Point de vue
jeudi 10 novembre 2011, par
Un texte écrit quelques jours après l’annonce - depuis abandonnée par Papandreou - d’un référendum et beau au milieu de la crise politique institutionnelle du pays, d’un point de vue anticapitaliste et favorable à une démocratie radicale, directe.
Nous sommes (peut-être) tout près de la chute d’un gouvernement oligarchique de plus, et en voyant l’opposition si impatiente de prendre le pouvoir, l’avenir s’annonce tout sauf rose pour la communauté grecque. L’annonce d’un référendum par le Premier ministre a éclaté comme une bombe. Le gouvernement lui-même dit qu’il est temps de solliciter l’avis de l’opinion majoritaire sur la ratification ou non du nouveau contrat de prêt qui avait été convenu avant le versement des fonds de la sixième tranche du Mémorandum.
Mais pourquoi a-t-il décidé d’avoir une telle attitude ? Il serait totalement naïf de croire que, soudainement, il s’est intéressé à “nos droits démocratiques”, après deux ans au cours desquels il s’est appliqué à les enfreindre. C’est le même gouvernement qui, avec son attitude intransigeante, a transformé la Place de la Constitution (Syntagma) en une chambre à gaz en plein air, des gaz lacrymogènes et de nombreux produits chimiques (lancés par police), qui ont envoyé des dizaines de manifestants en sang à l’hôpital, un gouvernement qui exécute fidèlement les ordres de l’extrême droite, en construisant de murs le long du fleuve Evros [frontière avec la Turquie] pour empêcher l’entrée des immigrants, qui ont eu recours au mécanisme destructeur du FMI et la Banque Centrale Européenne, évidemment sans prendre la peine de solliciter l’avis de la majorité. C’est le même gouvernement qui, au lieu de “développement vert” (comme promis avant les élections), a contribué à la dégradation de tous les espaces verts (un exemple révélateur, celui de Keratea, où il s’est accordé avec les entrepreneurs pour la construction d’une décharge illégale, tandis que dans le même temps, il n’hésitait pas à envoyer la police anti-émeute réprimer, par tous moyens, les réactions des citoyens). C’est le même gouvernement qui, avant les élections avait déclaré qu’il réduirait le caractère arbitraire de la police, et après, s’est empressé d’acheter des canons eau et procède actuellement à des nouveaux recrutements dans les corps de répression. Cependant, le gouvernement grec ne représente pas le seul exemple d’autoritarisme et de répression. C’est peut-être le plus “frappant”, mais on trouve des exemples d’oligarchie dans tout le “territoire” européen !
Ce gouvernement semble donc sur le point de s’effondrer à tout moment. Personne ne sait encore ce qui va arriver. Les faits sont en constante évolution. Mais au fil des heures, la frustration soulève de nombreuses questions. Une des questions clés est la suivante : existe-t-il une sortie à cette situation ? Afin de pouvoir donner une réponse, il faut examiner les données, non seulement sur la base de ce qui se passe en Grèce mais aussi en Europe (et si possible au niveau international). Surtout, nous devons examiner le mécanisme de l’UE.
La situation actuelle (au niveau national et européen)
Au cours des derniers 18 mois, depuis que le pays subit la triple tutelle du FMI - BCE - UE, on a noté un appauvrissement de la population par des coupes, sans précédent, dans les salaires et les retraites, la réduction drastique des dépenses sociales (ainsi que dans les investissements publics, pour lesquels s’intéressent tous fans des approches économistes), l’explosion du chômage, la perte de tous droits du travail qui avaient été conquis par des décennies de luttes, et l’effondrement de tous les indicateurs économiques, constituant la donnée la plus importante de la profonde “récession” qui a atteint des niveaux sans précédent dans l’Europe de l’après-guerre.
Cependant, la crise grecque a également un impact international, en raison de l’internationalisation des marchés. « L’euro est en danger à cause des Grecs irresponsables, qui, au lieu de travailler et produire, font des manifestations et ne paient pas leurs impôts » est un cliché que nous entendons souvent dans la bouche de plusieurs dirigeants des autres pays de l’UE et des économistes, qui tentent de diffuser le message bien connu “peuple coupable, pouvoir innocent !” En répondant à la question de savoir si nous, comme citoyens de ce pays, nous sommes responsables de cette situation, sans aucun doute nous disons que oui. Toute tentative de refuser cette responsabilité ressemble à une politique de l’autruche. Mais à la différence des néo-libéraux, qui ont pour seule arme l’éthique de culpabilité et sur cette base, tentent de nous détourner de l’action politique (c’est à dire, selon leur logique, “parce que nous sommes coupables, nous ne devrions pas nous plaindre, nous ne devrions pas manifester“), nous proposons le contraire, en disant que la grande erreur nous avons commise a été l’apathie (la passivité), “le seul terroriste” (comme le dit un slogan peint sur un mur dans le quartier d’Exarcheia). C’est l’apathie qui a conduit à notre tolérance envers les gouvernements corrompus qui ont régné dans ce pays, des gouvernements que nous aurions dû avoir démasqué et renversé il y a de nombreuses années. Bien sûr, les citoyens de tous les pays d’Europe ont fait preuve d’une même ou semblable apathie.
