samedi 16 novembre 2024, par
Le désastre des inondations de Valence n’a rien d’une catastrophe naturelle, mais est étroitement lié aux modes de vie, de travail et d’administration des affaires publiques en régime capitaliste.
Un texte de Miguel Amorós repris du site A las Barricadas.
Le désastre causé par les inondations provoquées par la « gota fría » (« goutte froide ») du 29 octobre dernier, en particulier dans la partie sud de l’aire métropolitaine de Valence (AMV), n’a rien de naturel. Dans la genèse et le développement de la plus grande catastrophe de la région, quatre causes non naturelles ont convergé, qui sont étroitement liées aux modes de vie, de travail et d’administration des affaires publiques en régime capitaliste. La première, d’origine industrielle, est le réchauffement climatique généré par l’émission de gaz à effet de serre des usines, des systèmes de chauffage et des véhicules, provoquant des phénomènes météorologiques extrêmes tels que la d.a.n.a. [depresión aislada en niveles altos / « dépression isolée en haute altitude », NdT]. La deuxième, de nature politique, est l’incompétence coupable des administrations de l’État et de la Communauté autonome, dont la passivité et la négligence irresponsables pourraient être qualifiées d’homicides. La troisième, de nature économique et sociale, est la “suburbanisation” complète de la périphérie agricole de la ville de Valence, c’est-à-dire la conversion des municipalités de la Huerta en une grande banlieue-dortoir et en une aire de zones logistiques, commerciales et industrielles. La quatrième, conséquence de la précédente, est la motorisation généralisée de la population suburbaine, forcée par la séparation absolue que le développementalisme a établie entre les lieux de travail et les lieux de résidence.
Le réchauffement climatique dû à la combustion colossale de carburants fossiles par l’activité industrielle et la circulation automobile a été baptisé « changement climatique » par les dirigeants pour masquer sa nature économique. Le greenwashing qui a donné lieu à l’apparente opposition des élites à la hausse globale des températures a promu un capitalisme « vert » qui n’a que peu d’effet sur les couronnes périphériques des métropoles, façonnées par un urbanisme sauvage et des infrastructures routières enveloppantes qui rendent inopérantes les mesures de « décarbonation » les plus puériles (bornes de recharge électrique, aménagements paysagers, usage du vélo, etc.). Quelle durabilité peut-il y avoir dans des espaces métropolitains par essence insoutenables ?
La racaille dirigeante et la classe politique en général ne sont pas totalement incompétentes dans tous les domaines ; au contraire, elles sont tout à fait capables lorsqu’il s’agit de leurs propres intérêts, clairement sans rapport avec les intérêts de la population qu’ils administrent. La professionnalisation de la gestion du pouvoir a créé des êtres dotés d’une psychologie particulière, très focalisés sur la lutte partisane pour des parcelles d’autorité et avec un manque de sens des réalités si grand qu’il laisse apparaître sans vergogne leur côté le plus crapuleux et le plus fourbe, dévoilant involontairement au public une image de parasites et d’escrocs. Personne ne mérite ce genre de politiciens, pas même ceux qui votent pour eux, mais compte tenu de la façon dont fonctionnent le système de partis et les médias, il ne peut en être autrement.
