de structure, donc l’entreprise se protège, car si le datacenter est en panne, ses clients, les GAFAM et les Etats principalement, voient leurs échanges de données fortement ralentis ! A l’heure du tout dématérialisé, c’est chose impensable.
A noter par ailleurs, pour situer un peu ce que représente cette industrie en termes de consommation, selon Bernard Genet, ancien syndicaliste et salarié du port, membre de l’association Histoire et mémoire contemporaine du port de Marseille et militant écologiste, la consommation électrique nationale pour l’utilisation des données informatiques (chargement de téléphone portable personnel compris) représente environ 10% de la production électrique nationale.

Une opposition quasi nulle, pour une industrie très discrète et sur-sécurisée

Outre quelques remarques d’élu locaux EELV s’étant inquiétés de la consommation électrique que nous venons d’évoquer, l’opposition est pratiquement nulle. Notons au passage qu’EELV a toujours été un parti partisan de la dématérialisation et du numérique, comme par exemple la suppression des ticket de bus par des pass numérique (et donc de la data) dans les années 2010 (l’exemple de Lille est assez explicite, voir le livre Enfer vert de Tomjo). Ils sont donc assez mal placés lorsque David Cormant soutien avec quelques élus locaux une position officielle afin de « contrôler » la croissance de cette industrie.
Du côté des collectifs militants présents dans la ville, la non plus, peu de fois ce sujet est abordé. Cela s’explique par le fait que cette industrie se fait très discrète et que sa communication, aussi réduite soit elle, est extrêmement contrôlée. Par ailleurs, le militant environnemental d’aujourd’hui est souvent très connecté et sait finalement mieux manier faire le lien entre le cloud de son orga et sa réunion zoom que la critique du capital et celle de l’industrie numérique...

A noter cependant, quelques actions non revendiquées (ce qui parait logique vu la somme colossale en jeu) contre des installations informatiques. Non pas contre les datacenters à proprement parler, mais contre les câbles. Les datacenters sont des structures bien trop surveillées et protégées pour pouvoir tenter quelque chose. Les câbles eux, sont facilement accessibles à qui sait les reconnaître, car ils circulent souvent en parallèle des canalisations urbaines. Un sabotage en octobre 2022 a eu lieu sur un « segment de la fibre backbone qui véhicule l’Internet occidental depuis le nord de l’Europe jusqu’à Marseille [qui] a été sectionné au niveau d’Aix-en-Provence. Selon les premiers éléments d’enquête, il a suffi aux malfaiteurs de soulever le couvercle en fonte d’une chambre télécom creusée sous la chaussée et de tronçonner le fourreau dans lequel passent les câbles remplis de fibres. » En Avril de la même année, c’est autour de Paris que des actions similaires avaient eu lieu. Ces actions symboliques n’entravant pas pour autant la bonne marche d’internet... mais symboliquement elles avaient été d’une grande efficacité car toute la presse s’était fait le relai de cette action...
Enfin, plus loin de chez nous, mais pas tant à l’échelle de l’interconnexion informatique, on a appris par voie de presse ces dernière semaine que les houtis (Yémen) ont coupé un câble de data ! Raison de plus pour sécuriser de manière extrêmement forte les installations stratégiques marseillaises, afin que personne ne puisse s’attaquer à ces infrastructures devenues nécessaires pour entre autres l’ensemble des banques mondiales.

Au bilan

La transformation de la ville de Marseille depuis 1995 avec le projet euro-méditerranéenne, puis euro-méditerranéenne 2 en 2007, visant à raser les quartiers ouvriers du nord longeant le port en quartiers d’affaires avance doucement. La rénovation urbaine de ce secteur se fait évidemment avec son lot de violentes expulsions, expropriations, destructions de friches, etc. Un nouveau quartier de gratte-ciels, immeubles « moderne » pour y faire des bureaux et des logements « de qualité » remplace les usines, les petites maisons ouvrières délabrées et les ruelles pauvres mais vivantes. La progression en parallèle de cette aberration urbaine de l’industrie du data et du numérique semble logique dans une vision de croissance capitaliste et de transformation des activités industrielles du port. Que ce rouleau compresseur du numérique et du tout dématérialisé trouve comme El Dorado la ville de Marseille est un réel pied de nez aux classes populaires et laborieuses qui à Marseille, plus qu’ailleurs, souffrent de plus en plus de la précarité numérique...

Arturo

Sources
https://www.channelnews.fr/le-silo-...;: :text=L’ancien%20silo%20%C3%A0%20sucre,port%20autonome%20de%20la%20ville.
https://madeinmarseille.net/149774-...
https://www.lemondeinformatique.fr/...
https://madeinmarseille.net/151625-...
https://siecledigital.fr/2023/03/06...
https://www.lemagit.fr/actualites/2...

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