En fait, la particularité de la Grèce, à notre avis, ne réside pas dans la “fraude fiscale massive”. Le fait que le mot “grec” est devenu insultant dans la plupart des pays européens n’a rien à voir avec le manque de productivité [1]. Le facteur clé de la question remonte à décembre 2008 [émeutes consécutives au meurtre du jeune Alexandros Grigoropoulos par un policier], ainsi qu’à la culture anticapitaliste qui s’est enracinée dans la société grecque. Ce qui fait donc trembler les oligarques, derrière tout cela, c’est le rôle des mouvements anticapitalistes qui se sont développé en Grèce ces dernières années
Pour cette raison, nous insistons sur le fait qu’il est temps d’en finir avec l’apathie, si nous voulons vraiment un changement immédiat de la société. Les institutions existantes de l’oligarchie centralisatrice n’ont pas leur place dans une société autonome. Elles sont désormais obsolètes. Dès le premier jour de sa création, on savait que l’Union européenne était réactionnaire. Nous avons cru, toutefois, que notre participation à une institution oligarchique était la seule voie, la seule façon d’obtenir une prospérité, même fictive. Et peut être qu’il en fut ainsi. Maintenant, l’important est de comprendre que si nous voulons vraiment nous appeler des citoyens responsables, nous devons comprendre l’importance de notre participation dans la société, l’importance de décider nous-mêmes de notre avenir commun, et non qu’il soit déterminé par une poignée d’oligarques !
Le mécanisme de l’Union européenne est fondé sur une autorité centrale qui prend très peu en compte les opinions de la population d’un pays particulier. Les organes décisionnels de l’UE (le Conseil, la Commission européenne) ne bénéficient même pas de la légitimation électorale de la part d’un quelconque corps électoral (le Conseil européen se compose des chefs d’État ou de gouvernement des États membres et du Président de la Commission, tandis que les commissaires sont nommés par les gouvernements) alors que les bureaucrates qui les entourent (aussi connus comme eurocrates, et ils sont fiers de cette autodénomination) ne sont pas plus élus directement. Le Parlement européen a un caractère purement consultatif, assesseur. La dégradation de la souveraineté populaire est un fait, non seulement en Grèce mais dans presque tous les pays des 25 membres. Un exemple de violation de la voix du peuple est l’Irlande, où après le rejet du traité de Lisbonne, les citoyens ont dû retourner aux urnes pour donner finalement la bonne réponse “oui”, celle qui naturellement convenait à Bruxelles, comme en 2001 quand ils ont été appelés à voter pour ou contre le traité de Nice (traité sur l’élargissement de l’Union européenne). Les plébiscites sont réalisés en Irlande en raison d’une disposition constitutionnelle qui impose l’avis de l’électorat dans son ensemble sur de telles questions.
Un autre exemple illustratif de la nature antidémocratique de l’Union européenne est la création de l’Eurogendfor (Force européenne de répression des manifestations), qui est chargé d’intervenir sur le territoire de tout État membre et dont une partie de celle-ci, selon certaines sources, est actuellement sur le territoire grec, prêt à “agir” s’il y a un risque de rébellion généralisée.
Les perspectives qui émergent et leurs répercussions
Plusieurs économistes suggèrent le départ du pays de la zone euro et le retour de la drachme [2], en disant que « les politiques du mémorandum vont dégrader définitivement le niveau de vie du pays », que « la faillite est inévitable, et par conséquent, qu’il serait préférable qu’elle se produise maintenant plutôt que lorsque la situation se sera davantage détériorée ». D’autre part, l’opposition est favorable au maintien de la Grèce dans la zone euro, en se insistant sur « les conséquences désastreuses pour notre économie que pourrait avoir nos options eurosceptiques ». Cependant, tous ces scénarios sont basés sur une analyse uniquement “scientifique”, dont les citoyens n’ont qu’une faible compréhension. Ils parlent avec des formules mathématiques et des termes financiers incompréhensibles, qu’évidemment presque personne ne peut comprendre ou utiliser, que ce soit dans la vie quotidienne, au travail ou dans la société !