Actuellement, l’aire métropolitaine de Valence, l’AMV des assassins du territoire, réunit près d’un million de personnes, en majorité des travailleurs, dépassant ainsi la population de la capitale régionale elle-même. Cette concentration de population est un phénomène dynamique, d’origine relativement récente. À partir des années 1960, un triple processus d’industrialisation extensive, d’urbanisation sauvage et de régression agricole s’est enclenché, faisant de la périphérie urbaine un pôle économique majeur, un paradis pour les promoteurs immobiliers et un important gisement d’emplois. Un développementalisme de la pire espèce
Dans le cas présent, les communes de la Horta Sud, qui en 1950 dépassaient à peine les cent mille habitants, aujourd’hui, en 2024, déjà satellisées et prolétarisées, atteignent le demi-million. La seule ville de Torrent compte plus de 90 000 habitants. La région abrite également 27 zones industrielles et trois grands centres commerciaux. Elle est traversée par la rambla de Chiva, ou du Poio, un torrent qui recueille les apports de diverses ravines et toutes sortes de rejets polluants, pour se jeter dans l’Albufera. Il va sans dire que les profits financiers de l’immobilier ont submergé nombre de ces voies d’eau, tandis que les bâtiments, les entrepôts, les rues et même les vergers se répartissaient dans les zones inondables, et que ceux dont la conception était la plus insensée occupaient les bords ou même des parties du lit mal entretenu de la rambla principale, qui recueillait les eaux des communes de la Foya de Buñol. Curieusement, la ville de Valence a été épargnée de l’inondation grâce à la dérivation canalisée du Turia construite à l’époque franquiste, garantissant une division géographique « de classe » que les rocades autoroutières et les corridors du TGV n’ont fait que réaffirmer. D’un côté, la Valence gentrifiée, celle des touristes, des hommes d’affaires et des fonctionnaires, avec les prix de l’immobilier et des loyers qui explosent ; de l’autre, les excroissances métropolitaines dépourvues de services publics efficaces, habitées principalement par des gens modestes et sans grands moyens. En simplifiant : la Valence des classes post-bourgeoises et la non-Valence des classes populaires.
La croissance de l’AMV a révélé des problèmes de connectivité entre les banlieues et le centre, obligeant à une mobilité très faiblement facilitée par les bus, le métro et les trains. En outre, les connexions entre les municipalités sont presque inexistantes. Dans les banlieues, les gens vivent tournés vers la capitale et non vers leurs voisins. Par conséquent, la conversion du travailleur de banlieue en automobiliste frénétique est obligatoire : la voiture est la prothèse nécessaire du prolétariat post-moderne. C’est un instrument de travail dont l’entretien est à sa charge. Ainsi, sur les 2,7 millions de déplacements quotidiens dans l’agglomération, les trois quarts sont effectués en voiture particulière. Le parc automobile est aujourd’hui impressionnant : en 2022, plus d’un million de voitures, camionnettes et camions étaient stationnés sur le territoire de l’AMV, et près de 500 000 d’entre eux l’étaient à Valence même. Entre 50 et 60 véhicules pour cent habitants. Il n’est donc pas étonnant que les voitures soient les engins les plus touchés par la “barrancada” [ravinement] – 44 000 – et que leurs amoncellements un peu partout paraissent si impressionnants.
« Seul le peuple peut sauver le peuple » est un slogan spontané qui s’est imposé dès le début de la tragédie. L’absence totale de réaction administrative avait été heureusement compensée par la présence de milliers de volontaires venus de toute l’Espagne pour accomplir les tâches les plus urgentes : nettoyer la boue et les biens endommagés, écoper les locaux, s’occuper des personnes âgées et des malades, distribuer de l’eau, de la nourriture... Des adolescents de la capitale, des enseignants, des voisins sinistrés, des cuisiniers, des pompiers, des médecins, des infirmières, des groupes de travail improvisés, des cantines, des pharmacies mobiles, des points de distribution, des hébergements et même un hôpital de campagne pour répondre aux urgences du moment. Lorsque l’État a échoué, lorsque la canaille bureaucratique qui a pris de mauvaises décisions esquive ses responsabilités en s’accusant les uns les autres, lorsque les canulars ont inondé les réseaux sociaux, la société civile et les volontaires ont surgi, sans autre motivation que la solidarité et l’empathie avec les sinistrés. Pendant les cinq premiers jours, ils ont survécu sans autre aide que celle-là. Ce qui nous amène à penser qu’à partir du moment où les gens s’auto-organisent et se libèrent des obstacles dans des conditions moins extrêmes, l’État et la classe politique deviennent superflus. Plus personne n’a besoin d’eux. L’horreur, l’inhumanité et la politique brune vont de pair. Même selon les paramètres de vérité propres à la société du spectacle, cette fraternité maléfique est réelle, puisqu’elle est passée à la télévision.
Source A las barricadas
Traduction : JF
NdT : À l’origine, le terme de rambla désigne un cours d’eau irrégulier et intermittent, souvent torrentiel, dépendant étroitement du régime des pluies.