Les scénarios eurosceptiques, malgré le fait qu’ils expriment une vérité, contiennent un grand risque : la culture d’un terrain adéquat pour l’isolement culturel et la montée du nationalisme. L’extrême droite fait une propagande vulgaire en faveur d’un retour aux vieilles structures de l’État-nation, en proposant souvent les valeurs du conservatisme national. Mais, ce point de vue est aussi cultivé par de nombreux gauchistes qui se référent à la souveraineté populaire, et dans le même temps, parlent d’indépendance nationale. Il est clair que la souveraineté populaire ne peut s’acquérir que si un pays devient indépendant de l’autorité centrale de Bruxelles, mais cela ne signifie pas nécessairement sa démocratisation ! Au contraire, un régime dictatorial pourrait s’emparer du pouvoir, chose que l’Union européenne n’accepte pas. Un exemple typique d’extrême droite eurosceptique est le britannique Nigel Farrange, leader du groupe United Kingdom Independance (UKIP), qui parle continuellement de sortir la Grande-Bretagne de l’UE, uniquement et exclusivement pour que son pays échappe aux pressions du Tribunal des droits humains quand les autorités tentent de limiter l’immigration. Que se passerait-il si l’UKIP remportait les élections en Grande-Bretagne ? Évidemment, nous verrions l’instauration d’un nouvel Etat, comme celui de Metternich, inaccessible aux immigrés. Simultanément, l’euroscepticisme de gauche est en train de cultiver des tendances d’un ethnocentrisme similaire en se référant à l’indépendance nationale, parce qu’elle met en avant l’entité métaphysique de la nation comme le concept central pour le développement d’une évolution politique “idéale”.
Sur cette base (et à partir de ce que nous avons appris à croire), ils nous appellent à nous placer dans un dipôle. Les préjugés de chacun et ses perceptions conduiront au premier ou au deuxième camp. Mais en réalité, il y a plus d’options que Oui ou Non. Ce qui devrait nous préoccuper vraiment, ce n’est pas de rester ou non dans l’UE ou de la zone euro, mais le Oui ou Non à la démocratie. Cela signifie que nous devons voir les choses d’un point de vue purement politique, non capitaliste, parce que les deux tendances – en dépit du fait que la sortie de l’UE est principalement exprimée par le mouvement anticapitaliste – demeurent captives de l’imaginaire : Gouvernance “rationnelle” – Accumulation du capital – Propriété. Pour les eurosceptiques de gauche, le concept d’Etat-nation est utilisé comme une propriété (le pays est en même temps un mécanisme de production). Ainsi, le dilemme n’est pas “Grèce indépendante ou Union européenne”, mais “démocratie ou capitalisme”, ou, plutôt, “autonomie ou barbarie”. Comme nous l’avons indiqué précédemment, le mécanisme de l’UE est à des kilomètres de ce que nous appelons la démocratie. À notre avis, la vraie démocratie se caractérise par l’égale participation au pouvoir de tous les citoyens et non dans la représentation de la société par une oligarchie. Par conséquent, malgré que nous mettions en question l’UE en tant qu’institution, nous ne nous opposons pas à l’union des peuples. Nous devons examiner séparément et de manière distincte les relations de pouvoir entre les leaders des 25 pays et les liens de solidarité que les peuples pourraient développer ensemble. Nous pourrions voir alors la proposition de la démocratie directe comme une nouvelle forme de perspective.
Retour aux assemblées
Les partis politiques, sans exception, ont démontré qu’ils ne sont pas à la hauteur des circonstances (bien sûr, rien de différent n’aurait pu arriver, parce que ce qu’ils espèrent vraiment, c’est de détenir un pouvoir toujours plus concentré et dans chacun de leurs mouvements, ils ne cherchent pas à améliorer la société mais leur propre communication). Si nous voulons vraiment nous appeler citoyens, nous devons nous détacher de ce raisonnement. Nous devons réfléchir au fait de savoir si à chaque fois nous voulons simplement rester dans l’attente d’une élection tous les quatre ans pour exercer notre droit “démocratique”, en balançant un vote de protestation dans la logique du “moindre mal”, ou s’il est préférable d’agir directement, en nous basant sur notre moi social, et créer nous-mêmes les nouvelles institutions de la société, en nous passant de la “transition” vers un “changement de régime” maintenant désuète.
Quand des mouvements sans précédent dans l’histoire de l’“Occident” (ou du capitalisme métropolitain) comme Occupy Wall Street, la grève générale à Oakland (Etats-Unis) – après de nombreuses années – le Occupy LSX à Londres, sèment les graines de l’action anticapitaliste à travers toute la planète, nous n’avons pas le droit moral de rester les bras croisés et d’aller là où l’élite politique et économique veut bien nous conduire. Comme le disait plus poétiquement Dante dans la Divine Comédie, « les places les plus brûlantes de l’enfer sont réservées à ceux qui, durant des temps de crise morale gravissime, ont choisi de rester neutres ». Ce que nous avons besoin de toute urgence en ce moment, c’est de comprendre pourquoi l’action politique directe est importante, en proposant la démocratie directe comme une forme d’institution politique dans le cadre du “projet d’autonomie” et, simultanément, comme un axe fondamental autour duquel se développe l’organisation sociale, l’économie, la vie sous tous ses aspects.
Alors que pendant si longtemps ils ont claironné que les “marchés” ont tendance à s’autoréguler, nous pouvons dire que les sociétés ont également tendance à faire de même. Une société, dans son cadre purement fonctionnel, tend à être produite et à se reproduire, qu’elle soit située dans un quartier pauvre de Caracas ou à Manhattan. La question centrale, par conséquent, n’est pas “s’il existe une solution alternative” (monopole de la pensée et de la pratique), mais à travers cette indétermination des mouvements qui existent et qui peuvent exister, “qu’est-ce que nous choisissons ?”. Voulons-nous vraiment une vie comme celle de Manhattan, où il est possible de consommer sans limites ? Voulons-nous vivre dans un bidonville et, pour notre malheur, devoir consommer à Manhattan ? Ou bien peut-être ne voulons-nous “ni Manhattan, ni bidonvilles” ?
Le temps est venu de penser autrement, d’imaginer que notre vie n’est pas une affaire de faux dilemmes et que notre prospérité n’est en aucune façon liée à des indicateurs économiques. Cela est valide uniquement pour les sociétés dont les principaux éléments de leur échelle de valeurs sont les indicateurs économiques, ou capitalistes/économicistes. Mais les valeurs peuvent changer si l’on imagine d’autres valeurs dont on pense qu’elles sont meilleures, plus rationnelles et plus humaines. Et grâce à cette explosion de notre imagination, nous pourrons créer les conditions d’une autre vie compatible avec cette “autre part” de nos pensées. Évidemment, pour réaliser quelque chose de semblable, nous avons besoin d’un espace. Un espace qui soit public. Et cet espace n’est autre que celui des assemblées démocratiques, où les gens viennent et deviennent des citoyens, en ayant l’occasion de cultiver un réseau d’égalité réelle et effective, constitué et façonné par les relations sociales. Ici, l’action récupère sa signification, puisque le sujet compte comme un être social : il a opté pour décider, et pas simplement pour choisir qui va décider pour lui, comme le font les individus.
On dit que les affamés n’ont rien à craindre... Qu’attendons-nous donc pour organiser nos vies en dehors du modèle capitaliste de la barbarie ? En questionnant tout ce qui s’autodéfinit comme “rationnel”, il devient évident que même la faillite ne peut pas exister, sauf au sein du système capitaliste et de la logique du néolibéralisme. Nous pouvons créer, dès maintenant, des réseaux d’alimentation solidaire, occuper des maisons inhabitées, fonder des écoles qui offriront une éducation pour la vie et non pour la soumission. Il suffit que nous le décidions et passions à la pratique ...
Le 1er novembre 2011
[*] En mai 2011 une enquête laisse apparaître que le travailleur grec travaille en moyenne 2119 heures par an, par rapport aux 1390 heures de l’Allemand, 1554 du Français, 1654 de l’Espagnol, 1719 du Portugais et 1773 de l’Italien. Tout aussi infondée est la perception que les Grecs parviennent à prendre leur retraite plus tôt. L’âge moyen de la retraite est de 61,5 ans, soit très proche de la moyenne européenne et au-dessus des 60 ans des Français et des Italiens.
Source : Autonomy against Barbarisn
[1] Le dénigrement mondial de la Grèce se concentre sur le mot “productivité”. La faible production a placé le pays sur la liste noire des marchés, tout en créant différents types de stéréotypes racistes (« Vous êtes en Grèce, donc vous êtes paresseux »), en confondant la paresse avec le dysfonctionnement des structures de production grecques [*] (et c’est fait pour des raisons évidentes !). C’est vraiment l’un des plus grands problèmes des néolibéraux. L’éthique du travail et la culpabilité qui suit sa logique “rationnelle” écrase toutes les significations de la créativité et de l’expression humaine. L’homme est devenu un animal laborans, dit Hannah Arendt car la vraie signification du travail (comme concept de création) a été perdue du fait qu’il a été identifié avec la production de biens qui ne servent qu’à la consommation. Même la construction d’une maison est, selon elle, un élément du labeur (labor en anglais) et pas du travail (work en anglais). Par conséquent, essayer de suivre la logique du “nous devons devenir un pays productif” (parce que c’est ce que veulent les technocrates et les foules apathiques) est probablement une idée désastreuse. Si tous les pays produisent et consomment comme la Grande-Bretagne ou la France (par exemple), la planète n’en survivrait pas pendant de nombreuses années ...
[2] Monnaie de la Grèce avant l’euro